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3.2.1.2.3.2 Le cas particulier de la représentation chiffrée comptable

3.2.2.2 Justification et analyse de ce second éclairage

3.2.2.2.1 L’usage privilégié de la représentation chiffrée désincarne le réel et

donne une vision abstraite et déshumanisée du monde

Nous avons trouvé très peu de références traitant de cet aspect dans le champ des organisations. Berland et al évoquent, à propos des risques de la mesure, une « coupure avec

le terrain » (Berland et al. 2008, p. 168). Fimbel et al. l’illustrent plus significativement dans un article présenté au 6ème congrès du RIODD au Luxembourg en juin 2011 :

« Représentant actuellement 40 % des volumes de la bourse transatlantique, le trading algorithmique réduit les entreprises cotées à des séries de chiffres désincarnés et génère une mise à distance artificielle de l’individu vis-à-vis des conséquences directes et indirectes de ses décisions financières ; en atteste le plongeon (-9 %) de la Bourse de New York le 7 mai 2010 provoqué par une erreur de saisie. Il ne s’agit plus d’individus ni d’entreprises mais de représentations par les seuls indicateurs et flux financiers et comptables. » (Juin 2011, p. 6)

Jorda confirme cet éclairage dans le cadre d’un texte qui décrit le managérialisme :

« Dans la conception gestionnaire des hommes et des actions à entreprendre : Les hommes qu’ils soient salariés, consommateurs ou décideurs politiques, sont appréhendés comme des capitaux ou des ressources dans lesquels il faut investir ou qu’il faut exploiter. Les actions à mener renvoient à l’identification d’écarts chiffrés par rapport à des normes de gestion, écarts qu’il s’agit de réduire en vue de réguler le fonctionnement de l’organisation et de restaurer l’équilibre. » (2009, p. 159).

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Cette phrase illustre l’idée d’un monde déshumanisé, dans lequel les hommes sont des ressources à disposition de l’entreprise, dans laquelle l’action s’effectue dans le sens de données chiffrées. La manipulation des données chiffrées par une identification des écarts, dans l’objectif de les réduire, réifie l’homme et désincarne la réalité.

Ces éclairages ne concernent pas nécessairement le manager, mais les utilisateurs de données chiffrées en général dans l’organisation, dont le manager fait partie, le manager ayant de surcroit la responsabilité du bon fonctionnement de l’organisation dans son ensemble.

Hors de ce champ, trois auteurs ont appuyé cet éclairage, Gori considère que l’usage excessif des chiffres dans notre société, dans le cadre de la « néo-évaluation » conduit à une vision d’un monde abstrait et déshumanisé : « C’est à cette perte d’un monde commun que travaille

la néo-évaluation en propulsant l’humain dans un univers où l’existence est réifiée, quantifiée, faussement objective, sans histoire et sans valeur : elle engendre un monde « mathématisé », toujours plus numérisé » (Abelhauser, Gori, Sauret, 2011, p. 40). Lors d’un débat sur France Inter le 6 janvier 2013, entre Gori, Zarka et Sauron, Gori a explicité sa pensée à ce sujet : « Le monde et l’humain sont considérés comme des stocks, des

ressources », « L’éducation, la santé sont devenus des déficits », et a conclu : « Il faut arrêter

de piloter en regardant le compteur, il faut regarder la route et la route, ça, c’est politique. ».

Les chiffres correspondent au compteur, la réalité à la route, l’usage des chiffres fait écran, isole de la réalité concrète. Hibou établit le même type de constat, allant plutôt dans la direction d’un monde ayant perdu son sens :

« La réduction du politique et du gouvernement des hommes à des indicateurs, des déséquilibres économiques et financiers, des cibles, des objectifs, des balances et des courbes fait perdre l’intérêt mais aussi le sens des actions et des stratégies, alimentant, avec la dépolitisation apparente, l’incompréhension, la désorientation, et donc l’indifférence. » (2012, p. 127).

Elle nous en donne un exemple, nous permettant d’assimiler la perte de sens à une déshumanisation, une désincarnation du monde ainsi construit :

« Le « traitement » de la pauvreté est homogénéisé. L’important n’est pas de mettre en évidence et d’étudier la misère, la pauvreté ou la marginalisation, encore moins de comprendre ses dimensions sociales et politiques mais, à travers une analyse gestionnaire et économiste, à travers des instruments quantifiés, des kits expliqués dans des manuels, des outils de développement, à travers l’établissement de modèles reproductibles, de mettre en place des « programmes », de « tirer » des « leçons »

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d’expériences comparables, d’inciter à appliquer des « recettes », à poursuivre de « bonnes » politiques économiques et à trouver les formules d’une « bonne » gouvernance. » (2012, p. 130).

Enfin, Albert Jacquard écrit, concernant l’amélioration de la santé économique des nations :

« Ils (ceux qui détiennent le pouvoir) ne savent se référer qu’aux critères définis par les

économistes : évolution des prix, niveau de l’endettement, accroissement du PNB par habitant. Dans tous leurs raisonnements, il n’est question que d’argent, jamais d’hommes. »

(1995, p. 84).

Ces trois exemples illustrent un usage de données chiffrées, qui font écran avec une réalité incarnée et concrète, isolant l’individu qui les utilise des conséquences humaines et environnementales de ses actions.

3.2.2.2.2 L’usage privilégié de la représentation chiffrée fait écran devant

l’humain, diminue la conscience de l’autre, désincarne l’interlocuteur.

Dans un contexte plus restreint, l’usage de données chiffrées peut faire écran et éloigner de l’autre, l’interlocuteur ou la partie-prenante, ce qui limite la prise de conscience des conséquences d’actes de gestion ou de management à son égard. Faber nous en fournit un exemple poignant :

« Le père de l’actuel roi du Maroc disait : « le jour où y sera posée la première

pierre d’une maison de retraite, ce pays aura perdu son âme. » C’est pourtant aujourd’hui celles de nos parents les plus fortunés qu’on y construit. Mais si vous avez l’occasion de consulter, comme moi, le tableau de bord mensuel de gestion d’une maison de retraite confiée à un management spécialisé, doté de stock-options pour le compte d’un fonds de private equity, je crois que vous n’y placerez pas vos parents, même si vous en avez les moyens. » (Faber, 2011, p. 212).

Les retraités en tant que personnes, clients, ne semblent pas selon l’auteur, être intégrés comme étant la finalité prioritaire dans les données chiffrés du tableau de bord de gestion et sont oubliés dans les décisions de gestion prises sur la base de ces données. Ils n’existent pas à travers ces données, donc ils n’existent pas pour le gestionnaire manager. L’exemple que nous donne Bernard Colasse, est tout aussi percutant :

« Parce qu’il fait écran devant l’humain et le met à distance, le document comptable

est potentiellement porteur de violences faites à un homme qu’il ignore. Que d’erreurs et de fautes éthiques commises à l’abri des livres de comptes ! Ceux qui,

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pendant la seconde guerre mondiale, facturaient à l’état allemand ou à l’état français les transports ferroviaires vers les camps d’extermination connaissaient-ils l’ « objet » de ces transports ? » (Colasse, 2007, p. 45).

De même celui de Stiglitz :

« Quand ceux dont on est en train de détruire la vie apparaissent comme de simples chiffres, les seuls problèmes de la restructuration sont : qu’est ce qui est légal ? (qu’est-ce que l’établissement gestionnaire a le droit de faire ?) Et : qu’est ce qui maximisera le rendement attendu pour les possesseurs des titres ? » (Stiglitz, 2011, p. 507).

D’après ces trois exemples, l’usage de représentations chiffrées par le manager, occulte l’homme qui se trouve pourtant dans ces trois cas, être celui qui subit les conséquences des actions prises, car, via la représentation chiffrée, le manager n’a pas (ou/et ne souhaite pas avoir) conscience de son existence. La représentation chiffrée, privilégiée dans le monde du business, fait écran ou cache, à l’image d’un bandeau sur les yeux du manager, comme le souligne Faber, dans un paragraphe sur :

« les excès du monde artificiel de la finance et de l’avidité de l’économie de marché » : « Au peloton d’exécution, on bande les yeux de celui qu’on fusille, non

par compassion pour lui mais pour éviter de troubler les soldats qui doivent tirer. En supprimant le regard du condamné, on le déshumanise. » (2011, p. 130).

Pour terminer quant à cet aspect de l’usage des chiffres, qui diminue la conscience de l’autre, Bruno Latour, qui a écrit sur la technique, (pas sur le chiffre, mais nous avons vu notamment grâce aux ouvrages de Ellul, le lien qui peut être établi entre les deux, le chiffre faisant partie des instruments de la technique économique) constate que l’homme a créé et utilise la technique, mais qu’en retour, la technique via ses instruments, dont le chiffre fait partie, fait subir à l’homme, notamment par la création d’un monde déshumanisé :

« à propos de l’abaliété (le fait d’exister par autrui) propre au mode d’existence

technique : il suffit pour s’en convaincre de regarder autour de soi et de commencer à prendre la mesure de ce que la technique a fait subir aux êtres qu’elle se donne pour point de départ. » (2010, p. 24).

Ce constat converge vers celui de Hummel, qui a écrit, plus spécifiquement, sur le triomphe des nombres, cet auteur observe une transformation de notre civilisation, initialement centrée sur l’humain, et désormais centrée sur les nombres : l’homme n’étant plus la mesure de toute chose. (2006, p. 64).

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3.2.2.2.3 L’usage privilégié de la représentation chiffrée par le manager entraine

une diminution de sensibilité, voire d’intérêt, aux conséquences humaines de ses

actes

Les constats de Latour et surtout de Hummel s’appliquent particulièrement au monde des organisations. En effet, Yvon Pesqueux estime, en conclusion d’un chapitre sur le modèle économique de l’organisation : « L’objet de la décision, dans un tel univers, n’est donc pas

l’agent mais la répartition optimale des fonds. (2005, p. 107). De même, De Gaulejac remarque que :

« A la gestion du personnel et des relations sociales se substitue la gestion des

relations humaines. Les effectifs sont considérés comme un coût qu’il convient de réduire par tous les moyens, une « variable d’ajustement » qu’il faut flexibiliser au maximum pour s’adapter aux « exigences du marché ». (2005, p. 27).

Enfin, Hibou observe que :

« Le recours aux indicateurs, aux normes et à toutes ces procédures

dépersonnalisées, met de la distance et crée de l’homogénéité. Mais, ce faisant, ce recours fait perdre le sens de leur action aux « bureaucrates » et disparaître la sensibilité aux cas particuliers et la compréhension singulière de ceux-ci. » (2012, p. 121).

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