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Première partie Revue de littérature

1. Définition des concepts constitutifs de notre question question

1.2 La représentation chiffrée

1.2.1 Le concept de représentation .1 Définition .1 Définition

1.2.2.2 Les spécificités du chiffre D’après Ogien,

« Il existe une multitude de systèmes du chiffre. On peut cependant les regrouper en

deux grands types, selon que le modèle mathématique qu’ils utilisent a, pour reprendre une distinction établie par Giorgio Israël [1999] (in « la mathématisation du réel », Paris, Edition du seuil), une visée descriptive ou une visée de contrôle.

Dans le premier cas (c’est typiquement celui de l’activité scientifique), les modèles mathématiques cherchent à rendre compte de manière objective des faits ou des phénomènes pour en expliquer l’existence et en prédire les effets. Dans le second cas (c’est typiquement celui de l’activité de production industrielle ou administrative), « le but principal de ces modèles n’est pas de décrire la réalité, mais de déterminer un ensemble de règles qu’il faut imposer à la réalité pour la façonner. » (2010, p. 25). Nous retrouvons dans cette définition, la notion de construction de la réalité, liée aux représentations, mais aussi un autre aspect particulier à la notion de chiffre, la notion d’objectivité. Cette notion est soulignée également, de manière ironique toutefois, par Saulnier, qui met en avant, ce qui semble être un des paradoxes propre au chiffre :

« Avoir le bon chiffre (celui du prix de la baguette, du nombre de sous-marins ou du

pourcentage du nucléaire), c’est faire preuve de sa compétence, de sa connaissance du terrain, de son sérieux. Les chiffres ne mentent pas, dit-on. Cette croyance dans la vérité absolue des chiffres et des nombres vient du sémantisme du cardinal : il est monosémique, son sens est transparent, il est objectif –comme l’écrit Frege (1884), si une fleur a quatre feuilles, elle n’en a pas cinq ; il relève ainsi d’une logique du vrai/faux. Cependant, si le cardinal appartient au système (univoque) des

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mathématiques, il appartient aussi au système complexe du discours porté par la subjectivité d’un individu. » (Saulnier, 2012, p. 15).

Ce paradoxe du chiffre, en tant que représentation objective, est parfaitement résumé par Berland et al. « Le chiffre implacable surpasse la rhétorique » (2008, p. 160), qui met en avant le pouvoir du chiffre sur les individus, du fait notamment de la croyance en leur vérité, ce que nous allons appeler le mythe de son objectivité, dans le sens où, nous l’avons vu, une représentation n’est ni vraie, ni neutre, elle est nécessairement construite en fonction d’objectifs ou de besoins et liée au sujet, qui la construit et qui l’utilise. Ce mythe de l’objectivité du chiffre semble être par ailleurs, un mythe relativement récent. En effet, Desrosières explique dans un article sur « l’histoire de la raison statistique » que dans les années 1930,

« les chiffres ne suscitaient pas la confiance, comme le montre le scepticisme de

Keynes, par rapport aussi bien aux évaluations de Colin Clark qu’aux modèles de Tinbergen. Selon les témoins du temps, Keynes faisait plus confiance à son intuition qu’aux chiffres fournis par les statisticiens. Si le chiffre ne lui convenait pas, il le modifiait, et si, par hasard, il en était satisfait, il s’émerveillait : « Tiens, vous avez trouvé le bon chiffre ! » (Témoignage de Tinbergen, rapporté par Patinkin) »

(Desrosières, 2010, p. 387).

De même, Ellul raconte qu’« il fut un temps où l’on se moquait des statistiques parce qu’elles

étaient fausses. » et il attribue le changement vers une confiance envers les statistiques, au fait que les statisticiens « sont plongés dans une « atmosphère statistique » et obéissent à

l’habitude de numération du monde moderne. » (Ellul, 1990, p. 150).

Ellul établit par ailleurs un lien entre ce qu’il appelle « le développement des techniques » et « l’absorption par l’économique de toutes les activités sociales. » (1990, p. 146), que nous avons évoquée dans un paragraphe précédent, ainsi que le développement d’une « tournure

d’esprit scientifique », qui a contribué à valoriser le chiffre et le mythe de son objectivité : « Il est d’ailleurs un autre élément de cette attitude scientifique : ne peut être connu

que ce qui est chiffré, ou tout au moins chiffrable. Pour sortir des soi-disant « arbitraire et subjectivité », pour échapper au jugement éthique ou littéraire, qui sont, comme chacun le sait, négligeables et sans fondement, il faut ramener au chiffre. Que voulez-vous tirer de l’affirmation que l’ouvrier est fatigué ? Au contraire, lorsque la biochimie permet l’étude chiffrée de la fatigabilité, on peut

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enfin tenir compte de cette fatigue, il y a un espoir de réalité et de solution. » (1990, p. 15).

Il résume ainsi ce nouvel état d’esprit :

« En somme, ce qui pouvait être saisi dans l’opinion, par un bon observateur, ou par

un reporter, va maintenant être chiffré et scientifiquement suivi dans toute son évolution. C’est là la grande transformation qui permet d’intégrer l’opinion dans le monde technique et particulièrement dans la technique économique. » (1990, p. 155). Ce nouvel état d’esprit correspond sans doute à ce que Ogien nomme un « mouvement de

rationalisation qui assure le progrès des pays développés » (2010, p. 35). De même, Hibou évoque un « processus de rationalisation », dans les sociétés modernes, qui serait en lien avec la montée du calcul et de l’évaluation, donc de l’usage des chiffres. (Hibou, 2012, p. 21). Par ailleurs, cette auteur souligne une autre particularité de la représentation chiffrée, elle correspond, selon elle, à une abstraction, certes nécessaire à la pensée, mais, dit-elle, il faut avoir conscience du fait, que :

« Les chiffres constituent des indices appauvrissants du réel dans la mesure où ils

sont issus d’un travail d’agrégation (des milliers de mots, de relations, de langages, sont traduits en quelques mots et en quelques catégories d’une nomenclature) qui est simultanément une opération de réduction. Les informations qui sont « derrière » ces chiffres sont beaucoup plus riches, foisonnantes, disparates et non homogènes. Dans ces conditions, employer des chiffres, des indices, est nécessairement une perte d’information. Ce qui ne veut pas dire qu’on peut faire sans ces chiffres et indices, mais qu’il faut être conscient de ce qui est construit (la régularité, l’unicité, la certitude) et de ce qui est ainsi perdu (la diversité, la pluralité, l’ambivalence et l’incertitude) et tenter d’appréhender ce hors champ par d’autres moyens. » (Hibou, 2012, p. 40).

Bernard Py évoque dans ce sens les notes attribuées aux examens :

« On peut statistiquement « décrire » le niveau d’un étudiant, par une dimension :

ses notes à l’examen. Or, la réalité est bien plus complexe : un étudiant ne peut pas être résumé par une note, ou par un ensemble de notes ; il est bien autre chose (heureusement).On dit qu’il ne peut pas être « réduit « à une dimension. Son profil est plus large : il est « pluri » ou multidimensionnel. Ce qui est vrai pour l’étudiant est vrai pour bien des choses que l’on observe dans la réalité. » (Py, 2010, p. 93).

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Pour conclure, la représentation chiffrée est une représentation, mais elle présente, d’après les auteurs mobilisés dans ce paragraphe, des caractéristiques qui lui sont propres, à savoir le mythe de l’objectivité, une survalorisation récente, (en lien avec le développement d’une tournure d’esprit scientifique et d’un mouvement de rationalisation) et une abstraction plus poussée que d’autres représentations, notamment le langage, allant dans le sens d’une simplification voire d’un appauvrissement du réel.

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