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Le mythe de la vérité, de l’objectivité et de la neutralité

Première partie Revue de littérature

1. Définition des concepts constitutifs de notre question question

2.2 Quelles raisons justifient cet usage privilégié, voire excessif ?

2.2.1 Les propriétés attribuées au chiffre ou les mythes du chiffre

2.2.1.1 Le mythe de la vérité, de l’objectivité et de la neutralité

Le chiffre se voit fréquemment attribué un certain nombre de qualificatifs, en lien avec les notions d’objectivité, de neutralité, de rigueur et de vérité. Ainsi Fauré et Gramaccia évoquent

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la vérité : « A première vue, les énoncés comportant des chiffres et des calculs pourraient

satisfaire aux conditions de vérité » (Fauré et Gramaccia, 2006, p. 3), de même Berland et al. « Or, c’est bien connu, « les chiffres ne mentent pas » et imposent les faits comme des

évidences têtues » (2008, p. 159), ou encore Saulnier :

« Les chiffres ne mentent pas, dit-on. Cette croyance dans la vérité absolue des

chiffres et des nombres vient du sémantisme du cardinal : il est monosémique, son sens est transparent, il est objectif –comme l’écrit Frege (1884), si une fleur a quatre feuilles, elle n’en a pas cinq ; il relève ainsi d’une logique du vrai/faux » (2012, p. 15).

Ogien effectue de même un constat plus large « on peut tabler sur le fait que ces trois

propriétés de l’objectivité sont, en règle générale, systématiquement attribuées au chiffre »,

les trois propriétés étant celles d’ « être vrai, neutre et incontestable » (2010, p. 22). Bessire confirme la propriété d’objectivité, non pas du chiffre en lui-même, mais d’une mise en chiffres particulière, traduisant un de ses usages : « La mesure jouit dans nos sociétés

modernes d’un statut privilégié lié à son objectivité » (Bessire, 2005, p. 2). Une autre représentation chiffrée très importante pour l’entreprise, puisqu’elle est à la base notamment du calcul du résultat net et du bénéfice par action, la représentation chiffrée comptable, est aussi fréquemment qualifiée de représentation objective. Selon Colasse,

« La comptabilité peut se définir comme un instrument de modélisation ou de représentation de l’entreprise qui permet à ses dirigeants de rendre des comptes (bilan, compte de résultat, tableau de flux de trésorerie, notes annexes, etc.) sur sa situation et ses réalisations à ses différents partenaires économiques et sociaux, les parties prenantes à son existence, et les aide à prendre leurs décisions la concernant. » (2007, p. 36),

il s’agit donc, hormis les notes annexes, d’une représentation de l’entreprise présentée sous forme de tableaux chiffrés. De même, Capron définit le système comptable, comme constituant

« la base de toute la production de l’information économique dont disposent les

agents économiques : en premier lieu les entreprises, mais, au-delà, tous ceux qui entretiennent des relations contractuelles avec elles et sont donc concernés par leurs situations et leurs résultats » et comme apportant « une forme de représentation des

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Cette représentation est partagée et usuellement considérée comme étant neutre et objective, comme le confirme Gareth Morgan lorsqu’il constate que les comptables se voient souvent comme étant engagés dans une entreprise technique, objective et sans jugement de valeur, de représentation de la réalité telle qu’elle est (1988, p. 477). Nathalie Dagorn et al. citent à ce sujet Stolowy et al., qui relativisent toutefois : « Elle (la comptabilité) représente l’image la

plus objective possible qu’un acteur puisse avoir de l’entreprise.33 » (2013, p. 88).

Il est donc toutefois possible de discerner dans les différents propos des auteurs mobilisés, que les propriétés de vérité, de neutralité et d’objectivité sont effectivement attribuées au chiffre ou à la représentation chiffrée, mais qu’eux-mêmes les réfutent, d’où la notion de mythe de l’objectivité du chiffre, comme s’agissant d’« une représentation traditionnelle idéalisée et parfois fausse ».

En effet, Fauré et Gramaccia utilisent le conditionnel, le complément « à première vue », et évoquent un peu plus loin dans l’article « des apparences objectives » (2006, p. 6). La phrase de Berland et al. est ironique, ce que confirme la suite, dans laquelle ils évoquent une idée reçue. (2008, p. 159), et le fait que la mesure ne peut s’affranchir de la subjectivité :

« La mesure reste liée à l’observateur, collecteur mais aussi utilisateur de

l’information, mesurée en fonction de finalités propres. La valeur de la mesure en gestion dépend largement des individus impliqués par la mesure et ses usages : la multiplication des mesures utiles à la gestion se heurte aux capacités cognitives des décideurs. Enfin, n’oublions pas que la mesure peut être au bout du compte « fausse », non fiable. L’origine de l’information est humaine et les individus peuvent par négligence ou pour satisfaire leurs intérêts, influencer la mesure » (2008, p. 165).

Saulnier évoque non pas la vérité du chiffre mais « une croyance dans la vérité», et confirme l’inévitable subjectivité liée à leur usage : « Cependant, si le cardinal appartient au système

(univoque) des mathématiques, il appartient aussi au système complexe du discours porté par la subjectivité d’un individu. » (Saulnier, 2012, p. 15). Ogien mentionne « l’attitude, le plus

souvent irréfléchie, qui consiste à doter le chiffre (tant que personne ne se demande s’il est vraiment objectif ou pas) de trois propriétés : celles d’être vrai, neutre et incontestable. ». Il considère de ce fait que le chiffre a une valeur sociale, en lien avec la relation qu’il entretient avec le concept d’objectivité (2010, p. 22). Bessire suggère qu’il ne s’agit pas d’une réelle

33 In Stolowy et al. 2003 “la gestion des données comptables: une revue de la littérature” CCA, vol.9, n°1, p. 125-151

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objectivité mais d’un « discours sur la neutralité et l’objectivité », qui fait toutefois que la mesure est très utilisée (2005, p. 7). Stolowy, au lieu d’objectivité, évoque « l’image la plus

objective possible » (in Dagorn et al., 2013, p.88). Colasse constate que « sous la sécheresse

et l’apparente objectivité du chiffre et sous les dehors de l’instrument neutre et impersonnel, la comptabilité pouvait mentir » (2007, p. 5). Capron affirme :

« Il ne peut y avoir de « vérité comptable » parce que la représentation apportée par un système comptable dépend de principes, de normes, de conventions, de règles susceptibles de combinaisons infinis, et, surtout d’être modifiées au gré des exigences des acteurs… » (2005, p. 9).

Morgan ajoute à sa remarque quant au rôle des comptables, qu’en fait, ce sont des constructeurs subjectifs de la réalité, qui présentent et représentent les situations de manière simplifiée et partiale. (1988, p. 477).

D’autres auteurs confirment que les propriétés d’objectivité, de neutralité, de vérité du chiffre ne correspondent qu’à une représentation largement partagée ; ainsi Gori reprend dans ce sens les paroles de Heidegger :

« En somme, comme l’aurait dit Heidegger, « le vrai se dérobe au milieu de toute

cette exactitude », qui prétend cependant constituer la seule voie pour l’atteindre. Mais peu importe, cette exigence de l’information objective qui fait injure à l’art du récit s’inscrit depuis l’origine de la modernité» (Gori, 2011, p. 135). Del Rey écrit à propos des statistiques que : « Sous prétexte d’évaluer objectivement, on

préfère les statistiques chiffrées aux jugements propres aux sciences sociales », (Del Rey, 2013, p. 45), expliquant ainsi l’usage privilégié qui en est fait mais elle ajoute :

« Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, l’objectivité comme suppression de tout

point de vue est donc un leurre. Du reste, les sciences sociales, depuis leur naissance, le reconnaissent et ne prétendent pas obéir à la même rationalité que les sciences de la nature. » (2013, p. 48).

Marchesnay reprend le concept de mythe, à propos de la neutralité des chiffres statistiques et de leurs résultats : « le mythe de la « neutralité » des chiffres, constamment invoqué dans les

modes d’évaluation bureaucratiques, risque de voler en éclat. » (2014, p. 125), concept qu’il justifie par cette phrase : « Y compris dans le domaine des sciences morales et politiques, de

l’homme et de la société, nombreux sont ceux qui pensent qu’il n’y a de scientifique que ce qui est dénombrable et chiffrable. » (2014, p. 127).

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Concernant plus particulièrement la comptabilité, Autret et Galichon ironisent à propos de l’aptitude de la comptabilité à dire le vrai, jugeant que « ce que l’on nomme bénéfice d’un

exercice social est un chiffre arbitraire à l’intérieur d’un domaine limité, inférieurement par la crainte de l’actionnaire, et supérieurement par la crainte de la correctionnelle » (2004, p. 49). Capron évoque, comme plusieurs auteurs, relativement à l’objectivité et à la vérité, la notion de mythe, et fait sienne une citation de Jean Cocteau : « Il y a des mensonges qui disent

la vérité », considérant qu’ « il faut seulement apprendre à relativiser l’information de

première main, à analyser les résultats à les resituer dans leurs contextes. », ce qui nécessite une connaissance de son mode de construction. (Capron, 2006 p. 121). Enfin, Colasse conclut quant à la représentation comptable, mais cette conclusion nous parait tout à fait applicable à la représentation chiffrée au sens large,

« En conclusion de ce chapitre, il apparaît que la représentation comptable ne peut

être et n’est jamais totalement objective. Elle est toujours plus ou moins subjective et véhicule même et inéluctablement les intentions de ceux qui la font, les dirigeants d’entreprise assistés de leurs comptables. L’objet à représenter, l’entreprise, n’est pas un objet réel dans tous ses éléments et il est de ce fait insaisissable ; sa représentation ne peut donc être que construction. » (2007, p. 83).

2.2.1.2 Une réponse à la complexité et à un besoin d’efficacité

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