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Justification et analyse de ce troisième éclairage .1 Courants divers de la littérature dans ce sens

3.2.1.2.3.2 Le cas particulier de la représentation chiffrée comptable

3.2.3.2 Justification et analyse de ce troisième éclairage .1 Courants divers de la littérature dans ce sens

D’autres articles qui ne font pas nécessairement partie du champ des organisations soulignent le fait que l’usage excessif ou prioritaire de la représentation chiffrée limite sous certains aspects, le recours au jugement personnel. Gori considère en particulier, que dans le cadre de la « néo-évaluation », caractérisée par un usage prioritaire de représentations chiffrées, l’individu perd sa capacité de jugement :

« Ces transformations générales de la nature du savoir ont permis de recomposer le champ des savoirs tout autant que celui de l’opinion publique en reléguant à l’arrière-plan l’importance de l’argumentation, de la réfutation et de la pensée critique. Au point que parfois, ce sont les machines qui décident pour les hommes et qui tendent à se substituer au débat politique, non sans exproprier les savants, les artisans, les journalistes et autres professionnels de leur capacité de juger, par la mise en place de systèmes très formels de l’évaluation. ». (Gori, 2011, p. 36).

Il en donne un exemple issu d’un ouvrage de Hannah Arendt39 :

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« A la lecture des mémorandums, des options et des scénarios, à voir la façon dont des projets d’opérations sont affectés de pourcentages de risques et de profits (…) on a parfois l’impression que l’Asie du Sud-Est a été prise en charge par un ordinateur plutôt que par des hommes « responsables des décisions ». Les spécialistes de la solution des problèmes n’appréciaient pas, ils calculaient. » (2011, p. 41).

De même, Ilitch établit un lien entre une croyance en l’objectivité de certaines données, et l’absence de recours au jugement, ce qui rejoint tout à fait notre éclairage :

« Le monde n’est porteur d’aucun message, d’aucune information. Il est ce qu’il est.

Tout message concernant le monde est produit par un organisme vivant qui agit sur lui. Lorsqu’on parle d’informations stockées en dehors de l’organisme humain, on tombe dans un piège sémantique. Les livres et les ordinateurs font partie du monde. Ils fournissent des données lorsqu’un œil est là pour les lire. En confondant le medium avec le message, le réceptacle avec l’information elle-même, les données avec la décision, nous reléguons de façon cavalière le problème du savoir et de la connaissance au point aveugle de notre esprit. », « Intoxiqués par la croyance en un

meilleur avenir, les individus cessent de se fier à leur propre jugement et demandent qu’on leur dise la vérité sur ce qu’ils « savent ». Intoxiqués par la croyance en une meilleure prise des décisions, ils ont du mal à décider tout seuls et bientôt perdent confiance dans leur propre pouvoir de le faire ». (Illitch, 1973, p. 125-126).

Nous avons vu d’autre part, dans le chapitre précédent, qu’il est attribué au chiffre la propriété d’être rassurant. En effet, l’usage du chiffre rassure, en ce sens qu’il permet de réduire l’incertitude et le doute, car notamment, via la mesure, le calcul, le chiffre, il y a possibilité de prévoir. C’est une des raisons pour lesquelles le chiffre est fort utilisé de manière générale. Face à l’incertitude et à la complexité, il y aurait une plus grande confiance du manager, dans le chiffre, que dans son propre jugement, (ce qui rejoint notre éclairage), en raison d’une part de contraintes de temps, et d’autre part, selon Bibard, en raison d’un contexte caractéristique de l’Occident selon lequel l’hypothèse de la maîtrise et du contrôle de la nature par l’homme, domine. (2012, p. 113). Bibard soutient par ailleurs l’idée selon laquelle : « Plus nous

devenons des calculateurs rationnels des risques de l’actions, moins nous savons évoluer sans calcul, sans mesure, sans langage prédéterminé et prédéterminant ou codant. ». (2012, p. 116). Cette idée soutient également notre variable explicative, puisque si l’usage privilégié du

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chiffre implique que l’individu, ne saura plus comment se comporter lorsque la situation ne se prêtera à aucun calcul, il y a en conséquence limitation du recours à son jugement.

Nous n’avons pas trouvé d’autre référence soutenant cet aspect de l’usage du chiffre.

Par ailleurs, outre le fait d’entretenir le sentiment que lui seul peut permettre de gérer l’incertitude et le risque, l’usage du chiffre peut servir de justification à une décision et dédouaner l’individu en charge de cette décision, à ses yeux et aux yeux des autres. Winner illustre très bien ce point, lorsqu’il explique que les économistes estiment que dans les affaires, « c’est finalement le bilan comptable qui décide » (2002, p. 197), ce qui les affranchit de toute justification. De même, Pesqueux donne l’exemple des politiques de réduction des coûts, « au nom de la création de valeur financière », qui vont justifier la réduction des effectifs par des licenciements, comme le prouve ce type de « sortie cynique » : « Je détruis la

vie de la communauté parce que je n’ai pas le choix, même si je n’apprécie pas cela. ». (2005, p. 137). Dans ces deux exemples, l’usage du chiffre correspond à une extériorité qui dédouane, et qui évite de faire appel au propre jugement de l’individu et à sa responsabilité, dont il se décharge.

Bessire exprime très bien dans cette synthèse, les différentes facettes de ce troisième éclairage :

« La focalisation sur la mesure et l’utilisation qui en est faite, le discours sur la

neutralité et l’objectivité de cette mesure s’inscrivent certes, dans des stratégies et des tactiques de dédouanement et/ou de légitimation ; elles remplissent cependant une autre fonction plus pernicieuse : elles permettent d’éviter le choc frontal avec l’épineuse question de la subjectivité et de la pertinence ; fondamentalement, elles occultent la dimension politique de toute décision ou action. » (Bessire, 2005, p. 7). Lorino déplore de même le fait que l’usage du chiffre puisse remplacer le jugement de l’individu : « Le chiffre devrait être regardé comme un déclencheur, un signal, l’invitation à

explorer, mais en aucun cas comme un jugement « prêt-à-l‘emploi ». » (Lorino, 2011, p. 63).

3.2.3.2.2 L’usage privilégié de la représentation chiffrée correspond à une

rationalisation des conduites, visant à exclure toute subjectivité

Cette troisième variable explicative se comprend aussi par la prise en compte de l’existence d’un paradigme du « rationalisme » évoqué au chapitre deux : en effet, l’usage des chiffres s’effectue dans le cadre d’une rationalisation des conduites, liée à une confiance de l’individu

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dans l’expertise, qui se traduit notamment par le fait que le chiffre est considéré comme étant objectif, neutre et incontestable. De Gaulejac le rappelle dans le cadre d’une critique épistémologique des sciences de gestion, il considère qu’un certain nombre de paradigmes fondent les sciences de gestion, parmi lesquels,

« Le paradigme expérimental consiste à considérer que l’objectivation est un gage

de scientificité, donc de vérité. Cela conduit en fait à ce que tout s’organise en fonction d’une rationalité issue de l’expertise. En fait, au lieu de traiter les problèmes en les comprenant, en les discutant, on les traite en instrumentalisant les acteurs de l’entreprise » et « Le paradigme utilitariste ne considère la pensée utile

que dans la mesure où elle est opératoire…. La pensée critique est considérée comme inutile, voire nuisible. Cela favorise le conformisme, la fameuse « pensée unique », le rejet des points de vue qui ne sont pas « dans la ligne » ». (De Gaulejac, 2006, p. 31).

De même, Edgar Morin, dont les propos, dans le cadre d’un échange avec Stéphane Hessel au théâtre des idées d’Avignon, le 19 juillet 2011, ont été recueillis par Nicolas Truong, souligne l’importance prise par la « raison instrumentale, c’est-à-dire une rationalité destructrice

fondée sur le calcul, où la raison est un moyen et non une fin. »

Ellul fournit comme exemple du « comportement rationnel du point du vue économique », le comportement suivant :

« Pour les uns ce sera la planification, la maitrise de l’homme sur les phénomènes

économiques, le calcul qui s’impose à tout, matières premières, heures de travail, prix, quantités produites, évaluation des besoins, accumulation des instruments de production, tout doit être calculé de façon à déterminer volontairement à la fois le rythme et la croissance de l’économie. » (1988, p. 305).

Faber évoque à ce propos « le mur du cartésianisme, du rationnel, du pseudo-scientifique » (2011, p. 32), Gori une « organisation rationnelle des conduites », qui « se trouve

intériorisée », (Abelhauser, Gori, Sauret, 2011, p.49), mais également, une « rationalisation

technique des conduites humaines dans tous les secteurs de l’existence », avec cette précision qui relie explicitement usage du chiffre et rationalisation des conduites : « Au cœur de cette

rationalisation se situe une relation particulière au temps homogénéisé, quantifié, transformé en unités de mesure du travail fourni pour extraire la plus-value et lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit. » (2011, p. 166). Marchesnay justifie de même l’usage du chiffre, dans le cadre d’une attitude qualifiée, non pas de rationnelle, mais de scientifique, en

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lien avec le paradigme expérimental de De Gaulejac : « Y compris dans le domaine des

sciences morales et politiques, de l’homme et de la société, nombreux sont ceux qui pensent qu’il n’y a de scientifique que ce qui est dénombrable et chiffrable. » (2014, p. 127).

Enfin, derrière l’usage des chiffres transparait, en lien avec une rationalisation des conduites, une volonté d’efficacité, comme le souligne Winner :

« Quelle que soit la position choisie, le consensus ambiant impose à toutes les

parties de fonder leurs arguments sur la même prémisse : l’efficacité…. Comme l’expliquait le groupe d’études sur l’énergie nucléaire de la Fondation Ford : « Pour étudier les problèmes énergétiques, on doit d’abord décider si les règles normales de l’économie sont applicables ou non ». Ce groupe avait décidé que oui, l’énergie devait être considérée « comme une variable économique et non pas comme quelque chose qui exige une analyse spécifique. » Une fois cette décision prise, bien sûr, il suffit de mettre kilojoules et kilowatts/heure au numérateur, puis les dollars au dénominateur et de vénérer le résultat de ce calcul comme parole d’évangile. »

(Winner, 2002, p. 93).

Cet exemple illustre clairement l’absence de débat et de réflexion autour des problèmes énergétiques, ce qui est confirmé quelques lignes plus loin par l’auteur : « Mais plutôt que de

toujours choisir comme des moutons le système qui nous met le kilowatt au meilleur prix, peut être devrions-nous demander quel système serait le plus utile dans l’infrastructure technique de la liberté. » (Winner, 2002 p. 99).

L’usage du chiffre correspond donc effectivement à une attitude rationnelle et efficace, qui limite le jugement et la pensée critique, comme le mentionne Lorino :

« N’est-il pas plus simple de contrôler une mesure quantitative et de comparer des

chiffres que de trouver les voies et moyens de construire collectivement, parfois dans

la controverse et le doute, un jugement en situation, prenant en compte une multiplicité complexe d’objectifs et de contraintes ? » (Lorino, 2009, p. 33).

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