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D’une influence gestionnaire à une emprise du chiffre sur le monde

Première partie Revue de littérature

1. Définition des concepts constitutifs de notre question question

2.1. Dans quel contexte, cet usage privilégié s’est-il développé ?

2.1.2 Un usage issu du monde de l’entreprise vers la société dans son ensemble

2.1.2.2 D’une influence gestionnaire à une emprise du chiffre sur le monde

A partir des théories évoquant une influence de la gestion et du management sur la société et le monde en général, un certain nombre d’auteurs ont fait le lien avec une emprise du chiffre sur le monde.

C’est le cas en particulier de Gori, lorsqu’il définit la « néo-évaluation », il s’agit selon lui du « nom de cette nouvelle perte de pensée et de subjectivité des professionnels assujettis à

l’automatisme numérisé, aux nouveaux rapports de production et d’échange découlant du (modèle du) marché financier ». Ce n’est plus tout à fait « l’idéologie gestionnaire » qui est évoquée, mais le monde des organisations, via le capitalisme financier. Selon Gori :

« La néo-évaluation constitue ce rite social de passage de la culture du capitalisme industriel, historiquement daté et qui se termine vers 1975, à une culture du capitalisme financier qui se répand à partir des années 1980. Etendue aujourd’hui à tout domaine, elle triomphe. ».

Ce dernier constate une domination de la logique du marché financier, qui entraine un « monde « mathématisé », toujours plus numérisé » (Abelhauser, Gori et Sauret, 2011, p. 40 et 44). De même, Hibou établit un lien entre le capitalisme financier et l’usage des chiffres, via la bureaucratie :

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« Pour Weber, qui s’oppose ici à Marx, la bureaucratie n’est pas un organisme

parasitaire, elle est un élément nécessaire et fondamental du capitalisme. Elle est caractéristique du processus de rationalisation, de la montée du calcul, de l’écrit et de l’évaluation dans les sociétés modernes. Elle exprime et traduit un besoin de calculabilité et de prévisibilité propre à l’industrie et adopté par le capitalisme en des termes de plus en plus formels et rigoureux ; et elle n’est véritablement établie que lorsque le capitalisme domine la société. » (Hibou, 2012, p. 21).

C’est aussi le cas de Del Rey qui estime : « Avec la naissance du capitalisme se met en place

un mécanisme de sélection et de reconnaissance sociale des capacités individuelles, et de l’effort qui leur est sous-jacent : l’évaluation moderne. ». (Del Rey, 2013, p. 13). L’évaluation est un usage des chiffres particulier, qui serait à relier à la mesure. Il s’agit quoi qu’il soit de l’usage de données chiffrées et de quantification, ainsi qu’en témoigne cet exemple que l’auteur cite quelques pages plus loin

« Quand le capitalisme s’en mêle… (…) « Le travail sera évalué par la quantité de

jours ou d’heures travaillés. Peu importe la nature ou l’intensité de l’effort, peu importe la qualité du travail. Ce qui compte, c’est le temps de travail : temps de l’atelier, de la manufacture, de la fabrique, de l’usine et, plus tard, temps de la chaine de montage, cadences, temps de la production. »» (Del Rey, 2013, p. 16). Ce qui compte ou ce qui est pris en compte dans cet exemple particulier, ne correspond effectivement qu’à des données chiffrées.

Sauret reprend la théorie de l’influence de la gestion sur le monde, qu’il relie, comme les précédents auteurs cités, à une extension de l’usage des représentations chiffrées :

« Primat de l’action, de la mesure, de l’objectivité, de l’utilité, la pensée

gestionnaire est l’incarnation caricaturale de la pensée occidentale. Dans le monde occidental, il convient de penser « distinctement ». La modélisation mathématique et les technologies de l’information s’inscrivent dans une logique fondamentalement binaire A ou B. » (Abelhauser, Gori et Sauret, 2011, p. 58).

Mais il lui associe en outre une autre théorie très en lien avec l’usage des chiffres : l’utilitarisme :

« Dans le même temps naissait l’utilitarisme qui permit de faire tomber dans le giron

de la science économique les relations entre les individus, ramenées à des rapports marchands et comprises comme résultant de l’intérêt de chacun. Cette

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mathématisation du champ social a suscité sa propre anthropologie. Le calcul, l’organisation scientifique du travail, de l’économie et de la société (gestion, management, marketing) a pris la place du Droit, lequel a longtemps régné sur les sciences. » et conclut « Désormais, il faut reconnaître que le calcul (l’évaluation)

est au poste de commande. » (Abelhauser, Gori et Sauret, 2011, p. 86).

D’autres auteurs évoquent l’utilitarisme, comme Boltanski et Chiapello qui le définissent en lien avec le capitalisme financier :

« On peut dire que l’incorporation de l’utilitarisme à l’économie a permis de

considérer comme allant de soi que « tout ce qui est bénéfique pour l’individu l’est pour la société ». Par analogie tout ce qui engendre un profit (donc sert le capitalisme) sert aussi la société »31 .

Autrement dit il va de soi que « la poursuite de l’intérêt individuel sert l’intérêt général ». (1999, p. 48). Cette théorie nous parait tout à fait favorable au développement de l’opportunisme, évoqué au précédent chapitre. De même, Illich évoque « le consensus de la

foi utilitaire » dans notre société qu’il définit comme étant « une société qui définit le bien

comme la satisfaction maximale du plus grand nombre de gens par la plus grande consommation de biens et de services industriels » (1973, p. 30 et 31). Il déplore que dans ce cadre, les moyens, qu’il nomme l’outil ou la machine, se soient changés en fins (1973, p. 33) et alerte contre l’outil qui « manipule l’homme, afin de pouvoir proscrire les instruments et

les institutions qui détruisent le mode de vie convivial ». (1973, p. 34). March déplore dans le même sens, que tout soit ramené à « une maximisation d’utilité, mais telle n’est pas la vie. » (March, 1998, p. 10). Jorda, dans sa définition du managérialisme, précédemment citée, lui avait associé, l’extension de la recherche d’utilité, que nous venons d’évoquer, mais aussi la recherche d’efficacité. (Jorda, 2009, p. 166), cette dernière notion étant associée également par certains auteurs à l’utilitarisme, et à l’usage des chiffres :

« Selon le paradigme utilitariste, chaque acteur cherche à « maximiser ses utilités »,

c’est-à-dire à optimiser le rapport entre les résultats personnels de son action et les ressources qu’il y consacre. La préoccupation d’utilité est aisément concevable dans un univers où les soucis d’efficience et de rentabilité sont constants. Il faut être toujours plus efficace et productif pour survivre. La compétition est considérée comme une donnée « naturelle » à laquelle il faut bien s’adapter. » (De Gaulejac, 2005, p. 54).

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Il nous apparait important à ce stade de rappeler, à la suite de Bourdieu, que « l’accès aux

conduites économiques élémentaires (travail salarié, épargne, crédit, régulation des naissances, etc.) ne va nullement de soi et que l’agent économique dit « rationnel » est le produit de conditions historiques tout à fait particulières. ». Bourdieu illustre ce point à partir de l’exemple de la transformation de la société algérienne, dans les années 1960, qui a pour objet, entre autres, de démontrer la méprise à ce niveau de :

« la théorie économique qui enregistre et ratifie sous le nom de « théorie de l’action

rationnelle », un cas particulier d’habitus économique historiquement situé et daté, sans s’interroger le moins du monde, tant il lui paraît aller de soi, sur les conditions économiques et sociales qui le rendent possible » (Bourdieu, 2003, p. 79).

Selon De Gaulejac en outre, « Le paradigme utilitariste transforme la société en machine à

produire et l’homme en agent au service de la production. L’économie devient la finalité exclusive de la société, participant à la transformation de l’humain en ressource. » (2005, p. 56), ce qui l’amène à évoquer par ailleurs, un paradigme de l’économisme, selon lequel, comme il l’a souligné précédemment : « ce n’est plus l’entreprise qui est une ressource de

l’humain, un moyen pour développer la société, c’est la société qui doit se mobiliser pour se mettre au service de l’économie ». (2006, p. 31). Dans ce cadre, De Gaulejac considère que l’humain est une ressource pour l’entreprise (2005, p. 55), rappelant la « théorie du capital

humain » de Gary Becker, économiste américain, théorie citée de manière très critique dans l’article de Marchesnay, précédemment mobilisé, et qui traite de la « valeur marchande d’un

individu », selon laquelle,

« Il existe, comme pour une machine, deux modes d’évaluation d’un individu : soit la somme actualisée des dépenses passées, d’abord pour son éducation au sens large (incluant l’expérience professionnelle accumulée), ensuite pour son entretien ; soit la somme actualisée des « revenus futurs » qu’il est censé pouvoir accumuler, compte tenu de ses perspectives de carrière. » (Marchesnay, 2014, p. 121).

Cette approche illustre particulièrement bien les liens entre théorie économique « orthodoxe » selon Marchesnay ainsi que paradigme de l’économisme dans le cadre d’une idéologie gestionnaire selon De Gaulejac, et usage privilégié voire excessif des chiffres étendu à la société dans son ensemble.

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Ce paradigme de l’économisme, et son lien avec l’évaluation et la quantification, est souligné également par Winner, dans le cadre de la société. Winner soulignant plus particulièrement la notion d’évaluation monétaire et son usage :

« En somme, la fonction caractéristique des économistes dans les débats

environnementaux est de nous ramener au « monde réel », celui des dollars. C’est une très bonne chose, admettent-ils, de proclamer la valeur intrinsèque des rivières sauvages, des forêts, des marécages, des espèces menacées, etc., mais parfaitement inutile tant qu’on n’est pas disposé à soutenir ces valeurs, par de vrais incitations économiques. Les analyses des économistes peuvent nous aider à faire un choix lorsque sont en danger deux, ou plusieurs, des valeurs environnementales que nous voulons défendre et que, par exemple, toutes ne peuvent être protégées ou préservées à la fois. Ils font apparaitre la nécessité de mesures publiques pour établir la valeur monétaire des choses. Mais ils pensent que dans les affaires d’environnement, comme dans finalement les affaires tout court, c’est finalement le bilan comptable qui décide. ». (Winner, 2002, p. 197).

Baudrillard déplore lui aussi ce pouvoir de la représentation chiffrée comptable, issu du paradigme de l’économisme, et prend notamment comme exemple, celui de

« La comptabilisation de la croissance ou la mystique du P.N.B. Nous parlons là du

plus extraordinaire bluff collectif des sociétés modernes. D’une opération de « magie blanche » sur les chiffres, qui cache en réalité une magie noire d’envoutement collectif. Nous parlons de la gymnastique absurde des illusions comptables, des comptabilités nationales. Rien n’entre là que les facteurs visibles et mesurables selon les critères de la rationalité économique –tel est le principe de cette magie. »

(Baudrillard, 1970, p. 45).

Baudrillard dénonce dans ce cadre, le « mythe de la productivité », mais surtout, une « obsession collective consignée dans les livres de comptes », une « algèbre mythique des

comptabilités », correspondant à « la vérité du système économico-politique des sociétés de

croissance », « l’addition magique » des chiffres (1970, p. 46), mais aussi le fait que l’individu « devient unité de calcul et entre de lui-même dans un plan-calcul sociométrique

(ou politique) » (1970, p. 272). Il confirme ainsi une invasion de la donnée chiffrée issue du monde économique et de sa rationalité, et mentionne, ainsi que d’autres auteurs précédemment cités, comme Hibou (2012, p. 21) et Pesqueux (2012, p. 30), notamment dans la définition que nous avons retenue du manager), le dernier paradigme que nous souhaitons

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aborder, à la suite et en lien avec le managérialisme, l’utilitarisme, et l’économisme : le rationalisme, que Gori précise ainsi :

« La dévalorisation incessante du savoir narratif au profit d’une rationalité

technique a constitué la signature de l’occident depuis le début. Mais jamais autant qu’avec la naissance et le développement du capitalisme, cette forme de rationalité ne s’est imposée pour commander les conduites et civiliser les mœurs » (Abelhauser, Gori et Sauret, 2011, p. 166).

Gori constate par ailleurs, à propos des dispositifs d’évaluation que :

« On est passé progressivement de l’exigence de rendre des comptes pour justifier les investissements financiers de la société dans certains secteurs, comme ceux de la santé, de l’éducation ou de la recherche, à la transformation de ces secteurs et du paysage de leurs institutions par la violence symbolique et matérielle d’une nouvelle culture réduisant la valeur à une forme de rationalité, celle du droit et des affaires- qu’à la suite de Max Weber je nomme pratico-formelle. » (Abelhauser, Gori et Sauret, 2011, p. 168).

Max Weber a effectivement, d’après Gori, montré « qu’en Occident, l’ « idéal type » de la

raison se fabrique à partir des formes de rationalité formelles, pratiques et théoriques aux dépens de la rationalité substantielle, c’est-à-dire celle de l’éthique32. ». Ceci permet à Gori de conclure que « la néo-évaluation appartient selon moi, de pied en cap- dans sa nature et sa

fonction- à ce dispositif d’évidement des valeurs éthiques dans le lien social par une rationalité pratico-formelle qui s’installe ainsi dans le vide qu’elle a fabriqué. » (2011, p. 170 et 171). Le lien est ainsi établi par Gori, entre l’usage prioritaire, voire excessif des données chiffrées et notamment concernant ses ouvrages, du processus d’évaluation et le rationalisme économique, qu’il précise comme correspondant à une rationalité dite « pratico formelle ». De Gaulejac confirme ce lien :

« Dans le monde de la rationalité formelle, toutes les variables non mesurables sont

d’abord mises de côté, puis, de fait, éliminées. » (2005, p. 48) et l’explicite clairement « Dans cette logique de pensée, on exclut de l’analyse tout ce qui est

considéré comme irrationnel, parce que non objectivable, non mesurable, non calculable. Les registres affectifs, émotionnels, imaginaires et subjectifs sont considérés comme non fiables et non pertinents. A la limite, ils n’existent pas parce qu’on ne sait pas les saisir, les analyser ou les traduire en chiffres. » (2005, p. 49).

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Il nomme cette rationalité « la rationalité instrumentale » comme correspondant à celle « qui

tend à considérer comme irrationnel tout ce qui ne rentre pas dans sa logique. », et met en avant un paradigme expérimental dans lequel la rationalité instrumentale domine. (2005, p. 54).

Ellul, dans un autre registre, puisqu’il relie la représentation chiffrée au phénomène technique, via notamment l’objectif de rendement (Ellul, 1990, p. 77) considère lui aussi que la rationalité en est un des caractères essentiels : « Sous quelque aspect que l’on prenne la

technique, dans quelque domaine qu’on l’applique, on se trouve en présence d’un processus rationnel. Elle tend à soumettre au mécanisme ce qui appartient à la spontanéité ou à l’irrationnel. » (Ellul, 1990, p. 73). Il développe dans ce même ouvrage l’invasion des chiffres, qu’il relie plus particulièrement à la technique économique déjà évoquée :

« En somme, ce qui pouvait être saisi dans l’opinion, par un bon observateur, ou par

un reporter, va maintenant être chiffré et scientifiquement suivi dans toute son évolution. C’est là la grande transformation qui permet d’intégrer l’opinion dans le monde technique et particulièrement dans la technique économique. Le caractère du système est en effet, d’obtenir des chiffres, donc de faire rentrer dans le domaine statistique ce qui n’était jusqu’alors qu’appréciations sans mesures. Il conduit à séparer ce qui est chiffrable de ce qui ne l’est pas. Ce qui n’est pas chiffrable, soit parce que telle qualité échappe à la numération, soit parce que la quantité est négligeable, sera écarté, éliminé de l’ensemble. (Ellul, 1990, p. 155).

De même, dans un précédent ouvrage datant de 1988, Ellul interrogeait le fait que la technique puisse entrainer l’économie « dans un univers d’abstraction, de terres inconnues, et

de délires chiffrés ». (Ellul, 1988, p. 465).

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