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Des managers encouragés à la quête de profit personnel

Première partie Revue de littérature

1. Définition des concepts constitutifs de notre question question

1.1 La déresponsabilisation du manager

1.1.3 Constats d’une déresponsabilisation du manager

1.1.3.2 Un contexte de déresponsabilisation souligné et déploré par la littérature

1.1.3.2.2 Des managers encouragés à la quête de profit personnel

Par ailleurs, cette priorité faite à l’actionnaire peut avoir, notamment dans les grandes entreprises, dont il est surtout question depuis le début de cette section, une incidence sur la rémunération des managers ou des dirigeants. Stiglitz constate en effet que le salaire des dirigeants dépend, dans ce cadre, du cours de l’action et non de profits à long terme pour l’entreprise, ce qui va avoir pour conséquence qu’ils vont tenter de faire monter ce cours de l’action, et par là même leur propre rémunération. (Stiglitz, 2011, p. 60). Colasse fait le même constat, lorsqu’il évoque le cadre conceptuel de l’International Accounting Standards Board :

« Focalisé sur les besoins d’information des investisseurs, il est le support d’une vision court termiste et boursière de l’entreprise qui tend à s’imposer à ses dirigeants, via en particulier des systèmes de rémunération comme les stocks option qui lient étroitement leur rémunération à ceux des actionnaires investisseurs »

(Colasse, 2011, p. 161).

Afin d’inciter les dirigeants et les managers à travailler dans le sens des investisseurs, leurs rémunérations sont donc liées à cet objectif, ceci ne pouvant que les encourager à agir dans leur propre intérêt et à négliger de ce fait l’ensemble des parties prenantes, le projet d’entreprise à long terme et plus généralement « l’autre », dans une visée éthique. Stiglitz évoque dans ce cadre « un déficit moral », expression soulignée par Fimbel et Karyotis (2011, p. 7),

« On a beaucoup écrit sur les risques démentiels qu’a pris le secteur financier, sur les ravages que les institutions financières ont infligés à l’économie et sur les déficits budgétaires qui en ont résulté : on a trop peu écrit sur le « déficit moral » implicite, qui est apparu au grand jour- un déficit encore plus grand que l’autre, et plus difficile à corriger. Si l’inlassable quête des profits et l’exaltation de l’intérêt personnel n’ont pas créé la prospérité espérée, elles ont contribué à créer le déficit moral » (Stiglitz, 2011, p. 486).

et souligne, ainsi que l’indique le titre de son ouvrage, un « triomphe de la cupidité ». Fimbel et al. donnent un certain nombre d’exemples de cette cupidité, qu’ils associent clairement à une déresponsabilisation des managers :

« Si les exemples de cette cupidité exacerbée par le court-termisme sont nombreux, la déresponsabilisation qui lui est associée est criante dans les pratiques de gouvernance de nombreuses entreprises (citons les jetons de présence qui

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indemnisaient les membres assidus des conseils d’administration des entreprises, et qui sont aujourd’hui des revenus à part entière d’administrateurs exonérés de la seule et pourtant légère obligation de présence). » (Fimbel et al. 2011, p. 91).

Ce « triomphe de la cupidité », et la déresponsabilisation qui lui est associée, sont de même largement soulignés par plusieurs auteurs, ainsi notamment Pesqueux, en conclusion d’un chapitre sur le modèle économique de l’organisation :

« L’objet de la décision, dans un tel univers, n’est donc pas l’agent mais la

répartition optimale des fonds. Là encore, la psychologie de l’agent est réduite à la quête d’un revenu et conduit à la figure d’un monde où la rapine et la cupidité servent de fondement. » (2005, p. 107),

ou encore Faber (2011, p. 71), à propos de Wall Street :

« Tout va bien, rien n’a changé. Greed : l’âpreté au gain, sans limite, continue de

faire tourner la finance. Là, plus que partout ailleurs, l’argent rend fous ceux qui le servent. Et la finance leur a conféré un pouvoir aujourd’hui dangereux pour le reste du monde. L’économie de marché serait-elle vouée à être laissée aux mains d’irresponsables ? ».

Ces dernières remarques, postérieures aux dérives récentes du monde des organisations, mettent clairement en cause le capitalisme financier et l’économie de marché. Boltanski et Chiapello avaient souligné ce point dès 1999, dans le cadre de sources d’indignation ou de critique du capitalisme, en mettant en avant parmi quatre sources d’indignation, le point suivant : « Le capitalisme, source d’opportunisme et d’égoïsme qui, en favorisant les seuls

intérêts particuliers, se révèle destructeurs des liens sociaux et des solidarités communautaires, particulièrement des solidarités minimales entre riches et pauvres. »

(Boltanski et Chiapello, 1999, p. 82). Pourtant, cet opportunisme et cet égoïsme, qui vont de pair avec la poursuite d’intérêts individuels, sont censés, dans une perspective utilitariste, servir l’intérêt général, ce qui par analogie implique « tout ce qui engendre un profit (donc

sert le capitalisme) sert aussi la société » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 48 in Heilbroner « Le capitalisme, nature et logique », Paris, Economica 1986), ce que réfutent les auteurs considérant que cette « vulgate permet d’associer assez étroitement et de façon suffisamment

vague, profit individuel (ou local) et bénéfice global, pour contourner l’exigence de justification des actions qui concourent à l’accumulation » (1999, p. 48). Outre la perspective utilitariste, une autre perspective liée au « culte de la performance individuelle », entraine l’individu, selon Boltanski et Chiapello, dans le sens de la réalisation du profit capitaliste

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(1999, p. 291). Est-il possible dès lors de faire un lien entre ce « culte de la performance

individuelle » et une « montée de l’individualisme », considérée par les auteurs, comme probable au cours des quinze dernières années (donc depuis les années 80 environ) et liée à « la déconstruction des ensembles (classes, entreprises, syndicats, partis, mais aussi d’une

autre façon, églises ou écoles (sur lesquels reposait la capacité des personnes à s’inscrire dans des perspectives collectives et à poursuivre des biens reconnus comme communs. »

(1999, p. 634) ? Ce lien n’est pas évident, car, à propos d’individualisme, le sociologue Ehrenberg rappelle, dans un ouvrage traitant de l’affaiblissement des liens sociaux, en relation avec les transformations de l’entreprise et du capitalisme que :

« Le problème avec l’individualisme, c’est qu’il faut toujours en revenir aux

rudiments car on prononce le mot comme s’il s’agissait de quelque chose d’individuel, alors qu’il s’agit d’un esprit commun. En 1898, Durkheim écrit qu’il faut arrêter de confondre individualisme avec égoïsme (comme Tocqueville le souligne déjà en 1840) ou utilitarisme : « L’individualisme (…), c’est la glorification non du moi, mais de l’individu en général. Il a pour ressort non l’égoïsme, mais la sympathie pour tout ce qui est homme. » (Ehrenberg, 2012, p. 417).

Par ailleurs, Boudon, s’appuyant sur la pensée de Durkheim, démontre dans un article de 2002, que :

« L’individualisme ne commence nulle part » : « cela veut dire que l’individu a

toujours en tant que tel représenté le point de référence privilégié, sinon unique, voire obligé, à partir duquel il est possible de juger de la pertinence des normes ou de la légitimité des institutions » (Boudon, 2002, p. 39).

Et ce qui se développe, dans la société occidentale, à partir du XIVe siècle, ce n’est pas l’individualisme, mais « les institutions permettant à l’individualisme de se manifester ». (Boudon, 2002, p. 41). Boudon démontre que Weber exprime quasiment la même pensée que Durkheim à ce niveau :

« il s’agit de traiter tous les individus comme des personnes et qu’une condition

nécessaire pour qu’ils soient traités comme des personnes est qu’ils soient traités comme des citoyens. La réalisation de cette idée, ajoute Weber, était appelée à dominer toute l’histoire de l’Occident. » (Boudon, 2002, p. 99).

La montée de l’individualisme n’est donc pas en lien avec ce qui semble plutôt correspondre, à une montée de l’égoïsme, de l’opportunisme et d’un déficit moral des managers, encouragés par l’appât du gain, généré notamment par le contexte et le fonctionnement du capitalisme

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financier, qui nous parait effectivement un contexte favorable à une déresponsabilisation des managers.

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