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Dans le cadre des exemples permettant d’appuyer la thèse d’une réalité reconfigurée par l’usage des chiffres, De Gaulejac a fourni l’exemple de la gestion, dont il a souligné par ailleurs le « caractère idéologique », dissimulant une « domination d’un système économique

qui légitime le profit comme finalité. » (2005, p. 46). Nous retrouvons chez Baudrillard la notion de prise en compte pour le calcul de la croissance, des « facteurs visibles et mesurables

selon les critères de la rationalité économique » (1970, p. 45). Ces remarques rappellent les paradigmes mis en évidence au chapitre précédent, à savoir en particulier, le managérialisme,

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l’idéologie gestionnaire, l’utilitarisme et l’économisme, qui nous ont permis d’expliquer l’emprise du chiffre sur la société en général. L’usage du chiffre dans la société serait en effet issu, d’après plusieurs auteurs mobilisés d’une domination du monde de l’économie et de la finance, il apparait cohérent à ce titre, que le chiffre légitime une représentation de la réalité dans lesquelles les valeurs de la gestion et du capitalisme financier dominent. Nous en avons trouvé plusieurs illustrations dans un article intitulé « Anonymat et irresponsabilité », de Finance & Bien commun, les auteurs évoquent par exemple, « une conception complètement

utilitariste de la rémunération du capital prêté », adoptée par un penseur économique, Turgot, qui fut un des premiers à proposer une déconnection entre la finance et l’activité de l’entreprise. Cet exemple illustre tout à fait l’idée selon laquelle, l’usage du chiffre amène à ne considérer que ce qui est chiffré et donc en phase ici avec les valeurs du monde de la finance : « le prêteur n’est soucieux que de deux choses, sa rémunération ou l’intérêt qu’il touche, et la

sureté de son capital. Il ne s’inquiète pas de l’usage fait par l’acheteur de la denrée (l’argent) qu’il met à sa disposition. » (2005, p. 117). Ces auteurs évoquent de même le fait que :

« la finance impose bien souvent sa logique contre le projet de l’entrepreneur qui

avait une idée, un désir de création. Elle doit satisfaire d’abord les actionnaires et les prêteurs de capitaux avant de réaliser son projet. Le court terme l’emporte sur la vie d’un projet…. » (2005, p. 118).

Ils expliquent que la méthode pour atteindre cet objectif correspond à fixer un objectif chiffré à atteindre à l’entrepreneur ou au dirigeant par le placeur, soit sous menace de sanction, soit par l’octroi d’une rémunération, en lien avec cet objectif. La méthode correspond donc à l’usage du chiffre et à la seule considération chiffrée. Baudrillard illustre également cette domination des valeurs de la finance, en considérant notamment, qu’il y a de ce fait confusion entre la notion de progrès social, et « ce qui est progrès du système capitaliste –c’est-à-dire

transformation progressive de toutes les valeurs concrètes et naturelles en formes productives, c’est-à-dire en sources :

1) de profit économique

2) de privilège social » (1970, p. 75).

Del Rey confirme de même ce rôle de l’usage du chiffre :

« L’évaluation porte avant tout sur la dimension économique au sens aussi de

l’exigence diffuse et obsessionnelle de « faire remonter » des informations sur les « économies faites », la « plus-value », la « compétitivité », la « performance » : en

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un mot, l’exigence de rendre des comptes à un pouvoir perçu comme essentiellement économique ». (Del Rey, 2013, p. 44).

Elle constate que de ce fait, « L’individu se discipline alors de lui-même, « librement », en

quelque sorte, parce que son désir est formaté par la logique économique de l’entreprise. »

(2013, p. 60).

L’usage du chiffre s’est donc amplifié via l’encastrement de la société dans l’économie, elle-même encastrée dans la finance et en retour, cet usage légitime une représentation de la réalité dans laquelle les valeurs de la gestion et du capitalisme financier dominent.

Dans le cadre de l’organisation, nous avons souligné au premier chapitre de notre thèse, et dans certains des précédents exemples que « ce sont les modalités de fonctionnement des

marchés financiers qui sont considérés comme la référence légitime des actes des dirigeants »

(Pesqueux, 2005, p. 138), ce constat traduisant une domination du monde de la finance sur l’économie. Par ailleurs, les auteurs qui ont souligné le fait que, ce qui ce n’est pas quantifié, disparait, ont mis en évidence le fait que ce qui est prioritairement valorisé de fait, correspond aux chiffres monétarisés liés à la performance financière de l’entreprise.

Pesqueux précise dans ce sens que :

« La mise en exergue des indicateurs de nature financière va donc mener à valoriser

toute action de nature à renforcer la rentabilité et à sacrifier, en quelque sorte à des visions à court terme, les logiques de processus dont l’horizon est celui de la durée. En d’autres termes, la référence à de tels indicateurs conduit les dirigeants à oublier d’investir et à plutôt multiplier les restructurations et les acquisitions externes, qui seront à leur tour restructurées pour continuer à créer de la valeur financière au lieu de gérer une croissance interne soumise au risque. » (2005, p. 135).

Il met ainsi en avant le fait que l’usage des chiffres dans les organisations permet de rendre prioritaire la rentabilité à court terme pour l’actionnaire, ce à quoi, il ajoute : « Les politiques

de réduction des coûts achèvent ce processus, le plus souvent, par la réduction des effectifs titulaires d’emplois stables et conduit alors à une sorte « d’autolicenciement » au nom de la création de valeur financière. (2005, p. 137) et conclut : « Les logiques ainsi mentionnées

illustrent l’existence d’un modèle de l’entreprise comme étant quasi exclusivement support de profit et non communauté humaine, ce qui conduit, en retour, à la création de la réalité d’une telle vision ». (2005, p. 138). De Gaulejac établit le même type de constat :

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« Auparavant, il fallait être bon, sortir des produits de qualité, pour être compétitif

sur un marché conçu selon les termes de l’offre et de la demande. Maintenant l’entreprise est elle-même devenue un produit financier dont la valeur est quotidiennement évaluée à l’aune des marchés. Cette logique du profit immédiat a de multiples conséquences : publication des résultats selon un rythme très soutenu (trimestriel a minima et non plus annuel) ; politique d’information auprès des analystes financiers qui pénalisent les stratégies à long terme au profit d’une rentabilité immédiate ; recherche de gains de productivité à court terme au détriment des investissements sur des cycles longs ; pression du chiffre et des outils de mesure au détriment d’une réflexion sur les processus, les modes d’organisation et les problèmes humains. » (2005, p. 28).

Il explique ce constat par le « caractère idéologique de la gestion » ce que les gestionnaires ou les ingénieurs auraient tendance à oublier. (2006, p. 31), car « Les sciences de gestion, au

départ, devaient être des outils de compréhension du monde de l’entreprise. Or, au menu, on a des outils normatifs sous prétexte de dire : » « voilà comment il faut fonctionner pour bien fonctionner. » » (De Gaulejac, 2006, p. 31). Les chiffres font partie des outils des sciences de gestion et selon l’auteur, « Ce sont devenus des outils idéologiques, c'est-à-dire qui véhiculent

une représentation du monde », ce qui implique : « Au lieu de considérer l’entreprise comme

une communauté humaine, la « théologie gestionnaire » tente de mettre la société au service d’une certaine conception de l’économie et du développement économique. » (2006, p. 31). De Gaulejac conclut par une critique épistémologique des sciences de gestion :

« Au niveau épistémologique, ma critique porte sur les paradigmes qui fondent les

sciences de gestion :

- Le paradigme objectiviste traduit la réalité en ratios, en indicateurs, en équation…

Il donne la primauté au calcul sur tout autre langage pour gérer les entreprises. Derrière la primauté du calcul, c’est la rentabilité financière qui domine ;

- Le dernier paradigme, c’est celui de l’économisme…, ce n’est plus l’entreprise qui

est une ressource de l’humain, un moyen pour développer la société, c’est la société qui doit se mobiliser pour se mettre au service de l’économie ». (2006, p. 31).

De Gaulejac rejoint sur ce dernier point Pesqueux, et considère donc que la priorité faite à l’usage du chiffre, via le calcul favorise et légitime une représentation de la réalité dans laquelle les « valeurs » du capitalisme financier dominent, et notamment la rentabilité à CT

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pour l’actionnaire, cette théorie est partagée par Porter qui estime également, dans un autre contexte, que « les « drôles de nombres » ont donné un avantage certain aux marchés

financiers. »(2014, p. 259).

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