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La relativité aquilienne, le lien de causalité limité aux intérêts juridiquement

Section 2 Les outils conceptuels d’analyse du lien de causalité juridique

B) La relativité aquilienne et la théorie de la causa proxima

1) La relativité aquilienne, le lien de causalité limité aux intérêts juridiquement

161. La relativité aquilienne propose de limiter le lien de causalité aux intérêts juridiquement protégés (i). La critique de cette idée intéressante réside principalement dans l’impossible circonscription précise des intérêts protégés (ii).

i) La norme, guide de la liaison causale

162. La théorie de la relativité aquilienne198 propose, comme toutes les

théories de la causalité, des justifications à la circonscription des termes de la relation causale. Contrairement aux théories précédentes, la relativité aquilienne donne aux normes une place prépondérante pour déterminer les termes du lien de causalité. Jean Limpens, dans son étude de 1965 « La théorie de la « relativité aquilienne » en droit comparé »199, en explique l’esprit : « les limitations de la responsabilité [sont]

nombreuses. Elles portent tantôt sur la « faute », tantôt sur le « lien de causalité », tantôt sur le « dommage ». Ainsi, on a prétendu que seule la violation d’un devoir, ou d’une obligation préexistante, pouvait donner lieu à réparation. On a dit que le lien de

198 M. Quézel-Ambrunaz souligne l’ « ambigüité de l’adjectif aquilien. » L’auteur explique que « l’adjectif aquilien dérive de la Lex aquilia, du nom d’Aquilius, plébéien à l’origine de cette loi. Il est parfois synonyme de délictuel dans l’expression responsabilité aquilienne, voire, dans la doctrine étrangère, de faute aquilienne […] L’expression dommage aquilien a parfois le sens plus précis de dommage corporel. […] la relativité aquilienne désigne dans son sens contemporain la limitation de la responsabilité aux dommages que la norme enfreinte avait pour but d’éviter, ou aux personnes qu’elle protégeait. » C. Quézel-Ambrunaz, op. cit., pp. 136-137.

199 J. Limpens, « La théorie de la « relativité aquilienne » en droit comparé », in Mélanges offerts à

causalité doit présenter un caractère de nécessité, ou un caractère adéquat. On a soutenu que le dommage doit être injuste, qu’il doit y avoir lésion d’un droit préexistant, qu’il doit être prévisible, ou encore, et c’est ici qu’apparaît la notion qui fait l’objet de cette étude, qu’il doit être « relatif » à la personne ou au dommage visé par la règle.200 La théorie de la relativité aquilienne s’inscrit donc, poursuit Jean

Limpens, dans le cadre des tentatives faites pour maintenir la responsabilité civile dans des limites raisonnables. On entend par là qu’il y a lieu de réserver l’action en réparation à ceux que la règle violée tend à protéger, et qu’elle ne peut avoir pour objet que les dommages visés par la règle. »201

163. La relativité aquilienne entend ainsi « objectiver » la liaison causale en la limitant aux faits faisant l’objet d’une protection juridique ou d’une répression juridique préétablies. Seront les causes d’un dommage, les faits sanctionnés par un texte juridique qui voulait éviter ces faits; seront les dommages d’une cause, les faits protégés par un texte juridique qui voulait préserver une situation (personnelle ou matérielle).

164. Jean Limpens illustre la logique de cette théorie par des décisions tirées de la jurisprudence allemande202 : « L’interdiction de franchir un passage à niveau à

200 L’auteur souligne. 201 J. Limpens, préc., p. 560.

202 Certains auteurs ont étudié le régime de responsabilité civile allemand comme exemple de système étranger fondé sur la relativité aquilienne. M. Denis-M. Philippe explique ainsi (D.-M. Philippe, « La théorie de la relativité aquilienne », in Mélanges Roger O. Dalcq, Responsabilités et assurances, éd. Larcier, Bruxelles, 1994, p. 467) que « Une disposition aussi générale que l’article 1382 du Code civil est inexistante dans le Bürgerliches Gesetzbuch [le Code civil allemand] qui organise la responsabilité civile d’une manière plus précise et casuistique. La théorie de la relativité aquilienne y est expressément consacrée par le paragraphe 823 du BGB [le Bürgerliches Gesetzbuch], qui dispose « Quiconque porte, intentionnellement ou par négligence, une atteinte illicite à la vie, à l’intégrité physique, à la liberté, à la propriété d’autrui, ou à un autre de ses droits, est tenu de réparer le préjudice qu’il a causé. La même responsabilité incombe à celui qui commet une infraction à une loi visant la protection d’autrui. [L’auteur souligne] Si, en raison de son objet, la loi peut être violée sans qu’il y ait faute, l’obligation de réparer n’intervient qu’en cas de faute. » (D.-M. Philippe, p. 468). M. Magnus, dans sa contribution « Causation in German Tort Law » (Ul. Magnus, « Causation in German Tort Law », in Unification of Tort Law : Causation, préc., p. 63), n’est pas aussi catégorique, mais s’inscrit en partie dans la même idée. L’auteur explique que « Under German law causation in one of the fundamental elements and necessary prequisite of liability for damage be it in tort or in contract. […] Causation is understood as the judgment that one condition results from another. [L’auteur souligne] It is common understanding that no strict causation definition as used in the natural sciences has to be applied but a specific legal concept. Otherwise an indefinite number of causes had to be taken into account. The requirement of causation thus functions as a filter – not the only one and only a rather rough one- that separates factual consequences which can be impute to a person from those which can not. Causation is necessary on two levels which the courts do not always but often distinguish, on the one hand, a causal link must exist between the tortious act or source and the infringement of the victim’s right (so called ‘haftungsbegründende Kausalität’ –liability establishing causation). On the other hand, the infringed

l’approche d’un train est faite pour protéger les usagers du train, la compagnie, voire la victime elle-même, mais non pas un spectateur excessivement émotif. L’interdiction de libérer un prisonnier a pour objet de faire respecter les décisions de l’autorité, non pas de protéger les citoyens contre de nouveaux larcins. L’autorisation relative à l’exercice de la profession de transporteur a pour but de protéger la collectivité, non pas le concurrent. L’ordonnance relative à la destruction d’animaux incomestibles tend à la protection de la santé publique, non à la protection des entreprises de destruction [entreprise qui n’avait pas obtenu le marché pour la destruction du bétail]. Les dispositions réprimant le vol ont pour objet de protéger le propriétaire, non pas la victime d’un accident de roulage causé par le conducteur de la voiture volée [qui seront protégés par d’autres textes] etc. »203

165. Une double limite doit, toutefois, être notée : d’une part la relativité aquilienne limite matériellement le lien de causalité aux situations ou aux biens protégés, d’autre part elle limite les possibilités d’action en réparation aux personnes protégées par le texte. La théorie de la relativité aquilienne propose en fait au raisonnement causal de suivre les textes juridiques. Quel meilleur guide ? Mais des faiblesses théoriques importantes et un caractère nettement inapplicable en pratique l’accablent.

ii) La confusion de la causalité et des normes

166. La théorie de la relativité aquilienne est d’abord assez inapplicable en pratique (α) ensuite, elle est très critiquable théoriquement (β).

α) L’inapplicabilité pratique

167. La théorie de la relativité aquilienne achoppe principalement sur une difficulté pratique qui tient au caractère nettement indéterminé des obligations

right, e.g. corporal injury, and the ensuing damage e.g. cost of recovery etc., must be causally linked to each other (so-called ‘haftungsausfüllende Kausalität’ – liability implementing causation).” (U. Magnus, p. 63). La seconde liaison causale évoquée par M. Magnus nous semble appartenir plutôt à des questions d’étendue du préjudice mais nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.

juridiques protégeant ou réprimant des faits ou des situations. M. Limpens le souligne lorsqu’il évoque une « ligne de démarcation204 : la notion de relativité est utilisable

lorsqu’il y a violation d’une disposition légale précise ; elle l’est beaucoup moins lorsqu’il y a violation du devoir général de prudence. Elle est utilisable – disons nous- lorsqu’il y a violation d’une disposition légale précise. Encore nous importe-t-il dans ce cas, précise M. Limpens, de ramener la notion de relativité à sa véritable fonction qui est, non pas de supplanter la notion de causalité, mais de lui servir de monnaie d’appoint. » L’obligation d’entretien normal de l’ouvrage public, par exemple, permet de distinguer ce que l’administration doit faire et, en cas de dommage, ce qui n’a pas été fait. Mais, la notion d’entretien normal renvoie à l’idée imprécise de normalité. Celle-ci ne peut permettre d’objectiver précisément la recherche des causes d’un dommage.

168. Surtout, il faut réinscrire la question de l’application du texte de droit à une situation dans celle de l’interprétation des textes eux-mêmes. En considérant que les textes précis permettent d’appliquer la théorie de la relativité aquilienne, on considère que le sens du texte est, avant son interprétation par le juge, connaissable, appréhendable. Or, on ne saurait jamais connaître l’étendue des situations juridiquement protégées ou réprimées avant que le juge ait interprété le texte applicable. On se trouve donc encore dans une situation où rien ne permet de déterminer la cause pertinente d’un dommage avant que le juge ait déterminé ce qui était juridiquement pertinent. La logique est donc toujours parfaitement circulaire.

169. Mais, même si la théorie de la relativité aquilienne pouvait rigoureusement s’appliquer, elle resterait emprunte d’une confusion de la logique normative et de la logique causale.

β) La confusion de la logique causale et de la logique normative

170. Le caractère « tendancieux » de l’analyse de la causalité en fonction de la prévisibilité du dommage dans la causalité adéquate qu’évoquaient Mme Viney et M. Jourdain est expressément assumé dans la théorie de la relativité aquilienne. On peut

le regretter. La relativité aquilienne tend par principe à confondre illégalité et causalité et dommage et étendue du préjudice indemnisable205, opérant ainsi une

restriction mal adaptée à la responsabilité administrative où la responsabilité sans faute, par exemple, tient une place importante. En cette matière, il ne s’agit pas de rechercher l’activité interdite par un texte qui pourrait permettre de guider le raisonnement causal puisque cette activité, précisément, n’est pas constitutive d’une faute. De surcroît, en se fondant sur une logique normative, la relativité aquilienne passe à côté du problème des causes exonératoires de la responsabilité administrative.206 Or, celles-ci occupent une place déterminante dans l’engagement ou l’exonération d’une responsabilité, et seule une logique causale permet de les appréhender.

171. Plus généralement, il nous semble que la relativité aquilienne tend à négliger complètement la distinction de l’appréciation des faits et de leur qualification juridique. En plus d’être infidèle au droit positif, il ne nous paraît absolument pas opportun de confondre les différentes étapes de raisonnement du juge. D’une part, cela nuirait incontestablement à la compréhension de ses décisions, d’autre part, cette distinction permet une séparation entre l’office du juge du fond et l’office du juge de cassation qui permet le contrôle de ce dernier sur l’activité du juge du fond.207 La relativité aquilienne tend à ignorer une telle séparation des fonctions,

dont l’objet est de distinguer le fait et le droit ainsi que l’étendue du contrôle de cassation.

172. La théorie de la causa proxima encourt la critique presque inverse : c’est son manque de dimension juridique qui la discrédite.

2) La causa proxima, le lien de causalité limité dans le temps