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Le rôle de l’expert dans la qualification juridique du lien de causalité

Section 1 : Le lien de causalité comme donnée factuelle

B) Le rôle déterminant de l’expertise dans l’établissement du lien de causalité

2) Le rôle de l’expert dans la qualification juridique du lien de causalité

expert doit-il et peut-il se borner à l’appréciation de l’existence d’un lien de causalité sans le « qualifier » ?

2) Le rôle de l’expert dans la qualification juridique du lien de causalité

296. Le Conseil d’Etat ne masque pas la portée déterminante des expertises sur la qualification juridique du lien de causalité (i). Mais cette portée dépend, ici encore, de l’étendue de la mission de l’expert en matière causale, qui comprend nécessairement une analyse du caractère direct ou non du lien de causalité (ii).

i) Le rôle déterminant de l’expertise dans la

qualification juridique du lien de causalité

390 CE, 1er juillet 2005, Mme A. c. Etat, n°258208, rec. tab. 1097 ; CE 22 janvier 1997, France Télécom c. Epoux X… et époux Y…, n° 149428, 149512, rec. tab. 1037; CE 11 juin 1975, M. X… c. Préfet du Nord, n°91962; CE 21 mars 1973, Société « Entreprise de grands travaux hydrauliques » et autres, n°80456, n° 81063, rec. 231. Cette formulation se trouve pour l’expertise dans d’autres matières que causale ; v., par exemple, CE 16 novembre 1992, Société anonyme « Entreprise Razel Frères », n°68822, rec. 407.

391 CE 26 mars 2008, Chambre de commerce et d’industrie du Var, n° 275011, rec. tab.658; CE 30 mars 2003, Groupement foncier agricole de Cassafieres, n°235868 ; CE 20 mars 1991, Société NGMR, n°73342 ; CE 26 octobre 1988, Société anonyme de façonnage industriel des métaux, n°44824, n° 50171, rec. 378; CE 25 juillet 1986, Ville de Paris c. Mme X…, n°59876. Cette formulation se trouve aussi pour d’autres matières que causale ; v., par exemple, CE 7 mai 2003, M. Jacky X…, n°247499.

297. Le rôle de l’expert s’arrête ou commencent les questions de droit . Appliquée à des qualifications juridiques telles que celles de faute393, de force

majeure394, de caractère anormal et spécial d’un préjudice395, la limite fixée à la

mission de l’expert se conçoit relativement clairement. Mais appliquée au caractère direct du lien de causalité, cette limite se brouille. Elle exigerait pourtant de l’expert qu’il ne se prononce jamais sur le caractère direct ou non du lien de causalité, ce caractère étant la qualification juridique du lien de causalité396. Ici encore, le mot

« direct » lui-même, comme adjectif qualificatif, ne permet pas de faire clairement la part du fait et du droit.

Ainsi, des décisions du Conseil d’Etat peuvent conclure immédiatement d’une expertise à l’existence d’un lien de causalité et surtout à son caractère direct. Dans l’arrêt du 26 mars 2008, Chambre de commerce et d’industrie du Var397, le Conseil d’Etat motive sa décision en considérant qu’ « il résulte de l’instruction, et en particulier du rapport rendu le 3 mars 2003 par le collège de trois experts nommé par la cour administrative d’appel de Marseille, que les inondations en cause résultent notamment de la modification du système de drainage qu’a entraînée la construction de l’aéroport, dont la Chambre de commerce et d’industrie du Var est gestionnaire ; qu’ainsi, les inondations ont été la conséquence directe de l’aménagement de cet ouvrage public 398». L’usage de la conjonction de coordination « qu’ainsi » ne laisse

pas de doute sur la logique du raisonnement du Conseil d’Etat en l’espèce. L’appréciation de l’existence d’un lien de causalité et surtout sa qualification juridique de « direct » sont déterminées par les conclusions de l’expertise.399 Le poids

d’une telle expertise sur la formation de la conviction du juge est ainsi poussé à son paroxysme. Le Conseil d’Etat a pu, de la même façon, juger qu’une expertise

392CE 11 mars 1996, SCI du domaine des Figuières, n° 161112, rec. 71, préc. ; CE Sect. 11 février 2005, Organisme de gestion du Cours du Sacré-Cœur et a., n° 259290, rec. 65, préc.

393 CE 8 décembre 1989, Mme Hairon-Lescure, n° 80341, rec. 251.

394 CE 10 décembre 1975, Société générale de construction industrielle, n° 94162, rec. tab. 1021. 395 CE 7 août 2008, Société de gestion des eaux de Paris, n° 289329, rec. tab. 956.

396 CE Sect. 28 juillet 1993, Consorts Dubouloz, préc.

397 CE 26 mars 2008, Chambre de commerce et d’industrie du Var, préc. 398 Nous soulignons.

399 Nous pourrions même, avec malignité, interpréter grammaticalement une telle formulation en considérant que la proposition dans laquelle se trouve la qualification juridique des faits par les juges est la subordonnée de la précédente, rappelant les conclusions de l’expertise, proposition devenant ainsi la principale.

« ordonnée par les premiers juges établit un lien de cause à effet direct » ou encore déduire directement d’une expertise le « caractère direct du lien de causalité entre la faute commise par l'Etat et le décès » d’une personne ayant inhalé de l’amiante dans le cadre de son activité professionnelle401.

De même mais à l’inverse, le Conseil d’Etat peut-il conclure immédiatement d’un rapport d’expertise l’absence de caractère direct d’un lien de causalité entre un fait et un dommage.402 403

298. Dans ces différentes décisions, le passage du fait au droit est aussi insensiblement franchi par l’expert que par le juge, le lien de causalité constituant ici le plus puissant point de rapprochement des fonctions du juge et de celles de l’expert. 299. La qualification de faute, par exemple, ne tolèrerait pas un tel rapprochement. Le caractère fautif ou non d’un fait étant totalement étranger à la mission d’un expert, il serait éminemment critiquable qu’un arrêt considère qu’il découle du rapport d’expertise que tel fait est une faute. La notion de faute n’appartient qu’à l’ordre du droit. Le fait que le juge administratif conclut directement du rapport d’expertise à l’existence d’un lien direct de causalité choque moins tout en procédant pourtant de la même logique. Le caractère direct ou non d’un lien demeurant toujours à cheval entre droit et fait, son « degré d’abstraction » est moins fort que celui de la faute, pourrait-on écrire.

300. Ainsi, après avoir constaté que l’étendue théorique de la mission de

400 CE 20 février 2009, Veuve Huguette A. c. Ministre de la Défense, n° 296120.

401 CE Ass. 3 mars 2004, Consorts Thomas et consorts Botella, n° 241151 et n° 241152, rec. 127. 402 CE 10 novembre 1989, Ville de Colmar, n°59470, n°69565, rec. tab. 853.

403 Le cas des expertises permettant au juge administratif de déduire l’existence d’un cas de force majeure peut être, de façon générale, significative de cela. La force majeure est une cause étrangère qui permet à l’administration d’être exonérée de la responsabilité qu’elle aurait encourue sans elle du fait de sa présence matérielle dans la réalisation du dommage. Cette cause étrangère exonère la personne publique de sa responsabilité sur un fondement causal, celui de la pertinence d’un lien extérieur à l’ouvrage public ou à l’activité de la personne publique. Le constat d’une telle cause étrangère par un expert est une appréciation par ce dernier de la cause pertinente du dommage dont il est demandé réparation. Il s’agit donc d’établir un lien de causalité pertinent. Ce faisant, l’expert écarte les autres liens de causalité potentiels donc, ce qui nous intéresse, le lien de causalité qui aurait pu être reconnu entre l’activité publique ou l’ouvrage public (responsabilité potentielle existant par principe puisqu’il s’agit d’exonérer la responsabilité de l’administration). Il apprécie donc non seulement l’existence de différents liens de causalité mais donne aussi une valeur à ces différents liens en en sélectionnant un plutôt qu’un autre, les deux existants pourtant. Ainsi, par exemple, dans un arrêt du 11 décembre 1991, SARL Niçoise pour l’extension de l’aéroport- SONEXA (CE 11 décembre 1991, n°81588, rec. 430) le Conseil d’Etat en concluant à l’existence d’un cas de force majeure exonérant l’administration de sa responsabilité sur le fondement d’un rapport d’expertise, récuse implicitement tout autre lien direct de causalité.

l’expert en matière de causalité était souplement respectée -pour ne pas dire parfois nettement ignorée- par la jurisprudence, il nous faut interpréter cette jurisprudence en comprenant qu’en tout état de cause il ne serait pas possible, ni à l’expert ni au juge, de respecter strictement cette limite.

ii) L’expert se prononce nécessairement sur le

caractère direct du lien de causalité

301. Le fait qu’une expertise ne puisse être limitée aux questions de fait en ne se prononçant pas sur la qualification juridique des faits découle des spécificités de la notion de caractère direct du lien de causalité.404 En effet, si l’expert ne se prononce

pas explicitement sur le caractère direct du lien de causalité qu’il reconnait, il s’exprime toutefois nécessairement sur la pertinence du lien qu’il établit. Soit en expliquant expressément que ce lien est le plus pertinent à ses yeux, soit et en tout état de cause, implicitement, en retenant tel lien de causalité plutôt que tel autre, ce qui revient à les hiérarchiser en fonction de leur pertinence.

302. Quelle est, dès lors, la différence entre une expertise qui se prononce sur le caractère pertinent d’un lien de causalité et une expertise qui se prononcerait sur le caractère direct de ce même lien ? Les deux raisonnements procèdent d’une qualification du lien en fonction de sa pertinence qui dépasse la simple appréciation de son existence. Un expert ne pouvant évidemment faire état de toutes les forces causales qui ont présidé à la survenance d’un dommage, il devra nécessairement opérer un choix duquel il résultera une hiérarchie des causes pertinentes qui ne diffère pas, selon nous, du raisonnement du juge pour qualifier un lien de direct. Les mots sont différents mais le raisonnement au fond est le même, il se fonde sur la hiérarchie des causes en fonction de leur pertinence par rapport au résultat souhaité. En cela, la qualification juridique ne diffère pas formellement de la qualification linguistique pure (l’adjectif qualificatif « direct » comme nous l’avons écrit), confondant de fait la consistance de la réponse d’un expert avec une opération de qualification juridique.

303. Par l’acte de sélection d’une cause pertinente, l’expert se prononce nécessairement sur la valeur de ce lien de causalité. Or, cette valeur est estimée selon des critères de pertinence qui, en droit, se traduisent par l’idée du caractère direct ou non d’un lien de causalité (le lien de causalité « vaut » quelque chose en droit s’il est direct, il « vaut » quelque chose de façon générale, pour une expertise par exemple, s’il est pertinent). Ceci nous conduit à considérer que l’expertise en matière causale ne peut pas se limiter à l’appréciation uniquement de l’existence d’un lien de causalité et que l’idée même d’un tel cantonnement objectif n’a pas de sens.

304. Doit-on en tirer pour enseignement qu’une expertise portant sur l’existence ou non d’un lien de causalité empiète nécessairement sur des questions de droit ? Il nous semble que cette question mérite une réponse nuancée. Il est certain, ainsi que nous venons de l’étudier, que la sélection d’un lien de causalité pertinent par un expert jouxte l’office du juge dans sa détermination des responsabilités, voire, se confond avec lui. Mais peut-être cela est-il dû à une idée erronée selon laquelle le lien de causalité ne serait qu’une donnée factuelle dont on pourrait confier par conséquent la reconnaissance à un expert. Idée erronée dans la mesure où elle sous- estime, au profit d’une exagération de ses caractères factuels, la dimension juridique de la notion de lien de causalité. Dimension qu’il nous faut maintenant analyser en voyant qu’au-delà du caractère direct ou non du lien de causalité, c’est l’ensemble de l’opération de liaison causale qui est une opération de qualification juridique des faits.