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Le rôle de l’expert dans l’appréciation de l’existence du lien de causalité

Section 1 : Le lien de causalité comme donnée factuelle

B) Le rôle déterminant de l’expertise dans l’établissement du lien de causalité

1) Le rôle de l’expert dans l’appréciation de l’existence du lien de causalité

281. L’étendue de l’expertise en matière causale (i) lui confère un poids déterminant dans l’appréciation du juge administratif (ii).

i) L’étendue de l’expertise en matière causale

282. Ainsi que le soulignent les auteurs des Grands arrêts du contentieux administratif363, citant les conclusions du commissaire du gouvernement Glaser sur

l’arrêt de Section du Conseil d’Etat du 11 février 2005, Organisme de gestion du Cours du Sacré-Cœur364, l’interdiction de se prononcer en droit « n’implique pas que

doit donc pas faire oublier qu’elle concerne aussi le droit. La force de l’expertise réside toute entière dans le postulat selon lequel une personne décide d’autant mieux qu’elle dispose de connaissances sur une question donnée. Autant dire que l’idée de vérité oriente et détermine la justification des choix entrepris. Encore convient-il d’ajouter que la vérité est envisagée dans nos sociétés occidentales comme une vérité impartiale, neutre et objective. Or, le rôle de l’expert consiste précisément à produire une vérité de cet ordre en apportant des éléments de preuve par voie de mesure, d’authentification, d’évaluation. » R. Encinas de Muragorri, « Expert et expertise », in Dictionnaire de la culture juridique, (dir. D. Alland et S. Rials), P.U.F. « Quadrige Lamy », Paris 2003, p. 687. Il est intéressant, parallèlement, de citer la conclusion moins « objectiviste » de M. Jeuland dans son analyse du terme « expertise », qui écrit relativement au rôle du juge face à celui de l’expert qu’ « il est en somme difficile de détacher clairement l’expert du juge et, si le risque est aujourd’hui bien connu de voir l’expert supplanter le juge, il importe de rester vigilant afin que la justice ne devienne pas une simple affaire technique. La solution ne serait pas nécessairement choquante si les avis d’expert apportaient des certitudes ; mais c’est précisément parce que toute science comporte des incertitudes que le rôle du juge demeure nécessaire. » E. Jeuland, préc., p. 509-510.

363 J.-C. Bonichot, P. Cassia, B. Poujade, Les grands arrêts du contentieux administratif, 2e éd. Dalloz, Paris, 2009.

364 CE Sect., 11 février 2005, Organisme de gestion du Cours du Sacré-Cœur, n° 259290, rec. 65 ;

le juge puisse ne confier à l’expert qu’une mission de description des faits. « Il peut tout à fait rentrer dans sa mission de porter une appréciation sur les faits qu’il décrit […] ; de rechercher la cause des faits qu’il a constatés […]. L’expert peut également rechercher les conséquences des faits qu’il a relevés. »

283. M. Glaser donne donc une réponse positive à la question de savoir s’il est possible de confier pour mission à un expert de rapporter la preuve de l’existence d’un lien de causalité entre deux faits.365

284. Des décisions du Conseil d’Etat avaient déjà accepté la régularité de telles expertises. Dans un arrêt du 12 octobre 1979366, le Conseil d’Etat acceptait que la mission confiée à un expert consiste à lui demander « de se rendre sur les lieux, de rechercher les causes et origines des anomalies qui affectent le fonctionnement du téléphone de Mme Y…, de suggérer les mesures qu’il conviendrait d’adopter pour y mettre fin et d’évaluer le montant du préjudice subi par la requérante. » D’autres décisions pouvaient considérer qu’il y avait lieu d’ordonner une expertise considération prise de ce que « le Conseil d’Etat ne dispose pas, en l’état de l’instruction, des éléments lui permettant de se prononcer sur le lien de causalité entre [une] faute et le préjudice allégué par M.X ni sur le montant de celui-ci ; qu’il y a dès lors lieu d’ordonner une expertise aux fins de fournir au Conseil d’Etat tous les éléments de nature à lui permettre d’apprécier si et dans quelle mesure l’immobilisation des navires de M. X a été provoquée par la décision contestée.»367

285. De façon générale, les contentieux relevant de technologies nouvelles368

ou le plus fréquemment, les contentieux complexes techniquement tels que le

365 M. Martin donne, dans son analyse de l’expertise en matière administrative, des « exemples types de mission » qui peuvent être régulièrement confiée au juge administratif. Parmi ces exemples, il donne, au titre des missions générales, la mission de « donner son avis sur un lien de causalité » et écrit, concernant les expertises médicales, que font parties des missions régulièrement confiées, les missions qui consister pour l’expert à « donner un avis sur le point de savoir si des complications post-opératoires ont pour origine [nous soulignons] le manquement ou la défaillance de l’appareil éventuellement constatés, ou si le dommage subi à un rapport direct avec l’état initial du patient ou l’évolution prévisible de cet état. » J.-P. Martin, « L’expertise en matière administrative », in Droit de l’expertise (dir. T. Moussa), Dalloz, coll. Dalloz Action 2009-2010, Paris 2008, p. 354. L’auteur ne cite toutefois pas de décisions à l’appui de cette idée.

366 CE 12 octobre 1979, Mme Devillers, n° 15131, rec. 375.

367 CE 3 décembre 2003, Groupement d’intérêt économique Union des mariniers artisans, n°233612. 368 Le contentieux des années 1970 relatif aux conséquences au sol du franchissement du mur du son par des avions supersoniques, militaires ou commerciaux, s’était caractérisé par de nombreuses expertises dont l’objet était précisément d’expliquer le « bang » sonore qui causait des dommages au sol. Toutefois, le lien de causalité entre le « bang » et des effondrements de bâtiments (CE 12

contentieux hospitalier ou le contentieux des travaux publics nécessitent du juge administratif qu’il confie à un expert la mission d’établir s’il existe ou non des liens causaux entre différents faits. La fréquence du recours à l’expertise en ces matières témoigne de la volonté du juge administratif de se rapprocher d’une explication causale la plus proche de la vérité scientifique possible.

286. La jurisprudence relative au lien de causalité entre la sclérose en plaques et la vaccination contre l’hépatite B est, à cet égard, significative369. Dans quatre

arrêts du 9 mars 2007370, le Conseil d’Etat offre aux expertises un rôle central dans la reconnaissance de l’existence ou non d’un lien de causalité.

Ainsi, le Conseil d’Etat relève dans le premier de ces quatre arrêts371, que « dès lors que les rapports d’expertise, s’ils ne l’ont pas affirmé n’ont pas exclu l’existence d’un tel lien de causalité [entre la vaccination contre l’hépatite B et la sclérose en plaques], l’imputabilité au service de la sclérose en plaques dont souffre Mme S. doit, dans les circonstances particulières de l’espèce, être regardée comme établie… ». Nous comprenons à l’inverse que si les experts avaient affirmé qu’aucun

juillet 1978, Ministre de l’économie et des Finances c. Sieur X., n°93643; Cass. 2e civ. 21 janvier 1971, n°69-14.039, bull. 2, n°5, p. 17) posait moins de problème à constater que la cause elle-même à être expliquée. (v., J. Causse, R. Combaldieu, « Les bangs supersoniques et leurs effets nocifs. Recherche et mise en œuvre de la responsabilité civile en raison des dommages corporels et matériels occasionnés par ces déflagrations », Sirey 1967, p. 55 ; L. Mourgeron, J. Calmejane- Course, Le bang. Les dommages causés à terre par des avions supersoniques, éd. Librairies Techniques, Paris 1969 ; A.-C. Kriss, C. Lambrechts, « Les dommages causés au sol par les vols supersoniques », Annuaire français de droit international, 1970, n° 16, p. 769.)

369 V., par exemple, M. Girard, « Expertise médicale : questions et… réponses sur l’imputabilité médicamenteuse », D. 2001, n°16, p. 1251. L’auteur y écrit que « chargé d’une mission technique par des magistrats, l’expert judiciaire doit se garder de toute incursion juridique et se contenter de répondre aux questions qui lui sont posées. Il arrive cependant que, dans un domaine nouveau ou complexe, le libellé même d’une question requière un éclairage technique préalable et que, à défaut d’un tel éclairage, l’expert soit acculé à l’inconfortable position de remontrer à l’instance qui l’a nommé qu’il ne peut ou ne doit pas répondre. Les affaires suscitées par la vaccination contre l’hépatite B fournissent une illustration de cette situation, qui conduit les juges à répétitivement réclamer des experts qu’ils se prononcent sur un éventuel lien de causalité « direct et certain » entre immunisation et des complications présumées. » Il est intéressant de noter ici que l’auteur, expert près la Cour d’appel de Versailles, écrit que les missions confiées par le juge à l’expert peuvent concerner les caractères du lien de causalité (direct et certain) qui sont pourtant des qualifications juridiques; V. aussi, du même auteur, « L’intégrisme causal, avatar de l’inégalité des armes ? », D. 2005, n° 38, p. 2620.

370 CE 9 mars 2007, quatre espèces, Mme S., n° 267635, rec. 118, AJDA 2007, p. 861, concl. T. Olson,

JCP Administration et collectivités territoriales, n° 43, 2007, n° 2277, comm. S. Carpi-Petit, « Considérations sur la causalité entre la vaccination contre l’hépatite B et la sclérose en plaques », JCP A 2007, n°19, p. 33, note D. Jean-Pierre, Gaz. Pal. 7 juin 2007, n°158, p. 47, note S. Hocquet- Berg ; Commune de Grenoble, n°278665 ; Mme P., n°283067 ; Mme T. n°285288.

371 CE 9 mars 2007, Mme S., n° 267635, rec. 118 (seul des quatre arrêts publié au recueil Lebon (l’arrêt Commune de Grenoble est mentionné aux tables du recueil Lebon).

lien n’existait, le juge, bien qu’il ne soit jamais lié par l’expertise, ne se serait pas autorisée une telle décision. Il est évident, dans un tel cas, que la décision du juge, elle-même, est suspendue à l’expertise.

287. Les conclusions du commissaire du gouvernement Olson sur cet arrêt se fondent, à cet égard, très largement sur les différents rapports médicaux et les rapports d’expertises, souvent contradictoires, dont l’instruction a permis de faire état. Après avoir rappelé précisément l’ « état des réflexions médicales sur ce sujet très débattu »372, le commissaire du gouvernement soutient que « si le lien de causalité classique, de cause à effet, entre l’inoculation et le développement de la SEP [sclérose en plaques] n’est pas actuellement établi, nous pensons qu’on peut admettre qu’existent suffisamment d’avis autorisés pour admettre que l’inoculation du vaccin peut jouer le rôle de facteur déclenchant au développement de la maladie sur des sujets présentant certaines prédispositions les exposant à un risque supérieur à la moyenne. Ce risque, d’occurrence faible, peut conduire à admettre l’existence d’un lien direct lorsque l’apparition de la maladie suit de très peu l’inoculation du vaccin, dans un laps de temps ne dépassant pas trois mois. Bien entendu, ce lien direct ne peut être admis que dans des cas où aucun épisode d’une affection de ce type ne peut être identifié dans l’histoire personnelle du malade. Tel est l’avis exprimé dans la présente affaire par le Pr Warter, dans une expertise versée au dossier. »373

Si l’expertise constitue ici une preuve de l’existence possible d’un lien de causalité, elle fixe aussi les limites desquelles le juge ne souhaite pas s’écarter (tant les conclusions du commissaire du gouvernement que l’arrêt, conforme à celles-ci, prennent soin de souligner que les expertises ne leur interdisent pas d’établir un tel lien de causalité). La rationalité de l’explication causale, pour le juge administratif, dépend de l’expertise.

288. En matière de responsabilité du fait du fonctionnement d’un ouvrage public ou de la réalisation de travaux publics, le recours à un expert pour déterminer les causes d’un dommage est aussi fréquent. La technicité de ces contentieux

372 T. Olson, « Lien de causalité reconnu entre une maladie et le vaccin de l’hépatite B », concl. sur CE 9 mars 2007, préc., AJDA 2007, p. 866.

explique, ici encore, ce recours. Il en sera ainsi pour la recherche d’un lien de causalité entre la réalisation de fouilles dans le cadre de travaux publics et l’assèchement de puits privés374, pour celui pouvant exister entre des inondations et la

modification d’un système de drainage consécutive à la construction d’un aéroport375,

pour le lien entre une insuffisance de dimensionnement du réseau public d’évacuation des eaux pluviales et des inondations répétées376, pour celui pouvant exister entre

l’effondrement d’un mur et le « manque d’efficacité du cordon bitumeux mis en place […] pour empêcher les eaux de ruissellement de pénétrer ce mur »377 ou encore pour le lien de causalité susceptible d’exister entre des désordres survenus dans des constructions et la nature de l’argile dont était composé les sols378. Le recours à l’expertise en ce domaine permettra aussi de récuser l’existence d’un tel lien. Il en sera ainsi, par exemple, de l’absence de lien de causalité entre une pollution due à la défectuosité d’un pipe-line et l’état de santé d’un requérant379.

289. Pour des contentieux de même nature, M. Pastorel explique qu’ « il est admis que l’expertise puisse porter sur toutes les circonstances de fait de nature à établir une éventuelle responsabilité d’un ingénieur conseil par exemple à l’occasion de désordres survenus dans des bâtiments construits par une association syndicale de reconstruction pour le compte de sinistrés (CE 5 novembre 1965, Travaglini, rec. p. 584). » Et l’auteur poursuit en considérant même qu’ « il semble même que la recherche du lien de cause à effet qui relie au dommage dont il est demandé réparation à la personne qui sera déclarée responsable, ne peut pratiquement être menée à bien qu’au vu d’une expertise. Certes, le rôle de l’expert ne consiste pas à qualifier le comportement des constructeurs, mais il ne faut pas se laisser abuser par les mots ; en déterminant les causes d’un dommage, l’expert remonte nécessairement aux comportements des constructeurs (études préalables, choix d’emplacement et de procédés, observations et réserves, direction et surveillance du chantier…). » M. Pastorel poursuit, après avoir rappelé que cette thèse avait été soutenue par M.

374 CE 31 mars 2008, SNCF et Réseau Ferré de France c. M. et Mme A., n°296991, rec. tab. 908. 375 CE 26 mars 2008, Chambre de commerce et d’industrie du Var, n°275011, rec. tab. 658 376 CE 26 novembre 2007, M. A c. Communauté urbaine de Brest, n° 279302, rec. tab. 900. 377 CE Sect. 12 mai 2004, Commune de la Ferte-Milon, n°192595, rec. 226.

378 CE Sect. 27 mars 1998, Société d’assurances La Nantaise et L’Angevine, n°144240, rec. 109. 379 CE 23 juillet 2003, Consorts X… c. Société des transports pétroliers par pipe-line, n°239646.

Gazier, en considérant que « de fait, la mission confiée à l’expert prend un tout autre sens. Ainsi, la toiture et le sol de plusieurs pièces d’un immeuble s’étant affaissés et d’importantes fissures ayant été constatées, le Conseil d’Etat n’a pas hésité à ordonner un complément d’expertise pour déterminer le rôle de l’architecte et de l’entrepreneur (CE 8 mai 1968, Playout et Entreprise Baeza et Fils, rec. p. 292). De même, un expert a pu être chargé de rechercher si des dommages causés à des tiers ont pour cause un fait du maître de l’ouvrage susceptible, en cas de faute lourde, d’exonérer l’entrepreneur de responsabilité (CE 11 juin 1975, RATP, rec. p. 4977). Ainsi un expert est-il appelé à déterminer l’origine d’infiltrations : résulte-t-elle d’un vice dans le procédé de construction établi par l’Etat, ou bien de l’absence de joints à certaines ouvertures (CE 18 octobre 1991, Commune de Royan, RDP 1992, p. 1534) ? »380

290. Outre, ainsi que l’analyse de M. Pastorel le laisse comprendre, que de telles expertises mènent le juge sur le chemin de la qualification juridique des faits, il faut tirer pour enseignement de ces décisions, que l’expertise en matière causale ne se limite pas à la matérialité des faits mais s’étend, au contraire, à l’appréciation des faits.

291. L’étendue du travail de l’expert devient alors déterminante dans l’appréciation du juge. Ceci manifeste l’importance que le juge administratif accorde à la démonstration savante de l’existence d’un lien de causalité en dehors de toute politique jurisprudentielle.

ii) L’expertise détermine l’appréciation du juge en

matière causale

292. L’étendue de la mission de l’expert en matière causale recèle un intérêt évident en ce qu’elle détermine dans une large mesure l’issue d’un certain nombre de contentieux. Ce recours manifeste l’attachement du juge administratif à l’explication savante de la survenance du dommage. Mais il pose conséquemment un problème d’empiètement sur l’office du juge. Or, en ce qui concerne le lien de causalité, la proximité entre la recherche des causes et celle des responsables est telle que

l’expertise portant sur une question de causalité affleurera immanquablement la question des responsabilités.

M. Gohin explique à cet égard que « tout en conservant en théorie sa liberté d’appréciation au fond, le juge est largement tenu par les constatations et les évaluations de l’expert auquel, du reste, il ne se serait pas adressé s’il avait pu résoudre lui-même la question technique à laquelle, en cours d’instruction, il est confronté. »381 382 Plus le litige est, du point de vue des faits, technique, plus le juge

sera lié par l’expertise.383

292. Le risque est donc de voir l’expertise prendre une place déterminante, au sens propre du terme, dans la décision du juge384.

A cet égard, une décision du Conseil d’Etat est particulièrement éloquente. Dans un arrêt du 20 février 2009385, le juge de cassation censure un arrêt du juge d’appel386 qui avait conclu à l’absence de lien de causalité entre deux faits en contradiction avec le rapport de l’expert commis par ces mêmes juges. Le Conseil d’Etat considère qu’en ne suivant pas les conclusions de l’expertise établissant l’existence d’un lien de causalité, les juges du fond ont entaché leur décision de

381 O. Gohin, op. cit., p. 273.

382 M. Terré note, à propos de ce poids de l’expertise dans la décision des juges, que « dès lors que, plus que par le passé, les conclusions de l’expert emportent assez largement l’opinion du juge, il est indispensable que la procédure devant l’expert soit contradictoire, à l’image de la procédure devant le juge, tout simplement parce qu’il faut tenir compte du préjugé que contient implicitement le rapport d’expertise, quelle que puisse être la relativité de ses conclusions. Il y a là un signe parmi d’autres d’un glissement qui n’est pas sans danger sur la pente d’un rapprochement des rôles. » F. Terré, « Observations finales », in L’expertise (Coord. M.-A. Frison-Roche, D. Mazeaud), Dalloz, Thèmes et commentaires, Paris 1995.

383 Nous pourrions ajouter que la question de l’étendue de la mission de l’expert en matière causale pose un problème particulier eu égard à la conséquence de la reconnaissance de l’existence d’un lien de causalité dans un certain nombre de régimes de responsabilité administrative, notamment et évidemment dans le cadre du régime de la responsabilité sans faute. Dans ce régime, la reconnaissance de l’existence d’un lien de causalité prend une dimension fondamentale, en ce qu’il suffit au juge administratif de constater que ce lien existe entre un fait de l’administration et un dommage pour que la responsabilité de celle-ci, outre les conditions d’anormalité et de spécialité du préjudice dans certains cas, soit engagée. La proximité entre la recherche des causes d’un dommage et la distinction des responsables étant d’autant plus ténue que le régime de responsabilité applicable est objectif, on comprend aisément l’importance d’une expertise qui établirait l’existence d’un lien de causalité dans une telle configuration.

384 Pour une critique de la place des experts et des expertises dans les jugements, place considérée comme une « confiscation d’une part de latitude du juge », v., C. Schaegis, Progrès scientifique et responsabilité administrative, thèse, éd. CNRS Droit, Paris 1998, p. 257 à 259.

385 CE 20 février 2009, Mme Huguette A. c. Ministre de la défense, n°296120. 386 Il s’agissait de la Cour régionale des pensions de Montpellier.

dénaturation . La rédaction de l’arrêt prend soin toutefois de souligner qu’il n’y a dénaturation en l’espèce que dans la mesure où les juges du fond ne se sont fondés que sur les « seules énonciations du rapport » d’expertise, pourtant catégorique, pour adopter une conclusion inverse. Cette rédaction prudente, d’un arrêt d’espèce388,

interdit de conclure à l’aliénation de la liberté d’appréciation des juges du fond. Néanmoins, on ne peut que constater le poids de l’expertise -qui ne manque pas, du reste, d’être catégorique dans son appréciation du lien de causalité- en tant que preuve. En l’absence d’éléments d’instruction contraires et face à des conclusions catégoriques, les juges du fond sont, selon cet arrêt, liés dans leur appréciation de l’existence d’un lien de causalité. Une autre question se pose au surplus. La dénaturation porte-t-elle sur l’expertise elle-même ou sur les faits tels que décrits par l’expertise ? On ne peut assimiler les deux. Dans le premier cas, la dénaturation se limite à l’interprétation des conclusions de l’expertise (les juges lisent X dans un rapport qui conclut Y); dans le second, la dénaturation porte directement sur les faits