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La causa proxima, le lien de causalité limité dans le temps

Section 2 Les outils conceptuels d’analyse du lien de causalité juridique

B) La relativité aquilienne et la théorie de la causa proxima

2) La causa proxima, le lien de causalité limité dans le temps

de la relation causale. Le fondement de la théorie de la causa proxima est certainement à la fois le plus simple et le plus objectif mais aussi le plus creux sur le

205 Infra, p. 229 et s. 206 Infra, p. 337 et s. 207 Infra, p. 113 et s.

fond. La logique particulièrement objective de la causa proxima (i) est ainsi certainement ce qui en fait la théorie la moins pertinente juridiquement (iii) malgré des prolongements intéressants dans la théorie du fait intermédiaire (ii).

i) Une logique chronologique

174. Contrairement aux théories précédemment exposées qui, toutes, proposent une sélection des causes pertinentes sur le fondement de l’importance de la cause, la théorie de la causa proxima ne se fonde, a priori, que sur la place du fait potentiellement causal dans le temps. Mais c’est précisément cette place dans le temps qui donne à cette cause sa pertinence.

175. Joseph Favier écrit, pour la proximité temporelle, que « la place208 des

conditions dans le temps, par rapport au résultat final, [a été proposée par certains auteurs] pour nous guider dans la recherche de la cause. Partant de l’idée que l’esprit ne saisit pas autre chose que le déroulement extérieur des faits, les tenants de cette opinion affirment que la cause d’un phénomène donné réside dans l’antécédent qui le précède immédiatement209.210 »211 La cause devrait ainsi s’entendre du dernier fait ayant concouru à la production de l’effet, au basculement vers l’effet, pourrait-on écrire. De fait, il faut accorder à cette théorie le crédit d’une forme d’objectivité, la chronologie des évènements décide de leur qualification juridique et permet de couper strictement la chaîne causale. Pierre Marteau souligne, entre autres, la logique presque métaphysique qui peut imprégner la causa proxima : « nous trouvons dans la doctrine allemande une théorie dite « de l’équilibre », professée par Binding212. […]

Binding considère tout changement comme le résultat de la lutte victorieuse de forces qui tendent à le réaliser contre d’autres forces qui s’y opposent. La participation d’un homme à la production d’un changement pourra résulter, soit de sa collaboration avec des forces favorables à celui-ci, dont il augmente l’efficacité, soit de son action destructive sur les forces contraires, qu’il affaiblit. Il réalise ainsi une rupture de

208 L’auteur souligne. 209 Idem.

210 La causa proxima est parfois dénommée aussi « cause immédiate ». 211 J. Favier, op. cit., pp. 181-182.

212 Pierre Marteau cite l’auteur allemand Karl Binding, Die Normen und ihre Ubertretung, Leipzig 1890.

l’équilibre préexistant entre ces deux séries de forces antagonistes. Son acte doit alors être considéré comme causal. »213 Mais l’auteur souligne toutefois que « cette

explication est loin d’être complète » et que « l’incertitude apparaît parmi les interprètes lorsqu’il s’agit de déterminer la condition qui a provoqué la rupture de l’équilibre. »214 Ce qui revient aussi à devoir déterminer ce qu’il faut entendre par

« équilibre » ; on perd, on le comprend, l’objectivité supposée de la théorie de la causa proxima que la théorie du fait intermédiaire a souhaité, sur les mêmes fondements, retrouver.

ii) La théorie du fait intermédiaire, une autre logique

chronologique

176. Les partisans de la théorie du fait intermédiaire215 peuvent être considérés

comme les continuateurs de la théorie de la causa proxima. Le fondement de la théorie demeure effectivement le même que celui de la théorie de la causa proxima : la chronologie des faits. Mais lorsque la causa proxima se proposait de sélectionner le fait causal pertinent, la théorie du fait intermédiaire offre, à l’inverse, d’écarter le fait qui eut pu être retenu comme la cause du dommage en raison de l’intervention d’un fait « intermédiaire ».

177. M. Vialle, qui a théorisé l’idée de fait intermédiaire, explique ainsi que « de manière générale, on peut dire que le fait intermédiaire est une condition postérieure au fait dommageable invoqué par le requérant. Chaque fois que le Conseil d’Etat doit décider du caractère direct du dommage (ou du préjudice), il oriente son analyse vers la recherche d’un évènement qui, postérieurement au fait dommageable ou au dommage dont le requérant demande la reconnaissance en tant que cause directe, est nécessaire à la survenance de ce dommage (ou de ce préjudice). Si la Haute Assemblée découvre un tel évènement, le rapport de cause à effet ne sera plus direct ; le fait intermédiaire rompra la ligne de la causalité. Le plus souvent il sera donc aisé de déterminer si la cause invoquée est directe, il conviendra simplement de

213 P. Marteau, op. cit., p. 54. 214 P. Marteau, op. cit., pp. 54-55.

215 P. Vialle, « Lien de causalité et dommage direct dans la responsabilité administrative », RDP 1974, p. 1243.

découvrir tous les antécédents nécessaires et de fixer l’ordre dans lequel ils sont apparus ; seul le dernier pourra acquérir la qualité de cause juridique. En règle générale le fait intermédiaire consiste à la fois en une condition nécessaire et en une condition plus rapprochée dans le temps. »216 La logique est relativement simple

mais elle se fonde sur deux postulats. L’application de la théorie du fait intermédiaire suppose d’abord que soit préalablement sélectionné un fait dommageable en tant que cause juridiquement pertinente. Rien n’indique a priori que le fait dont le requérant se plaint recèle une quelconque pertinence causale, il faut d’abord que le juge décide que ce fait est la cause du dommage dont il est demandé réparation. Ensuite, c’est le second postulat, la théorie du fait intermédiaire nécessite que l’enchaînement chronologique de faits causaux soit connu du juge. Là encore, cela suppose une connaissance objective des faits et de leur déroulement dont on ignore les critères d’appréciation. C’est seulement sur le fondement de ces deux éléments que le juge pourrait procéder à l’examen de l’existence d’un fait intermédiaire qui viendrait rompre la chaîne causale et, à partir de cette seule position chronologique, retirer au fait initialement sélectionné sa pertinence causale. Ceci en revient à conférer au fait le plus proche du dommage une pertinence causale, donc, à l’instar de la théorie de la causa proxima, à donner au seul écoulement du temps, un intérêt juridique.

iii) La faiblesse du critère temporel

178. La chronologie des faits est un élément essentiel pour l’ordonnancement ou la lecture de leur enchaînement, mais qui ne dit rien de ces faits. Mécaniquement, un fait ancien peut avoir gravement déséquilibré une situation sans qu’elle rompe et le fait le plus proche n’être qu’une vétille qui aura couronné un processus.217

Juridiquement, il est évident que l’objectivité du critère temporel n’est pas satisfaisante, M. Vialle le souligne lorsqu’il écrit que « la difficulté essentielle présentée par la théorie du fait intermédiaire provient […] de sa rigueur. Dans

216 P. Vialle, préc., pp. 1271-1272.

217 Pierre Marteau écrit que la théorie de la théorie de la rupture de l’équilibre « consiste tout entière en une comparaison empruntée au domaine de la mécanique. Mais sans avoir même à sortir de celui-ci elle s’expose à une critique. Il n’est pas vrai, en mécanique, que la résultante d’un système de force soit la conséquence de l’une d’entre elles au détriment des autres. Au contraire, on ne pourra la définir qu’en tenant compte de toutes les forces qui interviennent dans le système, y jouent des rôles identiques, et ont toutes des droits au titre de cause. » P. Marteau, op. cit., p. 56.

certaines hypothèses, écrit-il, l’équité demande que réparation soit accordée malgré la présence d’un fait intermédiaire. »218

179. Mais plus encore, il nous semble que le raisonnement conduisant à la lecture chronologique des faits ne peut s’extraire d’un jugement de valeur porté, plus ou moins explicitement, sur les faits, ne serait-ce que pour les distinguer des simples conditions de survenance du dommage. Ordonner chronologiquement des faits n’est possible qu’à condition d’avoir sélectionné les faits pertinents à ordonner, ce qui implique donc nécessairement qu’on ait porté un jugement sur des faits pour les élever au rang de faits causaux dans un enchaînement causal. La logique est donc circulaire, « est la cause, la cause survenue après la cause », mais on ne sait rien des critères permettant de distinguer la première cause. Aussi lorsque M. Vialle écrit « on peut dire que le fait intermédiaire est une condition postérieure au fait dommageable invoqué par le requérant »219, il faut comprendre que le fait dommageable invoqué par le requérant est bien un fait causal, inscrit dans une chaîne causale, mais rien ne nous indique les critères qui ont permis une telle qualification.

180. Toutes les théories classiques que nous venons d’exposer présentent ainsi des intérêts mais nous apparaissent aussi, chacune, profondément et singulièrement critiquables. Mais, au-delà de ces critiques singulières, une critique d’ensemble doit leur être adressée et permettre leur dépassement.

Sous-section 2 Critique de la théorisation classique du lien de causalité

181. Le caractère prescriptif -et non descriptif- des théories de la causalité est un trait qui leur est commun en l’absence de jurisprudence univoque (A). C’est un fait que nous devons critiquer sans toutefois adopter une position purement sceptique envers les théories de la causalité (B).

218 P. Vialle, préc., p. 1291. M. Vialle tempère l’idée d’une conception générale applicable à toutes les situations (p. 1282) et précise que la théorie du fait intermédiaire n’a pas vocation à s’appliquer dans toutes les situations mais est un moyen, pour le Conseil d’Etat, « qui permet la systématisation logique de sa jurisprudence, sous réserve d’exceptions qui autorisent la conduite d’une politique jurisprudentielle dont l’objectif est la recherche de solutions équitables. (p. 1293).