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L’explication causale valide sans le soutien de lois causales générales

Section 1 Le lien de causalité, une explication causale

A) L’explication causale valide sans le soutien de lois causales générales

112. Le juge n’a pas pour fonction de découvrir les « lois de la causalité » qui s’appliquent à notre monde et les questions causales qui se posent à lui ne le nécessitent du reste pas. Le raisonnement qu’il doit mener pour lier deux faits dans un procès en responsabilité n’est pas un raisonnement causal qui impose ou qui suppose

134 K. Popper, op. cit., p. 166.

135 Gilles Deleuze écrit que « l’association d’idées [la causalité, aussi rationnellement recherchée, pourrions-nous ajouter] ne définit pas un sujet connaissant, mais au contraire un ensemble de moyens possibles pour un sujet pratique dont toutes les fins réelles sont d’ordre passionnel, moral, politique, économique. » G. Deleuze, op. cit., p. 138.

qu’il recherche des lois générales qui gouvernement l’enchaînement des faits ou qu’il se rapproche de leur découverte, voire de la « vérité ».

113. Pour le comprendre, il est nécessaire de distinguer les lois causales générales et intangibles telles qu’exposées par Hume des explications causales singulières (la certitude, dans les deux cas, étant toujours une chimère) ou, ainsi que l’écrit le philosophe Geert Keil à propos de l’analyse de Davidson, de quitter « la métaphysique de la relation causale » pour « la pragmatique du concept d’explication. »136 (1). Cette distinction permet de comprendre que l’explication causale peut être valide et suffisante137 en étant toutefois partielle (2).

1) Le pragmatisme de l’explication causale

114. Donald Davidson étudie cette différence de nature qui existe entre les « lois prédictives » (les lois d’inférence causale, la causalité) et les explications causales singulières – des « rationalisations »138- dans son ouvrage Actions et

événements. Le philosophe écrit que « notre ignorance des lois prédictives appropriées ne nous interdit pas de donner des explications causales valides, ou tout au moins quelques-unes de ces explications.» Davidson part de la thèse humienne de la causalité selon laquelle « nous pouvons définir une cause comme un objet, suivi par un autre, tel que tous les objets semblables au premier soient suivis par des objets semblables au second » et explique que « nous sommes en général bien plus certains de l’existence d’une connexion causale que nous ne le sommes de l’existence d’une loi causale gouvernant la circonstance en question. »139

115. La « certitude » qu’un fait en a bien causé un autre nous est, effectivement, familière. Nous n’avons pas besoin de connaître de lois causales générales pour expliquer le « pourquoi » d’un accident de la route sans nécessairement se tromper, ou les raisons d’une défaillance sans forcément dire faux.

136 G. Keil, « La cause d’un événement, éléments d’une métaphysique descriptive de la causalité entre événements » (trad. M. Kistler), in Causalité, Revue Philosophique, op. cit., p. 26.

137 Nous soulignons.

138 D. Davidson, Actions et événements, op. cit. Davidson explique en chapeau introductif de son premier essai qu’il veut « défendre la thèse traditionnelle – qui est aussi celle du sens commun- selon laquelle une rationalisation est une forme d’explication causale ordinaire. » (p. 15).

Pour cela, nous procédons, plus ou moins consciemment, à des généralisations qui ne pourraient jamais servir de lois prédictives mais peuvent être suffisantes et valides pour expliquer des faits passés.

116. L’exemple que prend Davidson explicite son raisonnement : « je suis certain, écrit l’auteur, que la vitre de la fenêtre s’est brisée parce qu’elle a été frappée par une pierre – j’ai vu tout ce qui s’était passé. Mais je ne dispose pas (et quelqu’un en dispose-t-il ?) de lois sur la base desquelles je peux prédire quelles sortes de coups casseront quelles sortes de vitres. Une généralisation telle que : « Les vitres sont fragiles, et les choses fragiles tendent à casser quand on les frappe assez fort, toutes choses égales par ailleurs » n’est pas une loi prédictive rudimentaire – la loi prédictive, si nous l’avions, serait quantitative et utiliserait des concepts très différents. La généralisation, comme nos généralisations au sujet du comportement, a une fonction différente : elle nous permet de savoir qu’il existe une loi causale qui couvre le cas en question. » La connaissance de l’existence de cette loi ne suppose pas qu’on comprenne l’entièreté de la relation causale.

117. Il faut donc percevoir la « séquence » analysée comme un événement singulier et non le résultat de lois causales générales, mais cette pragmatique de l’explication n’est pas nécessairement contraire aux lois causales générales qui ont rendu possible l’événement. Il s’agit là d’une question de « degré » de précision de notre explication causale qui ne suppose pas que nous ayons tort et qui ne nécessite pas que nous soyons plus informés (avec les éléments nécessaires au dégagement d’une loi de la causalité c'est-à-dire des éléments infiniment précis et quantifiés pour se rapprocher de l’équation « si A est, B sera »).

2) Une explication partielle, sélective peut-être valide (l’explication causale du juge)

118. Le caractère partiel de l’explication causale ne l’entache pas de fantaisie ni nécessairement d’invalidité par rapport à des lois causales plus générales qui pourraient être dégagées (i). Seulement, en étant partielle, l’explication se fait nécessairement sélective. Ce sont les critères de cette sélection qui devront nous alors nous intéresser (ii).

i) La validité logique d’une explication partielle 119. Davidson résout cette équation entre validité de l’explication et absence d’exhaustivité de cette explication dans la partie de son ouvrage consacrée aux relations causales140 : « nous devons distinguer nettement, écrit-il, les causes des

traits que nous découvrons quand nous les décrivons, et par conséquent […] il nous faut distinguer la question de savoir si un énoncé dit effectivement qu’un événement en a causé un autre de la question de savoir si les événements sont caractérisés de façon telle que nous puissions déduire, ou inférer d’une manière quelconque, à partir de lois ou d’autres généralisations causales, que la relation à laquelle nous avons affaire est causale. « La cause du fait que cette allumette s’est allumée est qu’elle a été frottée » - Oui, mais ce n’était là qu’une partie141 de la cause ; il fallait que ce fût

une allumette sèche, qu’il y eût suffisamment d’oxygène dans l’atmosphère, qu’elle eût été frottée assez fort, etc. » Nous devons maintenant bien voir, poursuit Davidson, que le commentaire « Oui, mais » n’est pas aussi significatif que nous le pensions. L’important n’est pas que le fait de frotter cette allumette était seulement une partie de la cause, car cette allumette était en fait sèche, car l’oxygène était assez abondant, et car le frottement était assez fort. Ce qu’il y a de partiel dans la phrase « La cause de l’allumage de cette allumette est qu’elle fut frottée » est la description142 de la cause ; au fur et à mesure que nous ajoutons des éléments à la description de la cause, nous pouvons déduire, de cette description et des lois, qu’un effet du type de celui décrit s’ensuivrait. »143 144

140 D. Davidson, op. cit., Essai 7, pp. 199 et s. (Davidson y traite de la question, proche de celle que nous nous posons à l’égard du raisonnement causal que le juge a à mener, qu’il formule ainsi « quelle est la forme logique d’énoncés causaux singuliers tels que « L’inondation a causé la famine », « Le coup de poignard causa la mort de César », « L’incendie de la maison fut la cause du fait que le porc grilla » ? Cette question, explique-t-il, est plus modeste que la question de savoir comment nous savons que de tels énoncés sont vrais, et que la question de savoir si l’on peut les analyser en termes, par exemple, d’une conjonction constante. » (p. 199).)

141 L’auteur insiste. 142 Idem.

143 D. Davidson, op. cit., pp. 207-208.

144 Davidson précise par rapport à la thèse de Hume : « cela montre-t-il que Hume avait tort quand il soutenait que les énoncés causaux présupposent des lois ? Pas nécessairement, car la thèse de Hume […] est ambigüe. Ou bien elle peut vouloir dire que « A a causé B » implique l’existence d’une loi particulière mettant en jeu les prédicats [l’ensemble des éléments composant l’énoncé « A » ou l’énoncé « B »] utilisés dans les descriptions « A » et « B », ou bien elle peut vouloir dire que « A a causé B » implique l’existence d’une loi causale exemplifiée par certaines descriptions vraies de « A » et de « B ». De toute évidence, souligne Davidson, chacune des deux versions de la doctrine de

120. L’explication causale des faits passés est ainsi beaucoup plus « libre » dans la sélection des « traits » causaux qu’elle considère pertinents que l’inférence causale qui, si elle se veut tendre vers la certitude, ne tolère aucune imprécision. Mais, évidemment, la « temporalité » des faits joue un rôle essentiel. L’explication causale porte sur des faits qui ont eu lieu (explication ex post), quand l’induction porte sur des faits qui, potentiellement, auront lieu. Dans le premier cas, le tableau est peint et il faut y distinguer les traits saisissants, dans le second, tout est à peindre.145 Or, cette hypothèse est précisément celle qui se présente au juge dont l’office est, nous y reviendrons très largement, de juger des faits passés.146 Pour la validité de ce jugement causal, l’ignorance des lois causales générales n’est donc absolument pas invalidante. « L’explication la plus primitive d’un événement consiste à donner sa cause ; les explications les plus élaborées peuvent nous en dire plus, ou renforcer l’énoncé causal singulier en produisant une loi pertinente ou en donnant des raisons de croire qu’il existe une telle loi. Mais c’est erreur de penser qu’on n’ait pas donné d’explication tant qu’on n’a pas produit de loi. »147

121. La validité de l’explication n’est donc pas contredite par son caractère partiel, au contraire pourrait-on dire. En dégageant des traits généraux, on risque peu d’effectuer des explications irrationnelles. Seulement, il faut accepter que le caractère partiel de l’explication nécessite donc que l’on effectue un choix, une sélection et ne prétende pas à la certitude causale. Une explication causale ne se situe pas dans l’ordre de la certitude unique mais dans la hiérarchie de la pertinence par rapport à une autre explication possible.

ii) Le caractère sélectif de l’explication causale

Hume permet de donner un sens à la thèse selon laquelle les énoncés causaux singuliers impliquent des lois, et chacune de ces versions nous autorise à dire que les explications causales « impliquent l’existence de lois ». Mais la seconde version est bien plus faible, en ceci qu’aucune loi particulière n’est impliquée par une affirmation causale singulière, et on peut défendre une affirmation causale singulière – si besoin est- sans défendre une loi quelconque. » (pp. 32-33).

145 Pas véritablement « tout » car les expériences passées guident déjà le pinceau.

146 Nous étudierons en temps utile l’exception que constitue la perte de chance. V. Infra, p. 420 et s. 147 D. Davidson, op. cit., p. 33.

122. Nous retrouvons ici peu ou prou l’enseignement de Félix Ravaisson que nous citions auparavant, « la sagacité à découvrir les causes n’est […] autre chose que la perspicacité dans la détermination d’une limite… », il nous faudrait seulement écrire avec le vocabulaire de Davidson, « la sagacité à expliquer les événements n’est autre chose que la perspicacité dans la sélection des causes partielles… ».

123. Nous le savons désormais, le caractère partiel de l’explication causale permet de maintenir une cohérence logique : ce n’est pas parce que nous expliquons partiellement un événement que nous sommes en contradiction avec les lois de la causalité. Mais le caractère partiel nous invite à constater que l’acte d’explication est un acte de sélection, c’est l’exercice d’un choix possible parmi des possibles. La question qui en découle inévitablement porte donc sur les raisons de cette sélection, ses justifications, ses critères. L’idée n’a rien d’original ici mais elle nous permet d’avancer désormais que la reconnaissance de l’existence d’un lien de causalité procède d’un acte d’explication sélectif. Ces explications ne permettent pas de considérer avec certitude qu’un fait est la cause d’un dommage mais de considérer que l’explication de ce dommage est une explication sélective pertinente. Puisque l’explication causale est affaire de sélection entre plusieurs explications causales possibles -certaines paraissant souvent beaucoup plus évidentes que d’autres- la validité d’une explication causale ne se trouvera jamais dans la démonstration d’une certitude mais dans la démonstration du caractère pertinent de l’explication par rapport à une autre. Les raisons de la sélection nous occuperont donc et nécessiteront pour être distinguées que nous observions de façon pragmatique les explications causales du juge.

124. Auparavant, nous devons constater que l’explication causale outre qu’elle ne nécessite pas de connaitre des lois causales générales pour être valide, n’induit pas non plus qu’il faille ou qu’il soit possible de dégager des lois prédictives sur le fondement de cette explication singulière.

B) La différence entre les concepts utiles à l’explication causale et