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L’appréciation souveraine de l’existence d’un lien de causalité

Section 1 : Le lien de causalité comme donnée factuelle

B) L’appréciation souveraine de l’existence d’un lien de causalité

249. Dans trois arrêts du 28 juillet 1993306, le Conseil d’Etat décide que la question de l’existence du lien de causalité, rigoureusement circonscrit comme le lien existant entre une cause et un dommage, dépend de l’appréciation souveraine des juges du fond. L’arrêt Consorts Dubouloz307 formule ainsi ce principe : « après avoir

304 CE 26 novembre 1993, Société civile immobilière « Les Jardins de Bibemus », n° 108851, rec. 327,

D. 1994, SC, p. 366, note P. Bon et P. Terneyre.

305 Les commentateurs de cet arrêt considèrent, pour leur part et contrairement à nous, qu’il s’agit dans cet arrêt de « La question du contrôle par le juge de cassation du lien de causalité entre le préjudice subi et le fait dommageable ». D. 1994, préc.

306 CE Sect. 28 juillet 1993, Consorts Dubouloz, préc.; CE Sect. 28 juillet 1993, SARL Bau-Rouge, préc.; CE Sect. 28 juillet 1993, Ministre de la Défense c. Stefani, préc.

souverainement estimé qu’il n’y avait pas de lien entre le décès de la victime et l’insuffisance non contestée des moyens de secours mis en place par la commune de Saint-Jean-Trolimon, la cour a pu… ».

250. Par la suite et de façon plus explicite, le Conseil d’Etat, dans un arrêt postérieur de deux ans, l’arrêt M. de Bray du 1er février 1995308, affirme que « la cour

a jugé que la preuve n’était pas apportée d’un lien de causalité entre l’ouvrage public routier et le dommage invoqué ; qu’il n’appartient pas au juge de cassation de contrôler l’appréciation des faits à laquelle s’est ainsi livré le juge du fond. »

251. Encore, dans un arrêt du 17 mai 2000309, le Conseil d’Etat pose que « la cour a pu, dans son appréciation souveraine des faits, juger qu’il existait un lien de causalité entre le défaut d’entretien normal de l’ouvrage et l’accident dont a été victime M. Chaignaud ; que l’appréciation souveraine à laquelle la cour s’est livrée […] n’est pas susceptible, en l’absence de dénaturation des pièces du dossier310, d’être contestée devant le juge de cassation ». Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat considère en outre, que la mesure du rôle causal de chaque fait, dans les hypothèses de pluralité de causes, appartient aussi à l’appréciation des juges du fond.

252. La doctrine, sur ces différents arrêts, a souligné la portée de ce principe et, ainsi que nous l’étudierons après311, ses limites.

253. M. Moreau, dans ses observations sur l’un de ces trois arrêts, l’arrêt Ministre de la défense c. Stefani312, qui porte le même principe, distingue, pour sa

part, précisément l’opération de liaison causale de la question de l’étendue du préjudice. M. Moreau écrit que « M. Stefani a subi un préjudice physique à la suite de sa tentative de suicide. Celle-ci a eu lieu « alors qu’il effectuait son service militaire » (lien temporel) ; l’intéressé s’est blessé « avec son arme de service » (lien

308 CE 1er février 1995, M. de Bray, rec. 60, RFDA 1995, p. 413, n°134768 (cet arrêt est plus explicite mais c’est une décision de sous-sections réunies alors que les trois arrêts de 1993 sont des arrêts de section),

309 CE 17 mai 2000, Département de la Dordogne, RFDA 2000, p. 907, D. 2000, IR, p. 179, AJDA 2000, p. 906, n° 203546.

310 Nous y reviendrons dans la section suivante. 311 Infra, p. 146 et s.

312 J. Moreau, obs. préc. sous CE Sect. 28 juillet 1993, Ministre de la Défense c. Stefani AJDA 1993, p. 747.

instrumental). En raison de ces deux éléments, pour la cour, le lien de causalité entre l’accident et le service doit être considéré comme démontré. »

254. Sans revenir ici sur l’exposé des critères d’établissement du lien de causalité, il nous faut relever que l’analyse du lien de causalité est nettement distinguée de celle du préjudice (de son étendue ou, de façon synonyme, de son caractère direct par rapport au dommage). Le « préjudice physique » subit par M. Stefani ne survient qu’ « à la suite de sa tentative de suicide », laquelle constitue le dommage lié, lui, avec le fonctionnement du service qui en est la cause.

255. Il appartient donc aux juges du fond de dire s’il existe un lien de causalité entre deux faits. Ceux-ci apprécieront ainsi, à titre d’illustrations, que « la cause des dégradations subies par [une] parcelle […] réside dans la façon maladroite et par trop simpliste dont a été traité le passage [d’une] voie rapide »313 ; que « la rupture des amarres du bateau de M. X a été provoquée par la dislocation et l'arrachage du ponton B sous l'effet de la violence de la houle cyclonique ; qu'ainsi, il existe un lien de causalité direct entre les dommages subis par M. X et l'ouvrage public portuaire »314 ;

que « le terrain d'assiette du projet de construction a été acquis sur le fondement du certificat d'urbanisme erroné concluant à la faisabilité de l'opération envisagée, un lien de causalité direct et certain est établi entre ce certificat fautif et le dommage subi par les époux X du fait de l'achat de la parcelle qu'ils ont cru à tort constructible »315 ; qu’il existe un lien de causalité entre « une défaillance de

l'administration dans l'application des instructions du ministre, [ayant conduit] ce dernier a interdi[re] le transport de ferme à ferme, ce qui constitue la cause directe des difficultés économiques [que la victime] a rencontrées, son activité consistant précisément à transporter des animaux »316 ; qu’il existe « un lien de causalité entre

une prise en charge inappropriée de l'accouchement de Mme X et une partie du handicap de l'enfant »317, les actes des médecins ayant retardé la réalisation d’une

césarienne devant permettre d’ôter le cordon ombilical enroulé autour du cou de

313 CAA Marseille, 30 septembre 2010, n° 07MA00672. 314 CAA Bordeaux, 10 juin 2010, n° 09BX02345. 315 CAA Nantes, 18 mars 2010, n° 09NT02407. 316 CAA Lyon, 26 novembre 2009, n° 07LY01121. 317 CAA Versailles, 29 septembre 2009, n° 07VE02316.

l’enfant ; que des inondations ont été causées par « la mauvaise conception du réseau d'évacuation des eaux pluviales qui comporte une insuffisance de débit »318.

256. Le juge du fond apprécie aussi, à l’inverse, concernant le recours d’une personne atteinte de sclérose en plaques que « les premiers symptômes de cette maladie, consistant notamment en des vertiges, des céphalées et une diplopie transitoire, sont apparus en 1987, soit à une date antérieure aux vaccinations incriminées ; que, dès lors, Mme X… n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que le Tribunal administratif de Toulouse a estimé que le lien de causalité entre les vaccinations qu’elle a subies et l’apparition de sa maladie n’était pas établi »319 ; qu’une victime « n'apporte au soutien de ses allégations, qui ne sont pas corroborées par les autres pièces du dossier, aucun élément probant permettant de connaître la localisation exacte de l'endroit de sa chute et de savoir en particulier si elle est survenue dans une allée ouverte à la circulation des piétons ; que, dans ces circonstances, le lien de causalité entre la chute dont [elle] a été victime […] et le défaut allégué d'entretien normal de la voie publique ne saurait être regardé comme établi »320 ; que des autorités investies du pouvoir de police ne se sont pas abstenues

d'agir mais ont été placées dans l'impossibilité matérielle d'intervenir efficacement ; qu'ainsi, l'existence d'un lien de causalité entre le dommage dont la société [X…] demande réparation et le fait de l'administration n'[est] pas établie »321 ; que « la seule

mention de la succession temporelle entre les décisions illégales et les problèmes de santé dont il a souffert, [ne suffit pas à établir] qu'existerait un lien de causalité entre lesdits problèmes de santé et les fautes commises par les instances locales de l'ordre des chirurgiens dentistes »322 ; ou encore qu’aucun lien direct de causalité n'est établi

entre, d'une part, le préjudice financier dont se prévaut la [Y…] et qui résulte d'un choix de gestion de patrimoine de la part des époux X et d'elle-même et, d'autre part, les prétendues fautes qu'aurait commises l'administration fiscale lors des opérations

318 CAA Douai, 9 décembre 2008, n° 07DA01547. 319 CAA Bordeaux, 14 décembre 2010, n° 10BX01125. 320 CAA Lyon, 25 novembre 2010, n° 09LY01290. 321 CAA Versailles, 8 juillet 2010, n° 09VE00030. 322 CAA Paris, 1 mars 2010, n° 09PA02433.

d'établissement, de mise en recouvrement et de dégrèvements des impositions mises à la charge des époux X au titre des années 1987 à 1989 »323.

257. L’exercice de cette compétence par les juges du fond, ainsi que le montrent ces exemples d’appréciation, nécessite de ceux-ci qu’ils aient connaissance de l’ensemble des faits du litige qu’ils auront à apprécier. Pour établir la matérialité des faits puis les apprécier, le juge du fond bénéficiera du pouvoir d’instruction. Cette instruction est à la fois le cadre et le moyen d’apprécier l’existence du lien de causalité. Elle manifeste, en outre, l’attachement du juge administratif à la matérialité des faits de la cause pour reconnaitre l’existence d’un lien de causalité.

Sous-section 2 : L’instruction, moyen d’apprécier l’existence du lien de causalité

258. Les mesures d’instruction à la disposition du juge sont multiples. Toutes sont susceptibles d’intéresser l’établissement du lien de causalité. La visite des lieux324, l’audition de témoins325, peuvent permettre de faire la lumière sur la cause

d’un dommage. Toutefois, l’expertise constitue la mesure d’instruction la plus pertinente et la plus fréquemment utilisée (B), en sus de la communication et de la production de preuves par les parties elles-mêmes pour établir l’existence du lien de causalité ou, au contraire, son inexistence (A).