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L’influence de la théorie de la causalité adéquate dans la jurisprudence

Section 2 Les outils conceptuels d’analyse du lien de causalité juridique

A) L’absence de caractère univoque de la jurisprudence

1) L’influence de la théorie de la causalité adéquate dans la jurisprudence

183. La doctrine de droit public a pu considérer que « sauf exception, la recherche de la cause par le juge administratif relève d’une méthode plus raffinée [que celle de l’équivalence des conditions] dite « théorie de la causalité adéquate »220 et expliquer que « les commentateurs s’accordent à penser que le système de la causalité adéquate rend assez exactement compte des solutions jurisprudentielles. »221

184. L’arrêt du Conseil d’Etat, Section, du 14 octobre 1966 Marais222 est le plus souvent pris pour exemple et point de départ223 de l’influence de la causalité

adéquate sur le raisonnement causal du juge administratif.224 Bien avant déjà M.

220 R. Chapus, D.A.G, T. 1, op. cit., p. 1221.

221 J. Moreau, La responsabilité administrative, op. cit., p. 82.

222 CE Sect., 14 octobre 1966, Marais, n° 60783, rec. 458, D. 1966, p. 636, concl. Galmot.

223 Par exemple, G. Darcy, La responsabilité de l’administration, Dalloz, coll. « Connaissance du Droit, droit public », Paris 1996, p. 124, « la tendance est de considérer [que le juge administratif] a une longue faveur pour « la causalité adéquate » qui consiste en une appréciation sélective des facteurs ayant contribué à la réalisation effective du dommage pour ne retenir que celui ou ceux qui devaient raisonnablement l’entraîner. Pour le commissaire du gouvernement Galmot, la notion de cause se distingue de celle de conditions nécessaires du dommage. Il appartient au juge d’opérer un choix parmi toutes les conditions indispensables et de ne retenir que celles qui paraissent liées au dommage par un rapport privilégié. C’est ce que fera le Conseil d’Etat dans l’arrêt du 14 octobre 1966, Marais ». (p. 124) ; M. Guettier cite aussi l’arrêt Marais à la base de la conception du juge administratif qui « apprécie de façon sélective les facteurs ayant contribué à la réalisation effective du dommage pour ne retenir que celui qui devait raisonnablement l’entraîner. » ; C. Guettier, La responsabilité administrative, L.G.D.J., Paris 1996, p. 127 ; de même ; de même, P.-L. Frier, J. Petit, Précis de droit administratif, 5e éd. Montchrestien, coll. « Domat droit public », Paris 2008, p. 513. 224 Mme Deguergue souligne très justement que nombre d’arrêts antérieurs à l’arrêt Marais se fondent déjà sur la cause « déterminante » du dommage à l’exclusion des autres, laissant au moins comprendre le rejet de la théorie de l’équivalence des conditions par le juge administratif. V., notamment, CE Sect., 20 novembre 1964, Ville de Carcassonne, rec. 573, AJDA 1965, p. 183, concl. M. Bertrand et CE 6 juillet 1966, Compagnie générale des Eaux c. Vve Mallet, rec. 451 ; dans ces deux arrêts, le Conseil d’Etat utilise expressément la notion de « cause déterminante ». C’est au demeurant ce que souligne aussi le commissaire du gouvernement Galmot au soutien de ses conclusions (p. 637).

Chapus savait pourtant expliquer dans sa thèse que « la position de Conseil d’Etat quant au problème de la détermination du lien de causalité en matière de responsabilité pour faute […] se rattache à la théorie de la causalité adéquate. » M. Chapus pouvait fonder son analyse sur nombre de décisions du Conseil d’Etat ne retenant, par exemple, qu’une seule cause du dommage du fait de sa gravité à l’exclusion des autres faits potentiellement causaux.226

185. Mais l’effort conceptuel du commissaire du gouvernement Galmot dans ses conclusions sur l’arrêt Marais justifie et explique à n’en pas douter l’écho reçu par cet arrêt dans la doctrine de droit public. Les faits de cette affaire se prêtaient à un tel exercice. Le dommage dont il était demandé réparation dans cette espèce était en effet intervenu à la suite de nombreux faits dont chacun pouvait être considéré l’une des causes du dommage. Des travaux publics sur une chaussée avaient d’abord été effectués dans des conditions défectueuses (absence de stabilisation d’un sol remblayé, défaut de panneau de signalisation), suffisamment pour que cette chaussée s’affaisse sous le poids du camion du sieur Marais. En s’enfonçant en partie dans la chaussée, le véhicule avait subi des dégâts « relativement peu importants »227 mais le

radiateur du moteur avait été touché. Le requérant avait alors sollicité un garagiste voisin qui « se contenta d’un examen très sommaire et ne sut pas déceler l’avarie subie par le radiateur »228 laissant croire au requérant qu’il pouvait rouler à nouveau.

Après quelques kilomètres, le radiateur ne fonctionnant plus, le moteur fut gravement endommagé. Le sieur Marais avait alors saisi le tribunal administratif afin que la société ayant effectué les travaux publics l’indemnise du préjudice subi par la remise en état de son véhicule.

186. Ainsi que l’explique le commissaire du gouvernement Galmot, « les motifs d’hésitation […] proviennent essentiellement de ce que le dommage litigieux, c'est-à-dire l’avarie du moteur, peut être regardé, d’un point de vue purement logique,

225 R. Chapus, Responsabilité publique et responsabilité privée, les influences réciproques des

jurisprudences administrative et judiciaire, thèse, L.G.D.J. Paris 1954, réédition La Mémoire du Droit, coll. de la Faculté Jean Monet, Institut d’études de droit public, Université Paris-Sud 11, Paris 2010, op. cit.

226 Par exemple, CE 7 juillet 1917, Tissot, S. 1917, III, p. 46. CE 21 juillet 1920, Ministre des travaux publics, rec. 736.

227 Concl. Galmot, préc., p. 636. 228 Concl. Galmot, préc., loc. cit.

comme la conséquence de deux faits distincts : - D’une part, le défaut d’entretien normal de la voie publique, imputable à la société défenderesse ; - D’autre part, le fait du préposé de la victime qui a remis son véhicule en marche avec un radiateur endommagé. Il est incontestable, poursuit le commissaire du gouvernement, que si l’un ou230 l’autre de ces deux faits ne s’était pas produit, le dommage litigieux eût été

évité : -Sans le défaut d’entretien de la voie, ni le radiateur, ni par suite le moteur n’aurait été endommagé ; - D’autre part, sans l’erreur commise par le chauffeur, la réparation du radiateur aurait précédé la remise en marche du véhicule, et le moteur eût également été épargné. »

187. Cette situation a conduit le commissaire du gouvernement Galmot à formuler la question de droit soumis au Conseil d’Etat en ces termes très clairs : « à travers le problème du dommage indirect, la question qui vous est posée est en réalité celle de savoir si, au regard du droit de la responsabilité, vous devez retenir comme cause du dommage les deux231 éléments qui en sont les « conditions nécessaires », c'est-à-dire les deux événements sans lesquels il ne se serait pas produit, ou, au contraire, si vous devez opérer un choix entre ces faits, et selon quel critère. »232

188. Cette formulation limpide du problème causal constitue le premier mérite des conclusions Galmot sur l’arrêt Marais, mais naturellement233, et c’est leur second

mérite, le commissaire du gouvernement en vient à formuler une solution. Celle-ci se fonde sur une critique de l’équivalence des conditions, puis sur une appréciation positive de la causalité adéquate. Galmot explique ainsi, à propos de la théorie de l’équivalence des conditions, que « cette conception simpliste est en fait inutilisable par le juge, dans la mesure où l’enchaînement des événements qui précèdent la réalisation d’un dommage est, bien souvent, trop complexe pour qu’il soit possible de retenir comme causes de ce dommage l’ensemble des fautes qui ont concouru à sa

229 Le commissaire du gouvernement ne relève ici que deux causes potentielles mais il était tout à fait possible de considérer le fait du garagiste indépendamment du fait du propriétaire du véhicule, les deux acteurs ayant été chacun suffisamment négligeant pour estimer qu’il était possible de reprendre la route. La « logique » de l’enchaînement causal demeure ainsi toujours très sélective. 230 L’auteur souligne.

231 Idem.

232 M. Galmot assortit très raisonnablement son propos d’une remarque à l’adresse du juge, que nous ne pouvons pas ne pas citer : « votre aversion bien connue pour les « faiseurs de systèmes », votre parfaite connaissance des données de ce problème classique, nous dispensent fort heureusement de vous infliger un exposé détaillé des différentes théories de la causalité. » (p. 636). 233 CE 10 juillet 1957, Gervaise, rec. 466 ; art. 7 CJA.

réalisation. La complexité sans cesse accrue des rapports sociaux dans le monde moderne contribue d’ailleurs à la multiplication des « causes » au sens de cette théorie. Son application aurait pour effet de diluer la responsabilité entre tous les coauteurs du dommage, aussi lointains soient-ils, et de compliquer à l’extrême les procédures d’indemnisation […]. » Le commissaire du gouvernement poursuit, sur le fondement de deux exemples jurisprudentiels, en considérant que le juge administratif s’est « toujours refusé d’admettre systématiquement l’existence de liens de causalité entre un dommage et chacune des fautes ayant contribué à sa réalisation »234 et propose une lecture de ce refus : « il faut déduire de cette jurisprudence que, dans le droit de la responsabilité, la notion de cause se distingue de celle de condition nécessaire du dommage. Il appartient au juge, soutient Galmot, d’opérer un choix parmi toutes ces conditions nécessaires et de ne retenir comme causes que celles qui lui paraissent liées au dommage par un rapport privilégié. Il reste, et c’est ici que commencent les difficultés, souligne le commissaire du gouvernement, à définir ce rapport. »

189. Le critère de distinction de ce rapport privilégié réside, selon Galmot, dans l’idée de « conséquences normales », de fait qui « portait naturellement en lui le dommage » ; en un mot, dans l’idée de normalité.

190. Plusieurs décisions du Conseil d’Etat ont fait une application évidente du critère du « cours normal des choses ». Ainsi, l’arrêt -souvent cité en soutien complément de l’arrêt Marais- Etablissements Lassailly et Bichebois du Conseil d’Etat, Section, du 7 mars 1969235 retient le fait de l’administration comme seul fait

causal du dommage dans une affaire où plusieurs faits auraient tout à fait pu être considérés comme des causes du dommage. Les établissements Lessailly et Bichebois avaient, pour le compte d’une commune, procédé à des travaux publics qui consistaient en un goudronnage de la partie d’une place publique. La commune avait prévenu la société que cette place était, le samedi soir, empruntée par de nombreux administrés qui se rendaient au cinéma situé à proximité. Elle avait conséquemment demandé au maître d’œuvre de maintenir un couloir de trois mètres de large non

234 Concl. Galmot, préc., pp. 636-637.

235 CE Sect. 7 mars 1969, Etablissements Lessailly et Bichebois, rec. 148, RDP 1969, p. 957, concl. G. Guillaume.

goudronné afin que les piétons l’empruntent. La société maître d’œuvre ne s’était pas exécutée et s’était contentée de jeter du sable dans le goudron frais. Le soir, les piétons avaient, comme la commune l’avait prévu, circulé sur la place et s’étaient maculé les chaussures de goudron frais qui avait ensuite souillé les moquettes, les sièges, les tapis-brosses du cinéma où ils se rendaient. Les exploitants du cinéma avaient introduit un recours en réparation contre la commune maître d’ouvrage et contre l’entrepreneur.

191. Le commissaire du gouvernement Guillaume relève le problème causal que l’affaire recèle : « la difficulté […] se situe sur le point de savoir s’il existe ou non un lien direct de cause à effet entre les travaux exécutés par l’entreprise requérante et les dommages subis par les exploitants des cinémas. En d’autres termes ces dommages doivent-ils être imputés aux travaux eux-mêmes ou au fait de tiers, en l’occurrence les spectateurs qui ont transporté le goudron depuis le terre-plein de la place jusque sur les moquettes des trois salles ? »236

192. Il est certain que le fait de l’entrepreneur ainsi que celui des piétons avaient concouru matériellement à la réalisation du dommage. Il était possible aussi de considérer le fait des piétons comme un fait intermédiaire, comme la cause la plus proche du dommage, le fait du maître d’œuvre comme la violation d’une obligation juridique au sens de la théorie de la relativité aquilienne, ou les deux faits comme des causes sine qua non et d’importance équivalente dans la production du dommage au sens de la théorie de l’équivalence des conditions. Le commissaire du gouvernement proposa au Conseil d’Etat de résoudre la question causale sur le fondement du principe dégagé par le commissaire du gouvernement Galmot trois ans auparavant, celui de la causalité adéquate. La référence du commissaire du gouvernement Guillaume est explicite : « pour ce qui est de l’appréciation du caractère direct ou indirect d’un dommage, les principes sur lesquels repose votre jurisprudence ont été dégagés avec beaucoup de netteté dans une affaire Sieur Marais […] par M. le Commissaire du Gouvernement Galmot dans ses conclusions […] « il faut ne retenir comme cause d’un dommage que l’événement qui, au moment où il s’était produit,

portait normalement en lui ce dommage. » M. Guillaume explique ensuite que, dans ces conditions, le fait de l’entrepreneur contenait normalement en lui le dommage -ce fait était donc le fait anormal- quand celui des administrés, outre qu’ils pouvaient ne pas s’être rendus compte du goudron qu’ils transportaient sous leurs chaussures, devait être considéré comme un comportement normal : « quand bien même les spectateurs se seraient rendus compte du dommage qu’ils pouvaient causer, quand bien même ils auraient commis une indélicatesse en pénétrant malgré cela dans les salles, leur comportement n’en est pas moins resté un comportement normal. Une salle de cinéma est un lieu public et l’on ne prend pas en y entrant les précautions qui sont d’usage dans un appartement privé. C’est peut-être regrettable, mais c’est ainsi. Et ce qui eût été anormal, au contraire, c’eût été de voir tous les spectateurs […], soudain pris de scrupule, renoncer à la distraction qu’ils s’étaient promise pour ce soir-là. »238

193. Les conclusions du commissaire du gouvernement Guillaume, faisant un peu « système » avec les conclusions Galmot, procèdent ainsi à un diagnostic rétrospectif de l’affaire -ce qui était normal et ce qui ne l’était pas- pour proposer au Conseil d’Etat de ne retenir que la responsabilité, non atténuée, de l’entrepreneur ce que le Conseil d’Etat fit à une différence notable : la motivation du Conseil d’Etat ne reprend nullement l’idée de normalité et ne se fonde sur aucun principe causal explicite.

194. De fait, si le Conseil d’Etat peut utiliser dans des arrêts épars239 l’idée de

cours normal des choses, il est impossible de généraliser l’application de la théorie de la causalité adéquate à l’ensemble de la jurisprudence administrative.

2) Une généralisation impossible

237 Concl. Guillaume, préc., loc. cit. 238 Concl. Guillaume, préc., p. 961.

239 V. par exemple, CE 2 juillet 2010, M. Madranges, n° 323890, RFDA 2010, p. 1081, sera publié au recueil

Lebon, DA, 2010, n°10, comm. n°135 F. Melleray, AJDA 2011, p. 116, note H. Belrhali-Bernard; le Conseil d’Etat motive sa décision ainsi : « considérant que lorsqu’un dommage trouve sa cause dans plusieurs fautes qui, commises par des personnes différentes ayant agi de façon indépendante, portaient chacune en elle normalement ce dommage au moment où elles se sont produites, la victime peut rechercher la réparation de son préjudice en demandant la condamnation de l’une de ces personnes ou de celle-ci conjointement ».