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La causalité adéquate, une logique de la sélection et de la hiérarchisation

Section 2 Les outils conceptuels d’analyse du lien de causalité juridique

A) La théorie de la causalité adéquate et la théorie de l’équivalence des conditions

2) La causalité adéquate, une logique de la sélection et de la hiérarchisation

149. La causalité adéquate propose de sélectionner la cause pertinente en fonction du cours normal des choses (i), critère suffisamment souple pour être applicable mais critiquable (ii).

i) La sélection de la cause en fonction du cours

normal des choses

150. La causalité adéquate se fonde sur l’idée d’une possible généralisation intellectuelle du cours des évènements qui permettrait de constater ce qui se distingue par son anormalité.

151. Pierre Marteau, là encore, offre la traduction de penseurs étrangers. L’auteur explique que « la notion nouvelle introduite par von Kries182 et ses

successeurs dans l’analyse de la causalité juridique est celle de possibilité objective183

(objektive Möglichkeit). […] les théoriciens de la causalité adéquate reconnaissent qu’il est impossible, au regard de la conséquence concrète, de marquer à aucune condition un rôle prééminent. Toutes se caractérisent comme également nécessaires. Mais, dans le but d’établir une règle de choix entre elles, ils prennent en considération non le résultat in concreto, mais la catégorie de résultats dans laquelle il peut être classé. Pour qu’une condition soit, par rapport à une conséquence donnée, considérée comme cause adéquate, il faut qu’elle rende objectivement possible une conséquence de même nature, par le seul fait de son apparition. Sinon, elle sera une cause fortuite que le droit devra rejeter. Ils imposent ainsi aux conditions retenues comme conformes à la conception logique de la causalité, de satisfaire à un réquisit nouveau : à leur antériorité et leur nécessité elles devront, pour que le droit puisse les admettre comme causales, joindre cette qualité supplémentaire de rendre, par leur

Ambrunaz, op. cit., p. 78, citant G. Marty, P. Raynaud, Les obligations, t.1, Les sources, Sirey, 2e éd. 1988, n° 549.

182 Johannes von Kries (1853-1928), théoricien de la causalité adéquate, dont Pierre Marteau souligne « chose curieuse, le fondateur de la doctrine de la causalité adéquate est un philosophe et non un juriste » (P. Marteau, thèse, préc. p. 89).

apparition, objectivement possible une conséquence de même nature que le résultat concret étudié. »184

152. L’idée d’une sélection, opération de hiérarchisation ou de rejet des conditions de survenance d’une conséquence, devient ainsi l’élément caractéristique de la théorie de la causalité adéquate. Mais, ainsi que le souligne Mme G’Sell Macrez, cette sélection de la cause la plus pertinente n’est pas laissée, selon ses théoriciens, à la subjectivité absolue des éléments permettant cette sélection185.

L’auteure explique ainsi, accordant une grande importance au raisonnement probabiliste, que « l’idée de la causalité adéquate n’est pas tant de mesurer186 la causalité d’un seul facteur que de comparer les taux d’adéquation de différents facteurs de manière à les classer. […] La comparaison permet, en effet, de classer ces différents facteurs suivant l’augmentation de probabilité qu’ils génèrent. On aboutit à quelque chose qui n’est pas un calcul de probabilité au sens étroit mais une probabilité relative permettant de classer les facteurs sur une échelle de graduation. […] L’aboutissement de la théorie de la causalité adéquate consiste donc moins à déterminer « LA » cause adéquate qu’à classer les différents facteurs du dommage selon leur degré d’adéquation. »187

153. On comprend ainsi la référence des auteurs partisans de cette théorie à l’idée de « normalité » pour justifier la sélection d’une cause plutôt qu’une autre. La cause la plus adéquate est celle qui contenait « normalement » en elle l’effet. « Le cours normal des choses, avance l’auteur d’une thèse récente sur la causalité dans la responsabilité civile188, est un critère permettant d’apprécier le potentiel causal de

l’acte du défendeur. L’enchaînement des causes et des conséquences qui s’est réellement produit est comparé avec le cours habituel, naturel. […] L’idée de normalité est en lien avec celle de probabilité : apparaît comme normal ce qui se produit fréquemment, donc ce qui a, pour une instance donnée, une probabilité d’occurrence élevée. L’exigence des précurseurs de la causalité adéquate concernant

184 P. Marteau, op. cit., pp. 90-91.

185 Mme Viney et M. Jourdain écrivent que les partisans de cette théorie précisent « généralement que cette notion doit s’apprécier objectivement et non d’après la psychologie de l’auteur. G. Viney, P. Jourdain, op. cit., p. 189.

186 L’auteur souligne ; de même pour les autres notions en italique dans cette citation. 187 F. G’Sell-Macrez, op. cit., pp. 108-109-110.

la prévisibilité -approche subjective-, ou la probabilité –approche objective-, se retrouve dans cette idée de cours normal des choses.»189 La normalité, poursuit

l’auteur « oblige à se livrer à un pronostic objectif rétrospectif, ou « calcul rétrospectif de probabilité »190, c'est-à-dire à une analyse ex post de la possibilité du

résultat au moment du fait défectueux. » En précisant que le juge devra « se placer comme observateur extérieur, et non selon la psychologie de l’agent. »191

154. La théorie de la causalité adéquate est considérée comme ayant « exercé la plus grande influence tant en France qu’à l’étranger. »192 193 La jurisprudence administrative, ainsi que nous le verrons, n’est pas restée insensible à sa logique, particulièrement souple.

ii) La souplesse du critère de la normalité

155. La souplesse du critère de la causalité adéquate, son caractère flou, est une faiblesse théorique qui permet certainement de faciliter son application. L’idée de l’appréciation du cours normal des choses renvoie à une appréciation subjective de la normalité -une reconstruction de la normalité- par le juge qui liera causalement deux faits et qui hiérarchisera les faits causaux entre eux.

156. La doctrine a ainsi très justement critiqué le « caractère approximatif du jugement de causalité adéquate »194 en considérant que « les liaisons causales générales mobilisées dans le cadre de la causalité adéquate sont, au mieux, des lois causales probabilistes, du type « A implique B dans 60% des cas », voire « A augmente de 30% la probabilité de B ». Le caractère probabiliste de ces généralisations causales ne tient pas seulement au fait que notre monde n’obéit pas à

189 C. Quézel-Ambrunaz, op. cit., p. 79.

190 M. Quézel-Ambrunaz cite la thèse de Joseph Favier, op. cit., pt. 123. 191 C. Quézel-Ambrunaz, op. cit., pp. 80-81.

192 G. Viney, P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, op. cit., p. 189.

193 Dans sa contribution « Causation under Swiss Law », M. Widmer écrit par exemple, que « Swiss tort law is officially governed by the doctrine of ‘adequacy causality’. The constant formula, created and repeated over almost one hundred years by Swiss Federal Court, sounds as follows : The Federal Court considers an established natural causal link to be adequate, if, according to the ordinary course of things and the general experience of life, the contemplated cause was apt to entail a result of the kind of that which has effectively occurred, in such a way that occurrence of this result appear to be generally favoured by the cause referred to.” P. Widmer, Causation under Swiss Law, in Unification of Tort Law : Causation, op. cit., p. 105.

des lois déterministes. Il tient aussi, souligne Mme G’Sell Macrez, à l’imperfection irréductible des liaisons causales établies de cette manière. L’établissement des règles d’expérience, la détermination du « cours normal des choses » suppose, en effet, l’analogie. Or, l’analogie est approximative. Elle suppose de comparer le cas donné à d’autres cas analogues, à la fois pour établir des généralisations et pour les appliquer au cas concret. »195

157. De surcroît, le jugement sur la normalité du cours des évènements peut ne pas se résoudre à un jugement sur le déroulement des faits (tel fait entraîne généralement tel autre fait) mais un jugement sur ce que l’auteur des faits devait normalement savoir des conséquences de son fait. Sans entrer dans l’approche psychologique de la normalité, il n’en demeure pas moins que l’idée du déroulement normal des faits ne peut s’apprécier qu’en fonction de ce que chaque individu est censé en connaître, ou n’était censé ignorer… Aussi, ainsi que nous le verrons dans la jurisprudence administrative, le fait retenu par le juge se confondra avec ce que l’administration pouvait prévoir ou devait prévoir, opérant ainsi un rapprochement « tendancieux »196 de la faute et de la cause.197

158. Mais l’apport de la théorie de la causalité adéquate nous semble être plus formel que réel. Elle permet d’affirmer la liberté de sélection et de hiérarchisation des causes qui doit être reconnue au juge (ou dont il dispose) au lieu de vouloir l’enfermer dans une inutile et inaccessible quête de la vérité objective.

159. La théorie de la relativité aquilienne est assurément proche, dans ses conséquences, de la causalité adéquate, à cette différence près que le rapport entre les normes préexistantes et la sélection des faits en constitue la logique explicite. Elle constitue, avec la théorie de la causa proxima, l’une des deux autres théories classiques de la causalité mais qui n’ont pas reçu d’échos dans la doctrine française.

B) La relativité aquilienne et la théorie de la causa proxima

195 F. G’Sell Macrez, op. cit., loc. cit. 196 G. Viney, P. Jourdain, op. cit., p. 191.

197 M. Quézel-Ambrunaz considère qu’ « une analyse plus fine conduit à distinguer la conception subjective de la conception objective de la causalité adéquate. Selon la conception objective, c’est l’augmentation de la probabilité, ou de la possibilité de survenance du résultat qui est causal : il n’y a alors pas nécessairement confusion avec la notion de faute. » (op. cit., p. 87). L’analyse de la jurisprudence administrative nous conduira à ne pas constater de distinction aussi nette dans l’appréciation de ce qui était prévisible.