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Le but de la preuve en matière causale : persuader

Section 1 : Le lien de causalité comme donnée factuelle

A) La preuve de l’existence d’un lien de causalité

2) Le but de la preuve en matière causale : persuader

272. M. Colson explique dans sa thèse350 qu’il faut effectuer une dissociation entre l’objet de la preuve (un fait) et « ses conséquences sur la formation de la conviction du juge. »351 Selon l’auteur, « cette dissociation existe chaque fois que la solution du litige est subordonnée, non seulement à la conviction que le juge a de l’existence matérielle de certains faits, mais aussi à celle qu’il a de leur qualification juridique. Tel fait constitue-t-il une faute ? Tel dommage est-il anormal ? Peut-on considérer tel agissement comme une erreur « manifeste » ? Il est incontestable qu’il incombe aux parties de convaincre le juge de l’existence des faits constituant les données matérielles du litige. Mais il y a ensuite un partage des rôles car, si le requérant doit, par exemple, prouver l’erreur de l’administration, seul le juge est, en

espèce nécessite du juge du fond qu’il en sélectionne certaines et les hiérarchise subjectivement malgré l’apport des preuves.

348 E. Littré, Dictionnaire de la langue française, nouvelle édition Universalis, 7 volumes, Paris 2007, Vol. 5, p. 5415.

349 X. Lagarde, « Preuve », in Dictionnaire de la Justice (dir. L. Cadiet), PUF, Paris 2004, p. 1036. 350 J.-P. Colson, L’office du juge et la preuve dans le contentieux administratif, Paris, L.G.D.J. coll. « Bibliothèque de droit public », t. 101, 1970.

définitive, à même de se prononcer sur le caractère « manifeste » de cette erreur. […] La solution des litiges provoqués par les dommages de travaux publics dépend du caractère spécial et anormal du dommage constaté. La conviction du juge découle, dans ces hypothèses, d’une part de la preuve d’un dommage de travaux publics, d’autre part des caractères de ce dommage (outre le lien de causalité). Or, si le premier aspect de la démonstration relève d’une preuve apportée par les parties, la détermination du caractère anormal du dommage est assez subjective ; elle constitue le point d’insertion de l’appréciation du juge qui commande sa conviction et la solution du litige. »352

273. Cette idée de dissociation des rôles de la preuve (prouver un fait puis emporter la conviction du juge sur d’autres points) éclaire notre analyse de la preuve en matière causale. L’explication causale du juge est toujours un acte intellectuel de sélection. La preuve porte sur l’existence matérielle de deux faits mais, en revanche, le lien entre ces deux faits ne peut faire l’objet d’une preuve –au sens d’une certitude- car ce lien est un choix. Ce choix ne peut, par principe, qu’être l’objet d’un débat tendant à emporter la conviction du juge mais sans jamais apporter de certitude353. On

retrouve ici le débat philosophique relatif aux limites du subjectivisme. Le constat matériel est-il une opération intellectuelle ? Dans une certaine mesure oui, toutefois, il nous faut bien considérer qu’il existe un monde sensible en dehors de nos perceptions. Le lien de causalité, en revanche, n’appartient pas au monde sensible, il est objet de choix intellectuels, conscients ou inconscients. C’est la sensation d’évidence -trompeuse- qui induit l’idée que le lien de causalité appartient au monde

352 J.-P. Colson, op. cit., p. 201-202.

353 Nous n’évoquons pas ici l’intime conviction du juge quant à l’existence matérielle ou non d’un fait passé et discutée par les parties. Nous n’analysons que la conviction du juge dans l’appréciation des faits. La conviction qu’un fait a ou non existé matériellement concerne toutefois une part importante du rôle de la preuve. M. Pactet explique dans sa thèse que « le fait à prouver appartient toujours au passé, il est antérieur à l’introduction de l’instance. Ce caractère s’explique aisément. Nous savons déjà que tout litige suppose un désaccord sur un état de fait, qui est diversement interprété par les parties en présence. Lors de l’instance, cet état de fait revêt un caractère historique, en ce sens qu’il échappe désormais aux parties : il ne dépend plus de ces dernières, qu’il ait été ou non conforme à la règle de droit. On ne revient pas sur le passé. Une fois le juge saisi, il ne s’agit plus que de savoir laquelle des deux parties a raison dans la version qu’elle donne des faits litigieux. C’est pourquoi l’action en justice toute entière peut, à juste titre, être ramenée à une question de preuve. » P. Pactet, Essai d’une théorie de la preuve devant la Juridiction administrative, thèse, éd. Pédone, Paris 1952, p. 124. Nous considérons toutefois que si les faits ont pris naissance nécessairement dans le passé, ils peuvent toutefois demeurer dans le présent et, en ce sens, être aussi actuels que la preuve à apporter de leur existence.

des faits mais il appartient au monde des explications plus ou moins pertinentes seulement.

274. La distinction du lien, intellectuel, et des faits, matériels, prend ici toute son importance. Si l’on peut prouver des faits, on ne peut toutefois prouver un raisonnement, or l’explication causale de l’enchainement des faits est un récit subjectif qui prête à un fait la qualité de cause du dommage (considérer qu’il s’agit de la cause ou l’une des causes). La dissociation avancée par M. Colson recoupe, selon nous, la dissociation qui existe entre la matérialité des faits d’une part et l’appréciation et la qualification juridique des faits d’autre part. L’établissement de la matérialité des faits se fonde sur l’instruction et, plus précisément, sur la preuve. La preuve porte donc sur l’existence matérielle de ces faits. L’appréciation et la qualification ressortissent en revanche de l’analyse subjective du juge. Plus simplement, la matérialité des faits est de l’ordre du constat concret tandis que les opérations d’appréciation des faits et de qualification juridique des faits sont de l’ordre du jugement subjectif. La jurisprudence relative au lien de causalité ne dit pas autre chose lorsqu’elle considère, ainsi que nous venons de l’analyser, que le fait de savoir si deux faits sont liés causalement entre eux appartient à l’appréciation souveraine des juges du fond. La preuve ne porte alors, ainsi que l’explique M. Pactet dans sa thèse354, que « sur des points de fait. »355 L’ordonnancement de ces faits

dépend, lui, de l’appréciation du juge.

275. Le lien de causalité étant ainsi l’objet d’une conviction mais non d’une certitude, la nature des preuves apportées dans le cadre de l’instruction a une influence sur la formation de cette conviction.

Le détour par des preuves « savantes » -l’expertise- occupe logiquement une place prépondérante dans la formation de la conviction du juge en matière de lien de causalité.

B) Le rôle déterminant de l’expertise dans l’établissement du