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Critique du « scepticisme causal »

Section 2 Les outils conceptuels d’analyse du lien de causalité juridique

B) Critique du caractère prescriptif des théories classiques

2) Critique du « scepticisme causal »

206. L’exposé et la critique des théories de la causalité peuvent légitimement mener à douter de leur intérêt et à douter qu’il soit possible d’objectiver le raisonnement causal du juge. Ce « scepticisme causal » n’est pas nouveau245 et des

auteurs ont voulu y répondre en ayant recours à l’idée de « causalité ordinaire », invitant par là non pas à adopter une théorie nouvelle, mais à opter pour une approche différente de l’étude du lien de causalité. Les auteurs américains Hart et Honoré ont ainsi combattu l’idée d’un relativisme absolu du raisonnement causal des juges par le recours à cette idée de « causalité ordinaire ». Ces auteurs avancent, en effet, l’idée que la causalité n’a pas plus de raison d’être anarchique dans les jugements des juges qu’elle ne l’est dans les jugements ordinaires, du sens commun.246

207. « L’idée selon laquelle il y aurait un « sens commun de la causalité », écrit Mme G’Sell Macrez, repose sur un postulat revendiqué par les auteurs : nous saurions tous, dans la majorité des cas, résoudre le problème causal ne serait-ce que

244 F. G’Sell-Macrez, op. cit., pp. 205 et s.

245 Mme G’Sell Macrez rappelle qu’ « en 1927, le réaliste américain Leon Green avait publié un ouvrage important, Rationale of Proximate Cause (Mme G’Sell-Macrez cite Leon Green, Rationale of Proximate Cause, Vernon Law Book Company, Kansas City Mo. 1927), qui critiquait la « pensée rigide » (« rigid thinking ») dominant, selon lui, la matière, et contestait le besoin même de principes généraux d’interprétation de la causalité (Leon Green, The Causal Relation Issue in Negligence Law, 60 Michigan Law Review (1962). Ce « scepticisme causal » fut rendu possible, écrit Mme G’Sell Macrez, à la fois par les difficultés de la condition de causalité, tant en droit anglais qu’en droit américain, et l’émergence concomitante du réalisme juridique. L’analyse sceptique a ainsi conduit à promouvoir une analyse centrée sur les considérations de politique juridique jouant ou non en faveur de la responsabilité du défendeur, abstraction faite de toute analyse de la matérialité des faits. » (p. 205) Mme G’Sell Macrez poursuit : « les juristes d’inspiration réaliste et pragmatique, soucieux de la dimension sociale et économique du contentieux de la responsabilité, ont récusé toute approche essentialiste et philosophique de la causalité. Il n’est pas question, pour eux, d’élaborer une théorie de la causalité en soi : il suffit de savoir pour quels motifs la retenir d’un point de vue juridique. » (p. 224) « Le scepticisme causal, poursuit l’auteur plus loin, a conduit les auteurs à proposer des éléments de solution à la question de l’attribution de la responsabilité sans se fonder sur une notion de causalité qui ne peut être déterminée ou donner lieu à un examen objectif. » (p. 247).

246 Ils interprètent les décisions qu’ils étudient en insistant sur l’idée que les tribunaux résolvent la question de causalité, le plus souvent, sur des principes du sens commun (“the courts, as we have seen, often insist that the causal questions which they have to face must be determined on common-sense principles.” H.-L.A. Hart, T. Honoré, op. cit., p. 26 “Causation and common sense”).

par intuition. Nous arriverions en effet à tomber d’accord dans nos jugements sur des cas particuliers de causalité dans un très grand nombre d’hypothèses. La preuve en est que nous réussissons après tout, à communiquer avec cette notion de façon satisfaisante sur une majorité de sujets. Certes, il est difficile d’isoler des éléments communs aux espèces relatives à la causalité. Mais Hart et Honoré n’en estiment pas moins que nous sommes guidés en cette matière par des impératifs subtils et complexes qu’il est possible d’examiner et de clarifier. […] « Le bon sens, traduit l’auteur, n’est pas une affaire d’assertions, inexplicables ou arbitraires, et il peut être démontré que les notions causales qu’il emploie, bien que flexibles, complexes, et subtilement influencées par le contexte, reposent, au moins en partie, sur des principes déterminables, même si l’homme ordinaire n’est pas capable, sans aide, de les rendre explicites »247. Il y a donc place pour une définition explicite et une clarification des principes impliqués dans l’usage de tels concepts.

208. La position de Hart et Honoré est donc à la fois de reconnaître le caractère « ouvert »248 du concept de causalité -et l’idée de choix qui en découle249-

mais d’en limiter l’indétermination par le recours à une analyse qui n’est pas propre au droit et qui n’est pas non plus propre à la causalité en droit. « En invoquant le sens commun, Hart et Honoré n’ont pas le sentiment de proposer une technique nouvelle d’appréciation de la causalité ou, plus largement du raisonnement juridique. Au contraire, écrit Mme G’Sell Macrez, les auteurs estiment exprimer un principe constamment utilisé et évoqué par les tribunaux eux-mêmes. Pour cette raison, ils s’opposent violemment à ceux qui voient dans la causalité une notion inaccessible, n’ayant pas un véritable sens, et ne pouvant avoir aucune signification à laquelle on puisse s’intéresser. Hart et Honoré refusent la conclusion réaliste selon laquelle la causalité est un problème insoluble et ne constituerait qu’un écran de fumée. […] Les

247Mme G’Sell Macrez traduit H.L.A. Hart, T. Honoré, op. cit., p. 26.

248 Mme G’Sell Macrez explique que Hart et Honoré se fondent sur une « philosophie du langage ordinaire » qui s’appuie sur la pratique du langage. Ceci les conduit à ne pas contourner la « texture ouverte » de la causalité mais à en observer l’usage. (F. G’Sell Macrez, op. cit., pp. 252 et s.).

249 Mme G’Sell Macrez note que « l’indétermination du langage étant irréductible, il n’est pas possible de souscrire à la position formaliste selon laquelle le raisonnement juridique est purement déductif. Hart concède donc au juge un certain pouvoir discrétionnaire en renvoyant à l’idée de « choix ». Sa position se démarque pourtant du réalisme. Les notions juridiques sont, certes, indéterminées, mais pas de manière à laisser place aux décisions arbitraires des juges. » (F. G’Sell Macrez, op. cit., p. 254).

choses ne peuvent donc être si désespérées qu’on le dit. Certes, les notions causales du sens commun ont des aspects vagues, indéterminés, comme tous les concepts fondamentaux. Il a pu arriver que des décisions intervenues dans des hypothèses complexes aient, à juste titre, pris en compte des considérations d’équité ou de politique juridique. Mais les juges font, d’une manière générale, prévaloir des considérations de bons sens. »250

209. L’analyse de Hart et Honoré se situe ainsi dans une nuance rare en matière de causalité qui, tout en s’éloignant des théories inutilement prescriptives ou maladroitement descriptives, s’attache à l’idée d’une pratique ordonnée et explicable de ce concept en droit. L’indétermination trouve ainsi des limites dans des éléments communément partagés et explicables tels que l’écoulement du temps, la distance, l’importance de la décision humaine dans l’enchaînement des faits, etc. A ce stade de notre étude, ceci nous invite à une observation neutre des décisions du juge administratif en nous gardant d’un scepticisme radical.

210. En souhaitant nous astreindre à la même analyse empirique des décisions du juge administratif, nous ne sommes néanmoins pas limités au même dessein. Si le raisonnement causal du juge administratif est innervé, ainsi que nous le constaterons en étudiant par exemple l’importance de l’expertise en matière causale, d’éléments causaux du « sens commun » -le critère temporel251, le critère spatial252, l’importance

du pouvoir de décision de l’administration (donc de sa capacité à agir) dans l’enchaînement causal, le fait d’avoir créé un risque253- des questions propres à

l’étude du lien de causalité dans la responsabilité administrative se posent toutefois.

250 F. G’Sell Macrez, op. cit., p. 259.

251 Le juge administratif se fonde fréquemment sur l’enchainement temporel des faits pour savoir si un fait peut être, ou non, à l’origine d’un dommage. Le Conseil d’Etat prend ainsi en considération, par exemple, l’horaire des rondes effectuées par les agents d’un service pénitentiaire pour savoir si celles-ci ont été effectuées avant ou après le suicide d’un détenu. L’horaire des rondes peut permettre de savoir si le suicide était évitable (CE 9 juillet 2007, Delorme, n° 281205, rec. tab. 1063). De même, le Conseil d’Etat se fonde sur les retards pris dans l’exécution d’un chantier pour savoir si ceux-ci sont bien à l’origine d’un dommage (CE 20 septembre 1999, Société lyonnaise d’études techniques et industrielles (SLETTI), n° 163141, rec. tab. 886, concl. C. Bergeal, B.J.C.P., n° 8, 1999, p. 39). En matière de présomption de lien de causalité, la date d’apparition des premiers signes d’une maladie par rapport à la date de vaccination du malade est ainsi, de la même façon, un élément déterminant pour présumer qu’il existe un lien de causalité entre les deux (v. infra, p. 448 et s). 252 Le régime juridique du cas fortuit, par exemple, est significatif de l’importance du critère spatial dans la reconnaissance d’un lien de causalité entre une cause difficile à déterminer et un dommage (v. infra, p. 340 et s.).

253 Le régime de la responsabilité sans faute du fait du risque créé par la mise en œuvre de méthodes dites libérales de rééducation de mineurs ou de majeurs dangereux l’illustre (infra, p. 467 et s.).

Au premier rang de celles-ci figure évidemment le problème de l’identification et de l’explication de politiques jurisprudentielles propres à la responsabilité administrative. De ce point de vue, le but de notre étude est autant de comprendre le fonctionnement du lien de causalité dans le droit de la responsabilité administrative que de comprendre la responsabilité administrative elle-même par le prisme du raisonnement causal du juge administratif. A cet égard, les politiques jurisprudentielles créent, en elles-mêmes, des régularités en matière de liaison causale pour, précisément et notamment, faciliter l’indemnisation d’un administré, masquer la sanction disciplinaire d’un agent public, protéger l’activité de l’administration. C’est du reste accepter que le juge ne se trouve pas simplement dans la disposition de l’homme ordinaire mais dans celle de l’homme de pouvoir auquel il revient de trancher des questions à enjeux.

211. L’indétermination relative du lien de causalité nous invite donc à cette double analyse : analyse de la notion et analyse du régime juridique où elle s’applique. Mais pour appréhender cette indétermination et mener une étude empirique, il nous faut, en complément des analyses théoriques que nous analysions, nous « outiller » des concepts les mieux forgés à l’analyse de l’indétermination en droit et notamment, en les critiquant, les concepts de « standard » et de « notion fonctionnelle ». Ces outils d’analyses permettent le mieux de comprendre l’indétermination de la notion de lien de causalité et la méthode à emprunter pour l’étudier, sans théorie prescriptive.

Sous-section 3 : Le lien de causalité entre (et au-delà) standard et notion fonctionnelle

212. La notion de standard254 est un outil de lecture intéressant du caractère

« direct » du lien de causalité (A) quand l’idée de « notion fonctionnelle » pourrait décrire une notion rétive à toute théorisation préalable à l’étude de la jurisprudence. Mais c’est

254 S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard. Essai sur le traitement

juridictionnel de l’idée de normalité, Paris, L.G.D.J., coll. « Bibliothèque de droit public », t. 135, 1980.

certainement la critique de la notion de notion fonctionnelle qui nous invite le mieux à procéder à une analyse empirique de la jurisprudence (B).

A) Caractère « direct » du lien de causalité et standard

213. Le concept de standard s’avère un outil intéressant de lecture du lien de causalité car il invite à se focaliser sur le caractère « direct » du lien de causalité ce que les théories de la causalité ne font pas (1). Nous pourrons distinguer les fonctions potentiellement descriptive ou dogmatique du standard « direct » (2).

1) La notion de standard, outil de lecture de la jurisprudence