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Une généralisation impossible

Section 2 Les outils conceptuels d’analyse du lien de causalité juridique

A) L’absence de caractère univoque de la jurisprudence

2) Une généralisation impossible

dans ces conditions, le fait de l’entrepreneur contenait normalement en lui le dommage -ce fait était donc le fait anormal- quand celui des administrés, outre qu’ils pouvaient ne pas s’être rendus compte du goudron qu’ils transportaient sous leurs chaussures, devait être considéré comme un comportement normal : « quand bien même les spectateurs se seraient rendus compte du dommage qu’ils pouvaient causer, quand bien même ils auraient commis une indélicatesse en pénétrant malgré cela dans les salles, leur comportement n’en est pas moins resté un comportement normal. Une salle de cinéma est un lieu public et l’on ne prend pas en y entrant les précautions qui sont d’usage dans un appartement privé. C’est peut-être regrettable, mais c’est ainsi. Et ce qui eût été anormal, au contraire, c’eût été de voir tous les spectateurs […], soudain pris de scrupule, renoncer à la distraction qu’ils s’étaient promise pour ce soir-là. »238

193. Les conclusions du commissaire du gouvernement Guillaume, faisant un peu « système » avec les conclusions Galmot, procèdent ainsi à un diagnostic rétrospectif de l’affaire -ce qui était normal et ce qui ne l’était pas- pour proposer au Conseil d’Etat de ne retenir que la responsabilité, non atténuée, de l’entrepreneur ce que le Conseil d’Etat fit à une différence notable : la motivation du Conseil d’Etat ne reprend nullement l’idée de normalité et ne se fonde sur aucun principe causal explicite.

194. De fait, si le Conseil d’Etat peut utiliser dans des arrêts épars239 l’idée de

cours normal des choses, il est impossible de généraliser l’application de la théorie de la causalité adéquate à l’ensemble de la jurisprudence administrative.

2) Une généralisation impossible

237 Concl. Guillaume, préc., loc. cit. 238 Concl. Guillaume, préc., p. 961.

239 V. par exemple, CE 2 juillet 2010, M. Madranges, n° 323890, RFDA 2010, p. 1081, sera publié au recueil

Lebon, DA, 2010, n°10, comm. n°135 F. Melleray, AJDA 2011, p. 116, note H. Belrhali-Bernard; le Conseil d’Etat motive sa décision ainsi : « considérant que lorsqu’un dommage trouve sa cause dans plusieurs fautes qui, commises par des personnes différentes ayant agi de façon indépendante, portaient chacune en elle normalement ce dommage au moment où elles se sont produites, la victime peut rechercher la réparation de son préjudice en demandant la condamnation de l’une de ces personnes ou de celle-ci conjointement ».

195. L’idée que la théorie de la causalité adéquate puisse expliquer le raisonnement causal du juge administratif peut être considérée comme une extrapolation injustifiable (i) ou comme une explication qui n’explique rien (ii). Elle manifeste, au plus, la liberté dont bénéficie le juge administratif en matière d’explication causale.

i) L’extrapolation d’une jurisprudence silencieuse ou

contradictoire

196. Il est difficile à vrai dire de développer rigoureusement cette question ici, c’est au travers des différents chapitres de notre étude que nous pourrons constater l’inanité de la théorie de la causalité adéquate pour expliquer et comprendre les raisonnements causaux du juge administratif. Mais nous pouvons d’ores et déjà relever que les décisions que nous citions sont plus des arrêts silencieux sur la causalité que des arrêts de principe.

197. Ni l’arrêt Marais, ni l’arrêt Lessailly et Bichebois ni aucun autre arrêt ne pose en principe que la théorie de la causalité adéquate est la théorie qu’applique le juge administratif. Mme Deguergue évoque ainsi avec raison « la platitude de l'arrêt [Marais], au regard des efforts de conceptualisation déployés dans les conclusions »240 quand M. Chapus écrit que « les arrêts sont muets sur la méthode d’appréciation

du caractère causal du fait invoqué par la victime comme ayant été à l’origine du préjudice»241. Il serait plus rigoureux, selon nous, de constater seulement que le juge

administratif peut faire usage d’un pouvoir de sélection et de hiérarchisation des causes d’un dommage. C’est ce à quoi il procède dans l’arrêt Lessailly et Bichebois. On ne saurait en conclure qu’il applique la théorie de la causalité adéquate sachant que toutes les théories de la causalité sont, théorie de l’équivalence des conditions comprise, sélectives. Et plus encore que les théories juridiques de la causalité, toute la logique de l’explication causale est une logique de sélection et de hiérarchisation des faits causaux. Au mieux, au lieu de voir une réception des conclusions des

240 M. Deguergue, « Causalité et imputabilité », Jcl. Droit administratif, fasc. 830 (31 janvier 2000), n° 29.

commissaires du gouvernement Galmot dans la jurisprudence, nous pourrions constater la liberté dont le juge administratif use dans sa sélection et sa hiérarchisation des causes. Mais cela serait sans compter avec des jurisprudences administratives très contradictoires sur ce point.

198. Comment expliquer, à l’aune de la théorie de la causalité adéquate, des régimes aussi divers du point de vue du lien de causalité, nous le vérifierons, que celui du cumul de fautes, du cumul de responsabilités, des condamnations in solidum puis des partages précis de responsabilité, des circonstances exonératoires de la responsabilité administrative ou des présomptions de causalité ? Quel intérêt peut avoir la causalité adéquate pour expliquer le raisonnement causal du juge en matière de responsabilité du fait des choses, du fait d’autrui, du fait personnel ? Et quelle pertinence pour déterminer la limite à poser à la prise en compte des dommages ? Ne peut-on pas considérer enfin que les mêmes solutions pourraient être expliquées à la fois par une application de la théorie de la causalité adéquate, par celle de la causa proxima et de la relativité aquilienne ? Le fait le plus proche peut être le seul qui mérite d’être sélectionné (causalité adéquate et proximité de la cause), et peut être aussi un fait contraire à une norme précise (relativité aquilienne).242 En quoi, de

surcroît, la causalité adéquate interdirait-elle au juge de considérer que, parmi un ensemble de faits, deux doivent être retenus ? Une telle situation sera-t-elle justifiée

242 Dans un arrêt du 9 juillet 2007, Delorme (n° 281205, rec. tab. 1063), le Conseil d’Etat juge qu’ « il résulte de l'instruction que le jeune A a rencontré des difficultés d'adaptation à la vie en milieu carcéral qui se sont manifestées pendant la période de sa détention provisoire ; que si, le 5 novembre 1996 en fin de journée, lors de son retour du tribunal, alors qu'il venait d'être condamné à une peine d'emprisonnement ferme, il a eu un bref entretien avec le surveillant principal responsable du quartier des mineurs, il apparaît qu'aucun accompagnement particulier tenant compte de son état psychologique n'a été prévu avant qu'il ne soit placé pour la nuit en cellule individuelle ; que la ronde de surveillance normalement prévue dans la soirée du 5 novembre 1996 entre 23h30 et minuit, moment auquel le suicide a été commis, n'a pas été effectuée ; que, dans ces conditions, les défauts de vigilance ainsi manifestés sont constitutifs d'une faute de l'administration pénitentiaire de nature à engager la responsabilité de l'Etat ». Le défaut de viligance est considéré, dans cet arrêt, comme la cause du dommage. L’est-il parce qu’il constitue la violation d’une obligation juridique preéxistante (l’obligation d’effectuer une ronde entre 23h30 et minuit), parce que le suicide du détenu s’est produit à la suite immédiate de ces manquements, ou parce que le défaut de vigilance de l’administration envers un jeune détenu fragile psychologiquement est un fait qui comportait normalement en lui le risque qu’un tel dommage se réalise ? Les trois justifications sont possibles.

par une application de la théorie de la causalité adéquate ou de l’équivalence des conditions ?243

De sucroît et surtout, la théorie de la causalité adéquate n’explique rien.

ii) L’inanité de l’explication en termes de causalité

adéquate

199. Il nous semble superficiel d’invoquer la théorie de la causalité adéquate pour expliquer le raisonnement causal du juge administratif. Expliquer une décision par la théorie de la causalité adéquate équivaut à ne rien expliquer, sinon que le juge administratif bénéficie d’une liberté de choix. Même si la théorie de la causalité adéquate devait être appliquée dans les décisions du juge administratif, la seule question qui vaudrait alors d’être posée concernerait les critères de sélection de telle cause plutôt que telle autre. Si la sélection devait s’opérer sur le fondement de la normalité, il serait peut-être intéressant, à la suite, de s’interroger sur la conception qu’a la juge de la normalité du cours des choses mais la normalité elle-même n’est pas un guide bien précis dans la sélection des causes pertinentes d’un dommage. La démonstration du commissaire du gouvernement Guillaume dans ses conclusions sur l’arrêt Lessailly et Bichebois l’illustre : le comportement des piétons est normal pour le commissaire du gouvernement mais c’est une opinion parfaitement subjective, politique même, de ce qu’il faut accepter ou attendre du comportement des administrés. Une position moins libérale eut pu être défendue, aurait-elle été moins proche de l’idée de normalité ? Nous pensons qu’elle aurait été, sur le fond, simplement plus proche d’idées moins libérales. Pourquoi alors expliquer la décision du Conseil d’Etat par une théorie qui, même si elle était appliquée, n’explique rien ?

200. Le fait que les décisions du juge administratif ne soient pas susceptibles d’être expliquées sur le fondement d’une théorie de la causalité a d’autres conséquences : si elles ne décrivent pas véritablement, ou pas du tout, le raisonnement causal du juge, si elles ne sont pas descriptives, alors il nous faut avancer l’idée qu’elles présentent un caractère prescriptif.

243 Le juge administratif peut tout à fait considérer que deux causes, chacune, portent normalement en elles le dommage (par exemple, CE 2 juillet 2010, M. Madranges, préc.).