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L’inférence causale, une croyance nécessaire

Section 1 Le lien de causalité, une explication causale

A) La logique de l’inférence causale

2) L’inférence causale, une croyance nécessaire

82. Hume explique que nous « inférons » (déduisons de faits présents des faits à venir) en permanence des faits que nous connaissons, d’autres faits que nous ne connaissons pas encore. Nous avons, analyse-t-il, une croyance absolue en la certitude que si nous faisons telle chose, telle autre chose adviendra. La formation

94 G. Deleuze, Empirisme et subjectivité (essai sur la nature humaine selon Hume), 1er éd. 1953, 7e éd. PUF coll. Epiméthée, Paris 2003, pp. 4-5.

95 M. Malherbe, op. cit., p. 27.

de cette croyance est irrésistible (i) et demeure motivée par un impératif vital qui est d’ordonner le déroulement de nos vies (ii).

i) La formation de la croyance

83. La croyance dans le fait que ce que nous imaginons arrivera est le résultat de la répétition de l’expérience selon Hume. L’auteur écrit que « c’est […] par l’expérience seulement que nous pouvons inférer l’existence d’un objet de celle d’un autre. La nature de l’expérience est la suivante. Nous nous souvenons d’avoir eu des exemples fréquents de l’existence d’une espèce d’objets ; et nous nous souvenons aussi que des objets individuels d’une autre espèce les ont toujours accompagnés et ont existé suivant un ordre régulier de contiguïté et de succession par rapport à eux. Ainsi, nous nous souvenons d’avoir vu cette espèce d’objets que nous appelons flamme et d’avoir éprouvé cette espèce de sensation que nous nommons chaleur. Nous rappelons pareillement à l’esprit leur conjonction constante dans tous les cas passés. Sans autre cérémonie, nous nommons l’un cause et l’autre effet, et de l’expérience de l’un, nous inférons celle de l’autre. Dans tous les cas qui nous enseignent la conjonction de causes et d’effets particuliers, la cause et l’effet ont été tous les deux perçus par les sens, et l’on se souvient de tous deux ; mais dans tous les cas où nous raisonnons à leur sujet, il n’y en a qu’un seul des deux qui soit perçu ou rappelé, l’autre étant ajouté en conformité avec notre expérience passée. […] La contiguïté et la succession ne suffisent pas à nous faire déclarer que deux objets sont cause et effet, sauf si nous percevons que ces relations se maintiennent en plusieurs cas. »97

84. La conjonction constante crée dans notre réflexion l’idée d’une « connexion nécessaire »98 entre deux faits sur laquelle nous nous fondons pour

inférer. La causalité « pratiquée » quotidiennement s’expliquerait ainsi par l’effet sur notre pensée, nos convictions et nos croyances de la répétition jusqu’à devenir une forme de coutume99. « Quelque chose fait l’essentiel de la relation causale, et

97 D. Hume, (éd. française) op. cit., pp. 149-150. 98 D. Hume, op. cit.., p. 150.

99 M. Saltel définit la notion de coutume dans le vocabulaire de Hume comme une « tendance ou propension de l’esprit qui le conduit à associer deux idées par une relation de nécessité (causalité,

c’est l’idée de connexion nécessaire. Quand nous disons que le feu réchauffe, nous ne nous contentons pas d’observer que le feu précède la chaleur et que dès qu’il a du feu il y a de la chaleur : nous considérons que le feu produit nécessairement de la chaleur. L’on considère toujours que la cause produit nécessairement et universellement son effet, et que c’est la nécessité qui fonde l’inférence causale. »

100

85. Hume ne considère pas que l’incorporation de cette croyance puisse s’expliquer autrement que par la seule force de la répétition de l’expérience passée101. D’abord car, selon lui, seule l’expérience peut nous donner la

connaissance d’une connexion entre deux faits102, ensuite car, de cette expérience, il

ne peut découler aucune loi générale et rationnelle permettant d’expliquer l’avenir. Karl Popper écrit à cet égard que « parvenu à ce résultat que la répétition tout en dominant notre vie cognitive ou notre « entendement », n’a aucune espèce de pouvoir en tant qu’argument, [Hume] en vint à conclure que l’argumentation ou la raison ne jouent qu’un rôle mineur dans notre entendement. Notre « connaissance », explique Popper, ôte son masque et révèle sa nature : il s’agit non seulement d’une croyance, mais d’une croyance indéfendable d’un point de vue rationnel – d’une foi

irrationnelle. »103 Ceci vaudra à la philosophie de Hume d’être qualifiée de

propriété, légitimité, etc.), sous l’influence de la conjonction constante des impressions correspondantes. Identique à l’habitude (habit), la coutume (custom) a pour condition la répétition d’événements impressionnels contigus, pour effet la liaison de leurs idées, pour conséquence le fait qu’une impression « avive » l’idée qui est liée à la sienne, c'est-à-dire le « transfert de vivacité » qui caractérise les phénomènes de croyance. » P. Saltel, Le vocabulaire de Hume, Ellipses, coll. Vocabulaire de…, Paris 1999, pp. 15-16.

100 F. Brahami, Introduction au Traité de la nature humaine de David Hume, op. cit., p. 83.

101 Gilles Deleuze écrit que « l’expérience nous fait observer des conjonctions particulières. Son essence est la répétition des cas semblables. Son effet est la causalité comme relation philosophique : l’imagination devient un entendement. Mais, ceci ne nous dit pas comment l’entendement peut faire une inférence et raisonner [Deleuze souligne] sur les causes et sur les effets. Le contenu vrai de la causalité, le mot toujours, n’est pas constituable dans l’expérience, puisque, en un sens, il constitue l’expérience. » G. Deleuze, op. cit., pp. 63-64.

102 Hume écrit dans son Enquête sur l’entendement humain que « quand nous raisonnons a priori et que nous considérons un objet ou une cause tels qu’ils apparaissent à l’esprit indépendamment de toute observation, il n’aurait jamais pu nous suggérer la notion d’un objet distinct tel que son effet, encore moins nous montrer la connexion inséparable et inviolable qui les unit. Il faudrait qu’un homme soit très sagace pour pouvoir découvrir par raisonnement que le cristal est l’effet de la chaleur et la glace l’effet du froid, sans s’être auparavant familiarisé avec l’opération de ces qualités. » D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, (1748), éd. GF-Flammarion (trad. A. Leroy, revue par M. Beyssade, présentation et note, M. Beyssade), Paris 1983, p. 91.

103 K. Popper, La connaissance objective, 1ère éd. Oxford University Press 1979, éd. française (trad. J.- J. Rosat), Champs Flammarion, Paris 1991, p. 44.

« banqueroute du XVIIIe siècle raisonnable », accusée de ne pas accepter de « différence intellectuelle entre la folie et la raison »104.

ii) La fonction de la croyance

86. La causalité tient dans notre vie concrète et en permanence un rôle décisif, « vital »105 même. « Nous ne cessons de chercher des causes. Sans y songer

le plus souvent. Dans notre expérience quotidienne, nous lions entre elles des choses, des qualités, nous rapportons des événements les uns aux autres, et nous entendons par là que ce qui est ainsi lié est assez fortement lié pour ne pas décevoir notre attente. En vérité, ce sont moins les causes qui ordinairement retiennent notre attention ou occupent notre souci, que les effets. Car il nous faut nous conduire, il nous faut agir pour vivre, et nous ne pouvons pas agir sans espérer, sans anticiper des résultats. Et nous sommes accoutumés à ce que les résultats suivent dès lors que nous avons réuni les circonstances propres à leur acquisition. »106 Pour prendre

l’exemple le plus simple, nous ne posons pas un pas devant l’autre sans croire qu’il nous fera avancer et non tomber.

87. Cette certitude que les choses adviendront n’est pas fortuite, elle permet de trouver dans le déroulement du monde des régularités sur lesquelles nous nous fondons pour nous-mêmes évoluer dans cet environnement et participer à ce monde. « L’accoutumance, écrit Hume, est […] le grand guide de notre vie humaine. C’est ce seul principe qui fait que notre expérience nous sert, c’est lui seul qui nous fait attendre, dans le futur, une suite d’événements semblables à ceux qui ont paru dans le passé. Sans l’action de l’accoutumance, nous ignorerions complètement toute question de fait en dehors de ce qui est immédiatement présent à la mémoire et aux sens. Nous ne saurions jamais comment ajuster des moyens en vue des fins, ni

104 Popper cite le philosophe Bertrand Russell (Histoire de la philosophie occidentale, Gallimard, 1953, pp. 684-685) ; K. Popper, op. cit., p. 45.

105 Le mot est de M. Brahami qui écrit dans son analyse de la logique humienne que « le raisonnement causal procède intégralement de la coutume, animée au plus profond d’elle-même par l’impératif vital. » F. Brahami, op. cit., p. 271.

106 M. Malherbe, Qu’est-ce que la causalité ? Hume et Kant, éd. J. Vrin, coll. « Pré-textes », Paris 1994, p. 5.

comment employer nos pouvoirs naturels pour produire un effet. Ce serait du coup la fin de toute action aussi bien que de presque toute spéculation. »107

88. C’est la raison pour laquelle la croyance a une finalité précise, son but est de permettre de trouver, ou plutôt de construire, un « ordre supérieur […] conforme à ce que nous pensons être notre dignité d’êtres humains. »108

89. Mais cette croyance nécessaire ne s’accorde avec aucune logique rationnelle, si l’on suit la thèse de Hume. Popper explique ainsi ce qu’il nomme le « paradoxe de Hume »109 : « [Hume] a soulevé deux problèmes : un problème logique (Hl) et un problème psychologique (Hps). Une des difficultés majeures, c’est que ses deux réponses respectives à ces deux problèmes sont, d’une certaine manière, en contradiction l’une avec l’autre. Le problème de Hume, écrit Popper, est le suivant : Hl sommes-nous justifiés à raisonner à partir de cas (répétés) dont nous avons l’expérience sur d’autres cas (les conclusions) dont nous n’avons pas l’expérience ? La réponse de Hume à Hl est : non, si grand que soit le nombre de répétitions. Hume a également montré que la situation logique restait exactement la même110 si dans Hl on insérait le mot « probables » après « conclusions », ou si on

remplaçait les mots « sur d’autres cas » par « sur la probabilité d’autres cas ». Le problème psychologique de Hume est le suivant : Hps pourquoi, néanmoins, tous les gens sensés s’attendent-ils à ce que les cas dont ils n’ont aucune expérience se conforment à ceux dont ils ont l’expérience, et pourquoi y croient-ils ?111 Autrement

dit : pourquoi avons-nous des attentes dans lesquelles nous avons grande confiance ? Hume répond à Hps : à cause de « la coutume ou habitude » ; c'est-à- dire parce que nous sommes conditionnés, par les répétitions et par le mécanisme de l’association d’idées ; un mécanisme sans lequel, dit Hume, nous ne pourrions guère survivre. »112 La contradiction nait évidemment du rapport entre l’absence de

107 D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, op. cit., p. 107. 108 M. Malherbe, o. cit.., p. 61.

109 M. Brahami parle de la relation « proprement aporétique » qu’est celle de la causalité humienne ; au sens d’une relation qui se heurte à une contradiction interne paraissant indissoluble. F. Brahami, op. cit., p. 77. L’auteur explique que « le scandale de la relation causale, c’est que, ne reposant que sur l’expérience, elle devrait ne pas pouvoir parvenir à la certitude, ce que pourtant elle fait. » (p. 85).

110 Popper souligne. 111 Idem.

certitude logique et la croyance psychologique pourtant certaine que les choses adviendront.

90. Pourtant, Popper démontre qu’il existe une rationalité qui dépasse ce paradoxe : si la certitude est inaccessible, la croyance en nos théories n’est toutefois pas irrationnelle dans la mesure où nous nous fondons sur la meilleure de nos idées ou de nos théories.