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Preuve d’un fait et preuve d’un lien de causalité

Section 1 : Le lien de causalité comme donnée factuelle

A) La preuve de l’existence d’un lien de causalité

1) Preuve d’un fait et preuve d’un lien de causalité

la charge des époux X au titre des années 1987 à 1989 »323.

257. L’exercice de cette compétence par les juges du fond, ainsi que le montrent ces exemples d’appréciation, nécessite de ceux-ci qu’ils aient connaissance de l’ensemble des faits du litige qu’ils auront à apprécier. Pour établir la matérialité des faits puis les apprécier, le juge du fond bénéficiera du pouvoir d’instruction. Cette instruction est à la fois le cadre et le moyen d’apprécier l’existence du lien de causalité. Elle manifeste, en outre, l’attachement du juge administratif à la matérialité des faits de la cause pour reconnaitre l’existence d’un lien de causalité.

Sous-section 2 : L’instruction, moyen d’apprécier l’existence du lien de causalité

258. Les mesures d’instruction à la disposition du juge sont multiples. Toutes sont susceptibles d’intéresser l’établissement du lien de causalité. La visite des lieux324, l’audition de témoins325, peuvent permettre de faire la lumière sur la cause

d’un dommage. Toutefois, l’expertise constitue la mesure d’instruction la plus pertinente et la plus fréquemment utilisée (B), en sus de la communication et de la production de preuves par les parties elles-mêmes pour établir l’existence du lien de causalité ou, au contraire, son inexistence (A).

A) La preuve de l’existence d’un lien de causalité

259. Si le lien de causalité est l’objet légitime de la preuve dans le cadre de l’instruction, il faut toutefois distinguer la question de la preuve de l’existence d’un fait et celle de l’existence d’un lien direct de causalité (1). La preuve peut établir avec certitude l’existence d’un fait mais ne fait que persuader le juge de l’existence d’un lien direct de causalité (2).

1) Preuve d’un fait et preuve d’un lien de causalité

323 CAA Lyon, 9 octobre 2008, n° 05LY01584. 324 CJA, art. R. 622-1.

260. Le juge administratif doit établir l’existence certaine d’un lien de causalité (i). Les moyens de preuve doivent permettre d’établir cette « certitude » mais dans la limite de ce qu’il convient d’entendre par certitude de l’existence d’un lien de causalité (ii).

i) L’exigence de certitude de l’existence du lien de

causalité

261. La certitude de l’existence d’un lien est une donnée essentielle, elle constitue la base de l’établissement du lien. La certitude n’est pas, en soi, un caractère autonome du lien de causalité, elle est indivisible de la règle qui exige qu’il existe un lien de causalité ; l’existence supposant la certitude. Le caractère « certain » du lien de causalité n’est pas une qualification juridique comme l’est le caractère « direct ». Cette question de l’existence certaine est une question d’appréciation des faits. Il s’agit d’une question identique à celle de la suffisance ou de l’insuffisance de preuve de l’existence d’un lien de causalité.

262. L’insuffisance de preuve conduit le juge administratif, en doutant d’une existence certaine du lien de causalité, à refuser d’engager une quelconque responsabilité.

Il en sera ainsi du lien prétendu entre le dépassement du délai raisonnable de jugement et des conséquences financières négatives pour une personne, le juge administratif formule son refus, fondé sur une précision insuffisante des preuves, ainsi : « considérant qu'à l'appui de leur demande d'indemnisation, M. et Mme A font valoir, […] que la durée excessive de la procédure leur a occasionné divers préjudices matériels et financiers, notamment des pertes d'honoraires, l'indisponibilité des sommes réclamées par l'administration fiscale pour effectuer des investissements ainsi que la survenance d'un conflit avec les confrères de M. A qui l'a empêché de fonder une association avec eux ; que, toutefois, les requérants n'apportent pas de précisions suffisantes pour justifier l'existence d’un lien de causalité direct et certain entre les préjudices allégués et la durée excessive de la procédure juridictionnelle en cause ; que, par suite, ces préjudices ne peuvent pas être réparés au

titre du fonctionnement défectueux de la juridiction administrative » ; en matière médicale, le juge administratif peut refuser d’engager la responsabilité d’un service hospitalier en opposant certitude et simple probabilité, cette dernière ne pouvant suffire : « le rapport d'expertise établi par le docteur B fait seulement état d'une forte probabilité de l'existence d’un lien direct entre l'hépatite C de M. A et les transfusions qui lui ont été administrées dans un contexte opératoire en lien direct avec la pathologie pulmonaire qui lui a ouvert droit à une pension militaire ; qu'aucune autre pièce du dossier ne justifie qu'il soit dérogé aux principes qui excluent, dans un tel cas, la reconnaissance d'un droit à pension »327 ; l’incertitude peut aussi naître lorsqu’une cause, « à elle seule », ne saurait expliquer la survenance d’un dommage328.

264. L’idée de certitude est toutefois à tempérer. C’est une exigence du juge administratif mais la certitude qu’un fait est une cause, et non, par exemple, une simple condition, revient déjà à justifier l’exercice d’un choix parmi plusieurs faits ayant concouru à la réalisation d’un dommage.

ii) La preuve de la certitude

265. Dans une étude intitulée « Les pouvoirs d’instruction du juge administratif »329, M.M. Denoix de Saint Marc et Labetoulle, alors auditeurs au Conseil d’Etat, expliquent le rôle de l’instruction dans la recherche de la vérité, laquelle comprend tant la vérité de l’existence des faits que celle de leurs relations entre eux. Ils écrivent ainsi qu’ « il est rare que la solution à donner à un litige dépende uniquement des questions de droit ; le plus souvent elle est fonction des circonstances de pur fait qui ont soit entouré, soit provoqué l’apparition du litige. Non moins fréquemment les parties divergent dans leur présentation de ces circonstances. Au juge alors de se faire une opinion, dont le sens sera généralement décisif. Dans tous les systèmes juridictionnels, français ou étrangers, divers procédés existent, qui sont utilisés pour établir la conviction du juge. Ceux en usage devant les

326 CE 13 janvier 2010, M. et Mme Jean-Louis A… c. Etat, n° 326589. 327 CE 30 mai 2008, Ministre de la Défense, n° 284614.

328 CE 10 juillet 2007, Commune d’Ivry-sur-Seine, n° 294142.

329 R. Denoix de Saint Marc, D. Labetoulle, « Les pouvoirs d’instruction du juge administratif »,

juridictions administratives françaises ne présentent pas, en eux-mêmes, de véritable originalité. C’est plutôt la façon dont ils sont mis en œuvre qui apparait particulière. […] En vertu du caractère inquisitorial de la procédure, le juge administratif est le maître de l’instruction. A ce titre, il joue un rôle actif dans la recherche de la vérité, dans la mesure du moins où celle-ci est contestée et recourt à cet effet à divers procédés, caractérisés par les pouvoirs qu’ils lui confèrent et la liberté avec laquelle il en use. »330

266. De façon assez large, l’instruction doit donc permettre au juge de faire la lumière sur « ce qui s’est passé »331.

La preuve de certains faits constitue à cet égard un élément déterminant du raisonnement causal du juge administratif, notamment pour démontrer qu’il ne peut pas exister de lien de causalité entre deux faits. C’est le cas, par exemple, lorsque l’origine d’une pathologie est génétique et ne peut donc pas résulter de la faute d’un service hospitalier332 ; lorsque l’instruction permet de savoir qu’un ouvrage public ne

se situe pas sur la propriété des requérants et ne peut donc pas en avoir déprécié la valeur333 ; ou encore lorsqu’il est prouvé que l’administration ne pouvait pas prévenir

un dommage.334 Dans ces cas, la démonstration de l’inexistence d’une quelconque

conjonction entre deux situations est faite de façon assez indéniable.

267. Mais la reconnaissance de l’existence d’un lien de causalité est plus complexe du point de vue de la preuve car cette reconnaissance nécessite du juge qu’il fasse un choix parmi plusieurs faits susceptibles d’être considérés comme la cause du dommage (plusieurs faits en conjonction avec le dommage). Ainsi, par exemple, la preuve de l’enchainement temporel des faits conduit toujours le juge administratif à déterminer une limite. Dans nombre d’arrêts, la preuve de cette succession dans le temps des faits ne porte le juge qu’à déterminer une limite à partir

330 R. Denoix de Saint Marc, D. Labetoulle, op. cit., p. 75.

331 Cette étape est caractérisée formellement dans la rédaction des jugements auxquels les procès en responsabilité donnent lieu par l’usage de la formulation « considérant qu’il résulte de l’instruction » contrairement aux jugements d’excès de pouvoir qui se caractérisent par le formulation « considérant qu’il résulte des pièces du dossier ».

332 CE 30 avril 2003, Caisse primaire d’assurance maladie du Havre, n° 213702, rec. tab. 987-994. 333 CE 23 juillet 2003, Consorts X, n° 239646; pollution prétendument causée par un pipe-line qui ne passait pas, en réalité, sur la propriété des requérants.

de laquelle les faits ne sont plus directement liés entre eux. Il en va de même de l’implication matérielle d’une chose dans la réalisation du dommage. Cette seule implication permet de prouver que la chose -un ouvrage public par exemple- a concouru à la réalisation du dommage. Cela peut parfois suffire à reconnaitre l’existence d’un lien de causalité, ce sera le cas notamment en matière de responsabilité sans faute336 mais parfois non, lorsque le juge administratif constate,

par exemple, que cette implication matérielle est le résultat d’une force majeure. Il s’agit toujours d’une hiérarchie de la pertinence des explications causales mais jamais véritablement d’une certitude. Le passage de l’idée qu’un fait est une simple condition à l’idée qu’il s’agit d’une cause (même sans dire qu’il s’agit de la cause mais seulement d’une cause) est déjà un exercice qui est difficilement conciliable avec l’idée de certitude. La preuve d’un simple fait est celle qui doit permettre de connaitre avec certitude l’existence d’un fait donné. Pensons, par exemple, à la preuve génétique337 pour prouver une filiation, à la preuve d’un écrit, de la signature

d’un marché338 ou, en droit des étrangers, de « relations affectives régulières avec

[une] épouse et [des] enfants »339, d’un séjour en France340 ou du caractère frauduleux

d’un acte d’état civil341, la preuve de la transmission d’une information342 ou encore,

celle d’un état de santé particulier343.

268. Le lien de causalité échappe à cette idée de certitude parce qu’il dépend d’une explication causale, sélective, d’un raisonnement hiérarchisant des causes plus ou moins certaines pour n’en retenir qu’une ou que quelques unes. On retrouve ici encore le problème propre au caractère fondamentalement sélectif de l’acte de liaison causale qui rend assez inappropriée l’idée de certitude du lien de causalité. La recherche de l’existence d’un lien de causalité procède à la fois de l’acte de

335 V. notamment, CE 26 mars 1965, Ministre de la Justice c. Compagnie d’assurance « La Zürich »,

rec. 1055 pour le cas d’un mineur ayant fugué d’une institution publique d’éducation surveillée.

336 Infra, p. 499 et s.

337 N. M. Le Douarin, La preuve scientifique « Des empreintes digitales aux empreintes génétiques : un siècle de découvertes en Biologie », in La preuve (dir. C. Puigelier), Economica, Paris 2004, p. 29. 338 CE 22 mars 2000, Commune de Sotteville-lès-Rouen, n° 211861.

339 CE, réf, 12octobre 2009, M. B A c. Commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France, n° 331888.

340 CE 15 avril 2009, M. Maamar A. c. Préfet de police de Paris, n° 326976.

341 CE, référé, 31 juillet 2009, M. Pauline A. c. Commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France, n° 329178.

342 CE 27 avril 2009, M. Bastien A. c Agence française de lutte contre le dopage, n° 319831. 343 CE 23 mars 2009, Mme Marceline A. c. Préfet du Val d’Oise, n° 303499.

connaissance de données de fait -savoir s’il existe des conjonctions entre des faits-, susceptible d’être servi par l’instruction en tant que processus heuristique, et de l’acte de volonté, acte de sélection de la cause probable la plus pertinente.

269. M. Darcy, dans son étude intitulée « La preuve et le juge administratif »344, cite l’écrivain argentin Jorge Luis Borges pour illustrer la difficulté

de savoir « où commence et où se termine la preuve »345. Il cite : « la plénitude et

l’unité d’un terminus ad quem, d’un but. Dans l’univers de la littérature, comme dans les autres, tout acte est le couronnement d’une série infinie de causes et la source d’une série infinie d’effets. »346 Cette citation nous semble en effet illustrer, de façon poétique, une limite de la preuve en matière causale, celle liée à l’inévitable acte de sélection, acte qui, par principe, démontre que nulle preuve ne saurait éviter qu’un choix se pose. Le caractère toujours sélectif d’une explication causale347 constitue

344 G. Darcy, « La preuve et le juge administratif », in La preuve (dir. C. Puigelier), Economica, Paris 2004, p. 99.

345 J. Foyer, « Rapport de synthèse », in La preuve, (dir. C. Puigelier), Economica, Paris 2004, p. 239. 346 J.-L. Borges, La fleur de Coleridge, Les mille et Une Nuits, 2003, p. 15, cité par G. Darcy, « La preuve et le juge administratif », préc., p. 119. (La notion d’ « infini » revient fréquemment chez cet auteur dans sa traduction littéraire de la vie. « Je dis qu’il n’est pas illogique de penser que le monde est infini. Le juger limité, c’est postuler qu’en quelque endroit reculé les couloirs, les escaliers, les hexagones peuvent disparaître –ce qui est inconcevable, absurde. L’imaginer sans limites, c’est oublier que n’est point sans limites le nombre de livres possibles. Antique problème ou j’insinue cette solution : la Bibliothèque illimitée et périodique. S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre- qui, répété, deviendrait un ordre : l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir. » J.-L. Borges, « La bibliothèque de Babel », in Fictions, 1ère éd. Emecé éditions, Buenos Aires, 1956, nouvelle édition Gallimard, coll. Folio, Paris 1983, p. 81. Nous ne connaissons pas de plus belle lecture de la causalité humienne, infinie et périodique, dont le désordre répété devient l’Ordre. V. aussi J.-L. Borges, Autre inquisition, La sphère de Pascal, éd. La Pléiade, t. 1, p. 678, M. Darcy cite un extrait de cet ouvrage, où l’écrivain recourt encore à l’infini, « les hommes se sentirent perdus dans le temps…Parce que si l’avenir et le passé sont infinis, toute date est illusoire. » en exergue de son étude « Le théoricien et le rêveur (réflexions sur les revirements de jurisprudence) », in L’architecture du droit, Mélanges en l’honneur de M. Troper, (coord. D. de Béchillon, P. Brunet, V. Champeil-Desplats, E. Millard), Economica, Paris 2006, p. 329. 347 Il y a, théoriquement, autant d’exemples de ces deux limites qu’il y a de procès en responsabilité. Nous pouvons en sélectionner un qui nous parait à la fois pertinent et fréquent du fait de son caractère classique. Dans un arrêt du 14 juin 2010, la Cour administrative d’appel de Marseille a eu à connaitre d’un litige dans lequel une jeune fille avait été victime d’un accident en glissant, lors d’un entrainement sportif, sur une flaque d’eau due, selon elle, à l’absence de réparation d’une fenêtre brisée du gymnase. La cour motive son arrêt sur le fondement des preuves apportées ainsi : « Considérant, d'une part, qu'il résulte de l'instruction que la Ville de Marseille faisait régulièrement procéder à l'entretien et au nettoyage du gymnase dans lequel l'accident est survenu ; qu'elle établit notamment que des vitres brisées avaient été remplacées le 8 janvier 2004, soit un mois et demi avant l'accident ; qu'aucune autre défectuosité de l'équipement ne lui avait été signalée par les utilisateurs avant cette survenance ; qu'ainsi, la collectivité défenderesse établit avoir correctement entretenu l'ouvrage ; Considérant, d'autre part, qu'il ne résulte pas de l'instruction que la flaque sur laquelle Mlle A a glissé n'ait pas été visible avant le début de la séance d'entraînement, soit par elle- même, soit par les responsables du club sportif, lesquels avaient qualité pour prendre les mesures destinées à prévenir l'accident ; Considérant que dans ces conditions, les blessures subies par Mlle A ne peuvent être regardées comme ayant, avec l'ouvrage public incriminé, un lien de causalité direct et certain ». CAA Marseille, 14 juin 2010, n° 07MA04605. La pluralité de causes possibles dans cette

l’autre limite posée à l’idée de pouvoir apporter la preuve de la certitude de l’existence d’un lien de causalité.

270. Mais l’adéquation des caractères propres au lien de causalité que nous évoquons à l’idée de preuve dépend aussi de la définition que l’on donne au terme « prouver ». S’il s’agit d’apporter une certitude, de démontrer « la vérité d’une proposition, la réalité d’un fait »348, le lien de causalité ne saurait jamais

véritablement faire l’objet d’une preuve. Si, en revanche, le but de la preuve comprend aussi l’objectif d’emporter la conviction du juge dans ses choix subjectifs, en dehors d’une vérité en termes d’« absolu »349, alors le lien de causalité pourra être l’objet d’une recherche de preuve.

271. Le problème réside dans la définition qu’il convient de donner à la notion de preuve et, plus précisément, à l’effet des preuves. Pour le lien de causalité, il s’agit d’un objectif de persuasion (amener le juge à faire un choix).