• Aucun résultat trouvé

La différence entre les concepts utiles à l’explication causale et les concepts

Section 1 Le lien de causalité, une explication causale

B) La différence entre les concepts utiles à l’explication causale et les concepts

125. Davidson explique la raison logique pour laquelle il n’est pas possible de déduire d’explications causales des lois prédictives : la généralisation causale, outre qu’elle explique partiellement un fait, recourt à des concepts de nature différente de ceux qui seraient nécessaires à l’établissement d’une loi prédictive.

126. Les explications causales singulières, fondées sur des généralisations, affermissent toujours l’idée que la généralisation faite est valide, car elle représente un nouvel exemple de faits que l’on peut expliquer en se fondant sur cette généralisation. Il s’agit donc, pour reprendre le vocabulaire de Popper, d’une nouvelle expérience qui ne falsifie pas la validité de cette généralisation et renforce donc la probabilité qu’elle soit valide. Mais l’affermissement de la validité de cette généralisation ne précise pas cette généralisation et n’apporte donc rien à la possibilité d’en tirer des lois prédictives.

127. Expliquer un accident de voiture par le fait que le conducteur de l’automobile en cause était sous l’empire d’un état alcoolique peut certainement constituer une explication causale valide. Cette explication repose sur une généralisation du type « conduire sous l’empire d’un état alcoolique provoque des accidents de voiture ». Au constat d’un nouvel accident de voiture impliquant un conducteur ivre, la validité de l’explication par la généralisation « conduire sous l’empire d’un état alcoolique provoque des accidents de voiture » est affermie car ce nouveau « cas d’espèce », cette nouvelle expérience, n’a pas démenti la généralisation. Pour en arriver à l’élaboration d’une loi prédictive, il faudrait en revanche atteindre un degré de précision de l’analyse causale beaucoup plus grand, qui intégrerait l’étude de variables infiniment plus précises. C’est seulement au prix de cette précision qu’il serait possible de tendre vers une loi prédictive du type « si A est, B sera », dépassant la simple rationalisation d’un événement. C’est un constat que nous connaissons déjà mais Davidson va plus loin et explique que les lois prédictives et les explications causales ont recours à des concepts de nature différente. Une loi prédictive, pour tendre vers son but, n’a pas besoin des « concepts sur lesquels doivent reposer les rationalisations»148. Davidson prend l’exemple d’un « ouragan » -

dont l’existence est rapportée dans un journal- qui, ainsi que le relate un autre journal plus tard, a causé une « catastrophe ». Ecrire que l’ouragan a causé la catastrophe est une rationalisation de l’événement « catastrophe », une explication causale de cet événement. Doit-on en tirer une loi « reliant les ouragans et les catastrophes »149 ?

Ridicule, écrit Davidson, « les lois dont on a besoin pour prédire la catastrophe avec précision n’auraient, bien entendu, pas besoin de recourir à des concepts [vagues, voire journalistiques] tels que ceux d’ouragan et de catastrophe. »150

128. Il en découle donc, d’une part, que l’affermissement de la validité d’une généralisation n’apporte rien à la précision nécessaire à la déduction d’une loi prédictive mais d’autre part que les concepts propres à la généralisation peuvent être de nature différente des concepts nécessaires à l’élaboration d’une loi prédictive151.

129. En somme, la rationalisation qu’est l’explication causale ex post facto est suffisante pour comprendre causalement les raisons d’une action mais ne le serait pas pour prédire, causalement, les effets d’une action. Les deux opérations intellectuelles sont d’une nature différente. En ce sens, le raisonnement d’explication causale auquel le juge doit procéder pour expliquer la survenance d’un dommage est, par nature presque, étranger à la recherche ou à la distinction de lois causales générales.152 Il

149 D. Davidson, op. cit., loc. cit. 150 D. Davidson, op. cit., loc. cit.

151 Davidson évoque des classifications « de nature neurologique, physique, ou chimique ». (p. 34) 152 En outre et de façon accessoire, il nous semble intéressant de rappeler les raisons pour lesquelles les tenants d’une science du droit ont distingué la logique de la causalité de la logique juridique pour identifier la science du droit. La causalité concerne l’enchaînement naturel des faits : d’un fait ou d’un ensemble de faits, découle ou découlera un autre fait ou un ensemble d’autres faits, il s’agit là de ce que Kelsen appelle la « loi naturelle » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, réédition Bruylant L.G.D.J coll. La pensée juridique (trad. Ch. Eisenmann), Bruxelles et Paris 1999, p. 85 (1er éd. française, Dalloz, Institut Kelsen, Paris 1962). La « loi juridique » obéit, en revanche, à des logiques différentes qui ne sont pas assimilables à l’enchaînement naturel des faits. Kelsen explique la différence des deux logiques – distinction nécessaire à l’élaboration d’une science du droit (pp. 83 et s.)- en écrivant que « le lien qu’énonce la proposition juridique a une signification radicalement différente de celui que pose la loi naturelle, et qui est la causalité. Il est absolument évident que le crime et la peine, le délit civil et l’exécution forcée, la maladie contagieuse et l’internement du malade ne sont pas liés l’un à l’autre comme le sont une cause et son effet. Dans la proposition juridique, il n’est pas dit, comme dans la loi naturelle, que si A est, B est ; il est dit que, si A est, B doit être (soll sein) ; et ceci n’implique nullement que B sera réellement chaque fois que A sera. Le fait que la signification de la connexion des éléments dans la proposition juridique ne soit pas identique à ce qu’elle est dans la loi naturelle a sa source dans cette donnée que, dans la proposition juridique, la connexion est établie par une norme posée par l’autorité juridique, c'est-à- dire par un acte de volonté, alors que la connexion de la cause et de l’effet qui est énoncée dans la

serait en effet incohérent que le juge distingue des éléments mathématiques et physiques pour expliquer la survenance d’un dommage alors que cela est largement étranger au droit qui régit la conduite des individus. Cela ne veut évidemment pas dire que le juge ne se fonde pas sur les données de la science, au contraire nous verrons qu’il leur accorde une grande importance, seulement la rationalisation des événements passés se traduit par une généralisation de l’explication destinée à identifier des causes juridiquement pertinentes et non des lois causales.

130. Un certain nombre d’outils conceptuels d’intérêt variable ont été forgés par la doctrine pour permettre de comprendre ou d’objectiver ce raisonnement d’explication causale du juge. Certains outils, à l’instar des théories de la causalité, ont été proposés afin d’objectiver le raisonnement causal du juge. D’autres outils

loi naturelle est indépendante de toute semblable intervention. » (p. 83) Kelsen aborde dans cet extrait sa distinction du monde des faits « réels » (de ce qui « est », sein) et du monde des prescriptions normatives (de ce qui « doit être », sollen). Le monde des faits réels est régi, pour reprendre son analyse, par la loi de causalité qui ordonne l’enchaînement des faits, quand le droit est, quant à lui, un ensemble de normes qui ne peuvent prescrire que ce qui « doit être ». Le lien de la norme au fait ne peut, explique-t-il, être considéré comme un rapport de causalité et nomme alors cette connexion de la norme à « ce qui doit être », « principe d’imputation ». Kelsen élabore ce concept en expliquant que « le principe de causalité et le principe d’imputation s’expriment l’un et l’autre dans une même forme linguistique : celle d’un jugement hypothétique où une certaine condition est liée, ou rattachée, à une certaine conséquence [Kelsen évoque là l’inférence causale précisément]. Mais une différence essentielle sépare les jugements qui correspondent au second principe, des jugements qui correspondent au premier : […] la liaison ou connexion établie entre les deux termes a un tout autre sens dans les premiers que dans les seconds. Le principe de causalité déclare que si A est, B est (ou sera). Le principe d’imputation déclare que si A est, B doit être (soll sein). […] La distinction entre l’imputation et la causalité consiste, poursuit Kelsen, […] en ceci que la relation entre condition et conséquence qui est exposée dans une loi morale ou dans une loi juridique est établie par une norme posée par l’homme, alors que la relation qui est énoncée dans la loi naturelle entre la condition-cause et la suite-effet est, elle, indépendante de toute semblable intervention. Si l’on considère que l’acte qui établit la relation de condition à conséquence dans une loi morale ou dans une loi juridique a pour sens spécifique une norme, on pourra qualifier cette relation de normative – par opposition aux relations causales. » (p. 98). Dans son appréhension de l’objet de la science du droit, Kelsen accorde au critère de l’intervention humaine une place prépondérante : les normes sont toujours le résultat d’un acte de volonté humaine et non d’un enchaînement des faits naturels et, symétriquement, les normes ne sont jamais les causes de ce qui « est » mais de ce qui « doit être ». M. Troper explique à cet égard que « si la science du droit est distincte de son objet et décrit le droit, et si d’autre part le droit est ce qui doit être, alors le Sollen est conçu comme un objet susceptible d’être décrit. La distinction Sein et Sollen n’est pas une simple distinction logique. Sein et Sollen deviennent deux mondes décrits chacun par une science distincte, et Kelsen laisse parfois entendre que la science du droit décrit le Sollen comme la science de la nature décrit le Sein, que les particularités de cette science dérive de son objet. » (M. Troper, Pour une théorie juridique de l’Etat, P.U.F. coll. « Léviathan », Paris 1994, p. 62.)

conceptuels ne portent pas directement sur le lien de causalité mais permettent toutefois de décrire et de comprendre le raisonnement causal du juge.