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La notion de standard, outil de lecture de la jurisprudence en matière causale

Section 2 Les outils conceptuels d’analyse du lien de causalité juridique

B) Critique du caractère prescriptif des théories classiques

1) La notion de standard, outil de lecture de la jurisprudence en matière causale

214. Nous pouvons interpréter cette exigence de la jurisprudence presque comme une sorte de méfiance ou de désaveu du juge administratif à l’encontre des théories de la causalité qui prétendent permettre de déterminer la ou les causes pertinentes ; pour le juge administratif, il importe que le lien entre la cause et le dommage soit « direct » 256 et non « adéquat », « immédiat » ou « sine qua non ».

L’adjonction de cet adjectif qualificatif devenu qualification juridique mérite que nous nous y arrêtions. Non pour analyser ici ce que cette qualification recouvre dans la pratique (nous l’étudierons en temps utile257), mais pour nous étonner258 de sa

propre indétermination. Il est effectivement difficile, a priori, de définir ce qui est « direct » autrement qu’en écrivant de façon tautologique, « est direct, ce qui n’est pas indirect ». Les dictionnaires ne nous aident pas plus.259

255 G. Tusseau, « Critique d’une métanotion fonctionnelle. La notion (trop fonctionnelle) de « notion fonctionnelle », RFDA 2009, p. 641

256 CE Sect. 28 juillet 1993, Consorts Dubouloz, n°117449, rec. 250, AJDA 1993, p. 743; CE 28 juillet 1993, SARL Bau-Rouge, n°116943, rec. 249, AJDA 1993, p. 743; CE 28 juillet 1993, Ministre de la Défense c. Stefani, n° 121702, rec. 231, AJDA 1993, p. 746, AJDA 1993, p. 747, obs. J. Moreau. Pour les trois arrêts, v., AJDA 1993, p. 685, chr. C. Maugüé et L. Touvet. V. infra, p. 146 et s.

257 Infra, p. 266 et s.

258 M. Rials cite dans l’introduction de sa thèse Wittgenstein qui écrit « les aspects des choses les plus importants pour nous sont dissimulés par la suite de leur simplicité et de leur banalité. » S. Rials, Le juge administratif et la technique du standard, op. cit., p. 1.

259 « Sans intermédiaire, immédiat » (Littré) ; « qui est immédiat, sans intermédiaire » (Le grand Robert de la langue française) ; « au figuré « sans détour, franc ». Le mot, repris avec sa valeur concrète a reçu (1450), le sens abstrait d’ « immédiat, sans intermédiaire » (Dictionnaire Historique de la langue française).

215. Cette indétermination n’est pas originale et a un sens et une vocation que M. Rials a analysés dans sa thèse « Le juge administratif français et la technique du standard »260 à laquelle nous croyons utile de nous référer.

216. Nous pouvons partir de la définition que donne M. Rials de la notion de standard : « le standard est une technique de formulation de la règle de droit qui a pour effet une certaine indétermination a priori de celle-ci. Souvent d’origine jurisprudentielle, et en principe dénoté par l’utilisation de certaines formes, le standard vise à permettre la mesure de comportements et de situations en termes de normalité, dans la double acception de ce terme. Le standard présente trois caractéristiques fonctionnelles essentielles dont il n’a d’ailleurs pas nécessairement l’exclusivité : - il opère en fait sinon en droit un transfert de pouvoir créateur de droit de l’autorité qui l’édicte à l’autorité qui l’applique ou si ces deux missions sont assumées par la même autorité, il contribue à réserver le pouvoir à cette dernière ; - il assure trois missions rhétoriques liées de persuasion, de légitimation et de généralisation ; - il permet une régularisation permanente du système juridique. »261

217. M. Rials formule cette définition à la suite d’un nombre important et varié d’exemples qu’il analyse tels que les notions d’ « imprévisibilité »262 ; d’

« urgence »263 ; de « suffisant »264 ; de « manifeste »265 ; d’ « imprudence »266 ; d’

« utilité publique »267 ; etc. et souligne, en outre, le nombre très important d’emplois

de la notion de « normalité » dans les décisions du juge.268 Le caractère direct du lien

de causalité n’est pas, sauf erreur de notre part, pris expressément en exemple mais il ne fait aucun doute qu’il puisse entrer dans la définition du standard que donne M. Rials. L’indétermination « a priori » de la notion de « direct » -formulé comme une

260 S. Rials, La juge administratif français et la technique du standard, op. cit. 261 S. Rials, op. cit., p. 120.

262 S. Rials, op. cit., p. 98. 263 S. Rials, op. cit., p. 94. 264 S. Rials, op. cit., p. 78. 265 S. Rials, op. cit., p. 80. 266 S. Rials, op. cit., p. 91. 267 S. Rials, op. cit., p. 93.

268 M. Rials cite des décisions faisant état de la « diligence normale » ; du « caractère anormal de la distance entre le domicile et le lieu de travail » ; du « risque excédant les risques normaux de voisinage » etc. S. Rials, op. cit., p. 62 et s.

règle par la jurisprudence- ne souffre pas que l’on s’y attarde : rien n’est plus indéterminé et relatif que le caractère « direct » de quelque chose. L’indétermination est, du reste, grammaticalement perceptible : le mot « direct » est un adjectif qualificatif qui, sans le nom qu’il qualifie, n’a pas de consistance271, même accolé au

lien de causalité, l’indétermination a priori demeurera. L’idée d’une mesure des situations est, ensuite, évidente. Enoncer ce qui est « direct » ou « indirect » participe d’une mesure des situations, d’une mesure de l’enchaînement des faits, d’un rejet ou d’une acceptation des faits (dans le lien de causalité). La formulation de cette mesure en termes de normalité sera parfois explicitement énoncée par le juge comme nous le verrons272 mais pourra aussi prendre la force du silence motivé par l’évidence.

218. Mais si le caractère direct du lien de causalité a tous les traits du standard, il présente aussi une originalité en ce qu’il qualifie une notion -le lien de causalité- qui peut elle-même être considérée comme soumise à une grande indétermination. Contrairement aux standards qui qualifient (au sens de l’adjectif qualificatif) une notion relativement précise (un délai qualifié d’utile ; une tempête qualifiée d’exceptionnelle ; un entretien qualifié d’anormal ; des dépenses qualifiées de somptuaires), le caractère direct du lien de causalité qualifie un rapport causal lui- même soumis à l’indétermination dans ses termes. M. Rials le souligne à propos des théories de la causalité après en avoir rappelé les grandes lignes : « en fait, quelle que soit la théorie [de la causalité] qu’adopte finalement la juridiction administrative273, il

apparaît en vérité qu’elle n’est pas sans empirisme ni contradictions, il y a lieu de considérer que la théorie de la causalité est le plus souvent une théorie de la normalité […] il est aisé de constater, poursuit l’auteur plus loin, que la jurisprudence de la causalité baigne dans un climat de normalité, que les liens de causalité dégagés le sont après mesure en termes de normalité des situations ».274 La jurisprudence est

évidemment plus complexe et diversifiée dans ses critères mais l’idée qu’elle

269 Le Conseil d’Etat contrôle le caractère direct du lien de causalité au titre de l’erreur de droit. CE Sect., 28 juillet 1993, Consorts Dubouloz, préc. ; v. infra, 146 et s.

270 Dans une perspective réaliste, le caractère indéterminé a priori de la décision de justice ne fera pas l’objet d’une singularité caractéristique des standards.

271 Tout comme les adjectifs « utile, normal, raisonnable, suffisant, abusif, excessif… » que M. Rials donne en exemples de « standards quantifiables ». S. Rials, op. cit., p. 126.

272 Infra, p. 266 et s.

273 Ou qu’il n’en adopte aucune devrions-nous ajouter. 274 S. Rials, op. cit., pp. 166-168.

« baigne » dans un climat de normalité n’est pas niable. Les notions de « prévisibilité », d’ « adéquation », de « proximité » ne seraient pas susceptibles, au demeurant, de se soustraire à la qualification de standards.

219. Mais l’indétermination du lien de causalité lui-même ne s’ajoute pas à l’indétermination de son caractère direct, il n’y a pas là de « standard au carré », les deux sont confondus dans la même et unique indétermination de la causalité pertinente. La notion de standard nous aide à comprendre les fonctions et les effets de cette indétermination.

2) Fonctions dogmatique et descriptive du standard, fonctions