• Aucun résultat trouvé

L’inaccessible certitude causale

Section 1 Le lien de causalité, une explication causale

B) La recherche rationnelle de l’inaccessible certitude causale

1) L’inaccessible certitude causale

92. La certitude causale est doublement inaccessible. D’abord car il faudrait savoir précisément ce qu’il faut appeler une cause ou la cause d’un événement, d’un objet, d’une situation (i). Rien n’est moins évident que cela. Ensuite car, même si nous pouvions savoir quelle est cette cause, nous ne pourrions jamais en prévoir avec certitude l’effet (ii). Dans la relation « si A est, B sera », les doutes demeurent ainsi toujours sur ce qu’il faut comprendre derrière l’élément « A » et sur les chances que « B » adviennent.

i) L’incertitude sur la notion de cause

93. Que peut-on appeler cause d’un autre fait ? Le concept même de cause a fait l’objet de nombreux travaux philosophiques, célèbres et complexes, qui illustrent tant le caractère problématique de cette question que l’incertitude qui demeure quant à la réponse que l’on peut y apporter.

94. Aristote, évidemment, en donne la première expression avec sa théorie des quatre causes. « D’une manière donc, écrit-il dans Physique, on appelle cause la réalité inhérente à une chose dont cette chose est faite, par exemple l’airain de la statue, l’argent de la coupe et leurs genres. D’une autre manière, c’est la forme et le modèle, c'est-à-dire la formule de l’être essentiel et les genres de celle-ci (par

exemple, pour l’octave c’est le rapport à un, et d’une manière générale le nombre), ainsi que les parties qui sont dans cette formule. De plus, on appelle cause le principe premier d’où part le changement ou la mise en repos, par exemple celui qui a délibéré est la cause responsable d’une décision, le père celle de l’enfant, et d’une manière générale ce qui fait de ce qui est fait et ce qui change de ce qui est changé. De plus, on parle de cause comme du but, c'est-à-dire du ce en vue de quoi, par exemple du fait de se promener, la cause est la santé ; pourquoi, en effet, se promène-t-il ? nous répondons : « pour être en bonne santé », et ayant ainsi parlé, nous pensons avoir indiqué la cause. »113

95. Le philosophe poursuit plus loin « toutes les causes dont il a été ainsi question tombent sous quatre modalités très manifestes. En effet, les lettres pour les syllabes, la matière pour les objets fabriqués, le feu et autres corps de ce genre pour les corps, les parties pour la totalité, les prémisses pour la conclusion sont causes comme le « ce de quoi les choses sont constituées » ; parmi ces choses, les unes sont causes comme substrat (par exemple les parties), les autres comme l’être essentiel : la totalité, la composition, la forme. Par contre la semence, le médecin, celui qui a délibéré et d’une manière générale ce qui fait, tous sont le principe d’où part le changement ou l’immobilité. Il y a, par ailleurs, celles qui sont causes comme le but, c'est-à-dire le bien, des autres choses ; en effet, le ce en vue de quoi veut être le meilleur pour les autres choses et leur but. »114

96. Ces quatre causes qui seraient à l’œuvre dans toute chose ne sont pas égales dans leur importance, Aristote précise ainsi sa typologie en hiérarchisant ces causes : « il faut toujours chercher la cause la plus élevée de chaque chose, comme

113 Aristote, Physique, 2e éd. revue GF Flammarion (trad. P. Pellegrin), Paris 2002, pp. 128-129. Dans

Métaphysique, Aristote reprend les termes de son analyse ainsi « Un point qui est évident, c’est qu’il faut acquérir la science des causes premières ; car, quel que soit l’objet dont il s’agisse, on ne peut dire de quelqu’un qu’il sait une chose que quand on croit qu’il en connaît la cause initiale. Le mot de Cause peut avoir quatre sens différents. D’abord il y a un sens où Cause signifie l’essence de la chose, ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est. Le pourquoi primitif d’une chose se réduit en définitive à sa définition propre, et ce pourquoi primitif est une cause et un principe des choses. Une seconde cause des choses, c’est leur matière, leur sujet d’inhérence. La troisième cause, c’est celle qui est l’origine du mouvement de la chose. Enfin la quatrième, qui est placée à l’opposé de celle-là, c’est le but final pour lequel la chose est faite ; c’est le bien de la chose, attendu que le bien est la fin dernière de tout ce qui se produit et se meut en ce monde. » Aristote, Métaphysique, éd. Pocket coll. Agora (trad. J. Barthélemy-Saint-Hilaire et P. Mathias, introduction et dossier J.-L. Poirier), Paris 1991, p. 48.

on le fait aussi ailleurs, par exemple un homme construit parce qu’il est constructeur, mais le constructeur l’est en vertu de l’art de construire : voilà donc la cause antérieure, et de même dans tous les autres cas. »115 C’est la préférence qu’a

Aristote pour la cause finale, celle qui motive l’action par la vertu, qui se comprend ici. Sans entrer dans le détail de l’étude des quatre causes d’Aristote116, nous

comprenons que, même si les « vraies » causes d’un fait pouvaient être distinguées sans équivoque, il nous serait néanmoins nécessaire de les hiérarchiser en fonction de critères subjectifs d’appréciation. La connaissance de la constitution matérielle d’un objet doit ainsi, si l’on en suit l’analyse d’Aristote, être considérée comme l’une des causes de cet objet, mais c’est seulement la raison pour laquelle l’objet a été conçu (la cause finale, peut-être l’exercice d’un art) qui constituera « la cause la plus élevée » à laquelle nous donnerons donc le plus de valeur. Ceci nous renvoie donc à des critères de hiérarchisation des causes et, in fine, à leur sélection. Le physicien s’attachera à donner la plus grande valeur à la composition matérielle de l’objet quand le philosophe se concentrera sur la finalité de sa conception, le juriste aura encore d’autres considérations propres à sa matière et qui sont l’objet de notre étude. L’Histoire, en tant que science, a, par exemple, « ses causes » nous explique Paul Veyne. L’historien écrit ainsi que « l’explication historique pousse plus ou moins loin l’explication des facteurs ; […] ces facteurs sont de trois espèces. L’un est le hasard, qu’on appelle aussi causes superficielles, incident, génie ou occasion. L’autre s’appelle causes, ou conditions, ou données objectives ; nous l’appellerons causes matérielles. Le dernier est la liberté, la délibération, que nous appellerons causes finales. Le moindre « fait » historique comporte, explique M. Veyne, ces trois éléments, s’il est humain »117. M. Veyne explique en outre le problème de

l’appréciation subjective de la valeur des causes : « si l’on insiste sur le hasard [le nez de Cléopâtre, ou le grand homme], on aura la conception classique de l’histoire comme théâtre où la Fortune se joue à bouleverser nos plans ; si l’on insiste sur la cause finale, on aboutit à la conception dite idéaliste de l’histoire […], l’idée […]

115 Aristote, op. cit., p. 133.

116 Pour cela, v. l’ouvrage remarquable du philosophe Félix Ravaisson, Essai sur le « Métaphysique »

d’Aristote (1837 pour la première partie, 1845 pour la seconde), rééd. du Cerf, coll. « La nuit surveillée », Paris 2007.

est qu’en dernier ressort le passé s’explique « par les forces ou idées morales ». On peut préférer insister sur la cause matérielle : nos libertés ne mettent-elles pas en œuvre les données du milieu ? C’est la conception marxiste. »118 Nous reviendrons

sur l’appréciation des causes pertinentes en droit en temps utile.119

97. John Stuart Mill a offert une autre théorie de la cause dite théorie de la cause totale, qui récuse toute sélection ou hiérarchisation des causes. « Mill appelle « cause totale » d’un événement, explique le philosophe Geert Keil, par exemple de la chute mortelle d’un homme d’une échelle, l’ensemble des conditions précédentes qui rendent son occurrence inévitable. Dans un usage philosophiquement strict de la langue, seule cette cause totale mérite selon Mill d’être appelée « cause » : « la cause donc, philosophiquement parlant, est la somme des conditions positives et négatives prises ensemble, le total des contingences de toute nature qui, étant réalisées, sont invariablement suivies du conséquent. »120

98. Si la conception, du point de vue théorique, est difficilement critiquable – Mill la défendait précisément pour éviter le choix « capricieux » d’une cause parmi l’ensemble des conditions nécessaires121- elle l’est éminemment du point de vue

pratique, pour la raison évidente qu’elle conduit à devoir toujours remonter au commencement de l’Univers (et c’est encore peu). Cette conséquence ôterait à tout débat sur la ou les causes d’un événement sa pertinence et c’est précisément parce que nous avons besoin d’en débattre qu’il nous est nécessaire de considérer que méritent le nom de cause, des causes mêmes partielles.

118 P. Veyne, op. cit., pp. 134-135. M. Veyne poursuit en écartant ces conceptions en considérant qu’ « il est assez vain de perpétuer le conflit de ces conceptions ; c’est un problème réglé depuis deux bons millénaires ; quelque ingénieux ou révolutionnaire que soit un historien, il retrouvera toujours les mêmes causes matérielle et finale. Tout se passe comme si le propre de la vérité philosophique, par opposition à d’autres vérités, était d’être simple, on dirait presque truistique, si elle n’avait également pour propriété d’être sans cesse méconnue sous la pression de l’histoire des idées. » (p. 135).

119 Infra, p. 66 et s.

120 G. Keil, « La cause d’un événement », op. cit., p. 31, citant J. Stuart Mill, A system of Logic, (1843) ; éd. française Librairie philosophique de Ladrange (trad. L. Peisse), Système de logique déductive et inductive, Paris 1866, rééd. Pierre Mardaga éditeur, coll. « Philosophie et langage, Système de logique », Liège 1988, p. 375.

121 G. Keil, op. cit., p. 27. Keil explique que “étant donné que l’univers ne contient aucun système parfaitement isolé de son environnement, les seules conditions précédentes causalement suffisantes que l’on peut envisager sont des coupes instantanée de l’univers. […] Or, si le sens du mot « cause » n’est pas « somme des conditions antécédentes conjointement suffisantes », alors l’on ne peut pas reprocher à chaque affirmation causale singulière de ne nommer qu’une cause partielle. » (p. 32).

99. Les études philosophiques plus modernes soulignent la naïveté de la recherche de ce qui, abstraitement, doit être appelé cause. Bertrand Russell écrit dans ce sens dans un texte de 1913, « la loi de la gravitation illustrera ce qui arrive dans toute science avancée. Dans le mouvement des corps gravitant ensemble, il n’y a rien qui puisse être appelé une cause, et rien qui puisse être appelé un effet : il y a là simplement une formule. On peut trouver certaines équations différentielles qui sont vraies à chaque instant pour chaque particule du système, et qui, étant donné la configuration et les vitesses à chaque instant, ou les configurations à deux instants, rendent théoriquement calculable la configuration à tout autre instant antérieur comme postérieur. C'est-à-dire que la configuration à un instant est une fonction de cet instant et des configurations à deux instants donnés. Cet énoncé est vrai dans toute la physique, et non seulement dans le cas spécial de la gravitation. Mais il n’y a rien qui puisse proprement être appelé « cause » et rien qui puisse proprement être appelé « effet » dans un tel système. »122 Le philosophe prend en fait le contre-pied

de l’analyse de Mill. Si tout ce qui existe, pour être rigoureusement expliqué, nécessite que l’on remonte jusqu’au commencement de l’Univers, alors rien ne sert de parler du concept de cause ; il y a un commencement puis des changements. Le concept de cause serait ainsi plus une commodité de langage démonstratif qu’une notion rigoureuse.

100. De fait, il est aisé de comprendre qu’une définition ontologique de la cause –la cause selon ses éléments propres- ne doit pas être poursuivie ; seule l’explication causale, pragmatique, d’une situation singulière nous sera à la fois accessible et utile.

101. A cet égard, nous devons garder à ce stade de l’étude comme enseignement une phrase du philosophe exégète d’Aristote Félix Ravaisson : « la sagacité à découvrir les causes n’est […] autre chose que la perspicacité dans la détermination d’une limite, ou mesure commune, entre deux termes homogènes. »123

122 B. Russell, « Sur la notion de cause », (1913), Revue Philosophie, op. cit., p. 11 (trad. M. Kistler à partir des publications de 1913 et 1992).

102. L‘incertitude causale ne s’arrête pas à cette incertitude sur ce qu’il faut appeler une cause, l’effet, aussi, demeure toujours incertain. Même s’il était possible d’isoler précisément et rigoureusement certains facteurs pour en attendre la conséquence, l’attente pourrait toujours être déçue.

ii) L’incertitude quant à l’effet à venir

103. Il n’est pas besoin de demeurer longuement sur ce point, la recherche de la certitude de ce qui se produira ne peut jamais atteindre son but. Au mieux, nous pourrons considérer qu’il existe une très forte probabilité qu’un fait se produise. Popper l’illustre de façon évidente en écrivant que « même si nos théories physiques étaient vraies, il serait parfaitement possible que le monde, tel que nous le connaissons, avec toutes ses régularités pertinentes du point de vue pragmatique, puisse se désintégrer entièrement dans la seconde qui suit. Cela devrait être aujourd’hui une évidence pour tout un chacun, mais j’ai dit cela, souligne habilement Popper, bien avant Hiroshima : il existe des possibilités infiniment nombreuses de désastre local, partiel ou total. […] Il existe de nombreux mondes, des mondes possibles et des mondes réels, où une recherche de la connaissance et des régularités ne saurait avoir lieu. Et même dans le monde tel que les sciences nous le font effectivement connaître, insiste Popper, l’existence de conditions dans lesquelles la vie et une recherche de la connaissance pourraient surgir – et réussir- semble d’une improbabilité presque infinie. »124 Popper en ce sens est donc en

accord avec l’analyse de Hume125 selon laquelle on ne saurait jamais considérer sur

le fondement d’un nombre aussi grand soit-il d’expériences passées que telle situation sera nécessairement suivie de telle autre. Dénonçant la « quête de la

124 K. Popper, op. cit., pp. 67-68.

125 Le philosophe critique de Hume Bertrand Russell écrit dans le même sens que « il faut d’emblée admettre que l’association régulière de deux choses qu’on ne trouve jamais séparément ne suffit pas par elle-même à prouver de façon démonstrative qu’on les trouvera à nouveau ensemble au prochain cas examiné. Tout ce que nous pouvons demander, c’est que le plus souvent les deux choses ont été trouvées associées, plus il sera probable qu’on les retrouve ensemble une autre fois ; que de plus, pourvu qu’elles aient été associées un nombre suffisante de fois, cette probabilité équivale à une quasi-certitude. Certes elle ne pourra jamais atteindre tout à fait la certitude, puisque, nous le savons, il peut y avoir à la fin une mise en échec de la prévision en dépit de répétitions fréquentes, comme dans le cas du volatile à qui on tord le cou. La probabilité est donc tout ce que nous pouvons souhaiter. » B. Russell, Problèmes de philosophie, (1912, Oxford University Press), éd. française, Payot (trad. et introduction F. Rivenc), Paris 1989, p. 88.

certitude » (les lois prédictives) comme une chimère qu’il faut abandonner, Popper explique, en substituant son vocabulaire « logique » au vocabulaire de Hume : « je remplace « les cas dont nous avons l’expérience » de Hume par « les énoncés expérimentaux » -c'est-à-dire les énoncés singuliers décrivant des événements observables (« les énoncés d’observation », ou « « énoncé de base ») ; et « les cas dont nous n’avons aucune expérience » par « les théories explicatives universelles ». Je reformule le problème logique de l’induction de Hume comme suit, continue Popper : […] peut-on justifier l’affirmation qu’une théorie explicative universelle est vraie par des « raisons empiriques » ; c'est-à-dire par le fait qu’on admet la vérité de certains énoncés expérimentaux, ou énoncés d’observation (dont on peut dire « qu’ils ont l’expérience pour base ») ? Ma réponse à ce problème est la même que celle de Hume : non, c’est impossible ; des énoncés expérimentaux vrais, quel qu’en soit le nombre, ne sauraient justifier l’affirmation qu’une théorie explicative universelle est vraie. »127

104. En ce sens, Popper confirme bien la « loi de Hume » : on ne saurait déduire de lois pour l’avenir de la répétition, aussi grande soit-elle, des expériences passées. C’est un constat que nous devons raisonnablement partager, la certitude causale de ce qui se produira en conséquence d’un fait est inaccessible. Mais ceci n’induit pas que nous devions échouer à trouver la meilleure hypothèse permettant de se « rapprocher de la vérité » 128. C’est ce qu’explique Popper : une répétition n’a

pas qu’une valeur répétitive de confirmation, elle est aussi l’absence de falsification de l’hypothèse ou à l’inverse, la démonstration définitive de la fausseté de l’hypothèse. En ce sens, Popper nous extrait du paradoxe de Hume en démontrant qu’il existe un chemin rationnel de recherche de la vérité, que nous pouvons appliquer à l’inférence causale.