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3. Définition de l’emblème

3.3. Les relations entre texte et image au fil des

que genre littéraire fondé met en avant la bimédialité, autre-ment dit l’association d’un texte poétique (subscriptio), accom-pagné d’un titre (inscriptio), et d’une image (pictura), unis par des rapports de complémentarité et de redondance. La genèse obscure du Livre d’emblèmes ne nous permet pas de savoir si Alciat avait prévu dès l’origine d’accompagner ses épigrammes de gravures dans une édition imprimée. L’un des arguments souvent avancés pour dénier à Alciat la volonté d’associer ses poèmes à des images et démontrer son désintérêt pour les il-lustrations et le suivi de l’édition princeps de ses Emblemata à Augsbourg est le nombre élevé de gravures erronées, qui ne correspondent pas au contenu des subscriptiones, dans cette

première parution.180 Le premier Emblematum liber contient-il vraiment autant d’erreurs grossières ? Qu’en est-il dans les édi-tions suivantes ?

L’analyse des picturae et de leur évolution au fil des éditions se heurte à plusieurs difficultés. Comment parler d’une « gravure erronée », quand, de toute façon, l’image peine à illustrer tout le contenu de l’épigramme et se focalise par conséquent sur cer-tains éléments descriptifs ?181 De plus, entre un dessin parfaite-ment adapté au texte et un autre complèteparfaite-ment erroné, il existe toute une série de nuances et une grande part de subjectivité.182

Comment tirer des conclusions générales, en affirmant que telle série de gravures réalisées par tel artiste comporte systématique-ment des erreurs et ne respecte jamais le contenu des

subscrip-tiones ou au contraire qu’elle l’observe en toutes occasions ? De

fait, copier les modèles des éditions plus anciennes ou réutiliser des blocs de gravure déjà existants, mais destinés, à l’origine, à d’autres ouvrages,183 étaient des pratiques largement répandues chez les artistes et graveurs, approuvées par les imprimeurs et éditeurs, avec ou sans l’assentiment de l’auteur.184 De ce souci d’économie, il résulte des « glissements iconographiques », par-fois en série, puisque certains schémas iconographiques sont 180 Voir introduction pp. 11-19.

181 À titre d’exemple, la plupart des picturae de l’Embl. 30 Gratiam

refe-rendam (commentaire pp. 193-194) montrent la cigogne adulte,

por-tant sur son dos sa mère devenue âgée et lui tendant avec son bec de la nourriture, scène décrite dans le dernier distique de l’épigramme, alors que les gravures des éditions de C. Plantin et de P. P. Tozzi se concentrent sur le premier distique et l’évocation des soins prodigués par la mère à ses petits dans le nid. Ainsi, aucune des picturae n’illustre l’ensemble de la subscriptio.

182 TunG, « Seeing Is Believing », p. 383.

183 Voir par exemple le cas, cité par TunG, « Seeing Is Believing », p. 397, de l’Embl. 53 In adulatores, dans l’édition anversoise de C. Plantin de 1577 (commentaire pp. 271-273). Voir aussi, TunG, « Seeing Is Be-lieving », pp. 385-386, donnant l’exemple, dans l’édition princeps de 1531, des Embl. 20 Maturandum et 95 Captivus ob gulam (commen-taire pp. 173-174 et 446).

reproduits plusieurs fois et imités dans les éditions postérieures, quand bien même ils ne sont pas entièrement conséquents par rapport au contenu des épigrammes. Voyons quelques exemples pour étayer notre propos.

La pictura de l’édition princeps de 1531, illustrant l’emblème 20 Maturandum,185 se distingue de toutes les autres gravures.

Elle montre, en effet, une flèche placée à l’horizontale, comme si elle venait d’être projetée et filait à toute vitesse, surmontée d’une sorte de coquillage, censé figurer le rémora. Plus tard, dès l’édition parisienne de 1534, si le rémora est représenté comme un poisson allongé, de façon plus correcte, la flèche se trouve, en revanche, posée à la verticale. Tandis que M. Tung juge que la première illustration ne s’accorde pas au texte et que l’erreur provient de la réutilisation d’un ancien bloc,186 E. Klecker la considère tout à fait pertinente et y voit un exemple pour re-mettre en cause le jugement généralement défavorable réservé à la qualité iconographique de l’édition de H. Steyner.187 En effet, la position de la flèche, à la verticale, dès l’édition de C. Wechel, comme fichée en terre, suggère, selon elle, avec moins d’acuité la rapidité de la flèche contrastant avec la lenteur du rémora. Tous deux s’accordent en revanche pour reconnaître que le dessin de l’emblème 144 Princeps subditorum incolumitatem

procu-rans dans l’édition augsbourgeoise est bien plus fidèle au texte

que celui de l’édition de C. Wechel de 1534 et des suivantes.188

Le dauphin retient l’ancre reliée à un navire invisible par une corde, en enroulant sa queue autour d’elle, et la guide au milieu des flots. Il s’efforce, semble-t-il, de la « fixer plus sûrement au fond des eaux ».189 Au contraire, dans les éditions ultérieures, la gravure imite la marque typographique d’Alde Manuce, mon-trant certes un dauphin enroulé autour d’une ancre, mais cette 185 Voir commentaire p. 173-174.

186 TunG, « Seeing Is Believing », p. 386.

187 kleCker, « Des signes muets aux emblèmes chanteurs », pp. 33-35. 188 TunG, « Seeing Is Believing », p. 387 ; kleCker, « Des signes muets aux

emblèmes chanteurs », pp. 33-34. 189 Voir commentaire p. 572.

dernière est posée à terre, la mer et le navire ne figurant que dans l’arrière-plan.190 La lecture divergente de ces images té-moigne de la subjectivité de toute analyse iconographique. Il est vrai que plusieurs images dans les éditions les plus an-ciennes, soit de H. Steyner, soit de C. Wechel, se conforment assez scrupuleusement au texte, parfois même davantage que les éditions plus tardives. Il en va ainsi des premières gravures accompagnant l’emblème 173 Iusta ultio, dans les éditions augsbourgeoises et parisiennes.191 Celles-ci respectent le récit de la mort du corbeau, piqué à la patte par le scorpion qu’il venait de capturer et englouti dans les flots du Styx, davantage que les jeux de gravures ultérieurs, reproduisant un motif apparu dès l’édition de 1547, où le corbeau est perché sur un arbre et tient sa proie dans son bec.

En revanche, dans d’autres cas, les gravures tendent à gagner en précision au cours du temps et s’efforcent de représenter le contenu de l’épigramme plus fidèlement, en allant même jusqu’à ajouter des personnages ou des détails absents de la

subscrip-tio. C’est le cas notamment des éditions lyonnaises qui créent

des dessins innovants. L’emblème 132 Ex arduis perpetuum

nomen se réfère à un épisode célèbre de l’Iliade : avant leur

départ pour Troie, les Grecs sont témoins, alors qu’ils offrent des sacrifices aux dieux sur un autel, de l’attaque d’un serpent, dévorant huit petits moineaux et leur mère ; le devin Calchas interprète aussitôt cet événement, en livrant une prophétie sur la durée de la guerre et de leurs épreuves futures. Si la

subscrip-tio ne précise pas le contexte du présage, la pictura de l’édisubscrip-tion

lyonnaise complète le récit, en représentant non seulement le serpent enroulé autour des branches du platane, prêt à dévorer les oisillons dans leur nid, mais aussi les Grecs et le devin à la longue barbe autour d’un autel fumant, scène omise par les pre-mières séries de gravures dans les éditions ausgbourgeoises de 190 Dans l’édition de C. Wechel (1534), le motif du dauphin enroulé autour

de l’ancre n’est d’ailleurs accompagné d’aucun décor. 191 Voir commentaire pp. 646-647.

H. Steyner et parisiennes de C. Wechel. L’emblème 60 Cuculi paraît pour la première fois dans l’édition vénitienne de 1546, caractérisée par son approche « minimaliste » dans le traite-ment des images, focalisée uniquetraite-ment sur un élétraite-ment.192 Dans la pictura, seul le coucou figure, perché sur un arbre, tandis que, plus tard, dans l’édition lyonnaise, l’artiste met en scène des paysans affairés dans leur vigne, tenant une serpe à la main, un soldat qui, visiblement, leur adresse la parole en levant le bras, tandis que dans le ciel vole le coucou, en direction d’un nid placé sur un arbre. Cette scène parvient à englober l’en-semble de la subscriptio qui mentionne l’insulte cuculus lancée par les passants aux vignerons qui taillent leur vigne trop tard, après le chant printanier de l’oiseau, et l’adultère du coucou qui pond ses œufs dans le nid d’autrui. De la même manière, la belette de l’emblème 127 Bonis auspiciis incipiendum occupe seule le devant de la scène dans la gravure de l’édition de Venise. Au contraire, dans l’édition lyonnaise de 1550, elle se fait plus discrète et partage la vedette : un personnage, sans doute un soldat, chargé de bagages, prend le départ, après avoir franchi la porte de la ville entourée de remparts, et vient à croiser le che-min de l’animal, signe de malchance. Cette scène bien plus riche en détail s’attache à illustrer plus fidèlement le texte où l’auteur évoque le mauvais présage que représente la rencontre d’une belette. L’emblème 84 Ignavi traite de deux oiseaux paresseux, le butor étoilé ou ardeola stellaris, né de la métamorphose d’un esclave nommé Astérias, et une sorte de faucon au vol station-naire comparé à l’ardelio, autrement dit au bon à rien. L’édition aldine s’attache à représenter avec une grande précision un ra-pace perché sur un arbre, omettant de figurer l’échassier. Or, plus tard, le graveur Pierre Vase réalise une nouvelle image dans les éditions lyonnaises : un homme, muni d’ailes à la place des bras, observe l’oiseau en plein vol et semble prêt à s’élancer à sa suite. Ce motif, reproduit dans les éditions ultérieures, se 192 Par exemple, une grue au lieu d’un vol, dans l’Embl. 17 Πῆ παρέβην ;

ou une sauterelle au lieu d’une nuée, dans l’Embl. 128 Nihil reliqui (commentaire pp. 155 et 518).

conforme certes plus étroitement au contenu de l’épigramme évoquant la transformation de l’esclave en oiseau, sans toutefois remplacer le rapace par l’échassier qu’est en réalité le butor étoi-lé. Ces modifications et corrections des défauts ou imprécisions de l’édition précédente de 1546, dans les éditions lyonnaises, témoigneraient-elles de l’influence d’Alciat, comme le suggère M. Tung ?193 Cette hypothèse est tentante, d’autant que le titre même de l’édition latine de 1550 proclame fièrement que celle-ci a été révisée par l’auteur.194 Aucune preuve directe, par exemple un échange de lettres entre Alciat et son éditeur, ne permet tou-tefois de le confirmer.

Notons que la préférence du graveur de l’édition aldine pour la simplicité ne le conduit pas toujours à commettre des erreurs. Au contraire, dans l’emblème 34 Ἀνέχου καὶ ἀπέχου, l’image de l’édition vénitienne est plus pertinente que celle de l’édition lyonnaise, puisqu’elle figure le taureau, dont le genou droit est entravé par une corde, dans l’attitude même décrite dans le der-nier distique de l’épigramme, alors que, plus tard, les artistes re-présentent un troupeau de bovidés, guidé par un bouvier armé d’un bâton.195 De même, tandis que, dans l’édition de 1550, la chèvre de l’emblème 141 In desciscentes renverse d’un coup de patte le seau rempli de son lait, sans que personne ne soit visible à ses côtés, dans l’édition aldine, le berger qui vient tout juste de terminer la traite se tient tout près d’elle, ce qui rend la situa-tion plus convaincante.196 À ce petit jeu des comparaisons entre les diverses séries de gravures, il est aisé de se laisser prendre par notre subjectivité. M. Tung estime en effet que la pictura de l’emblème 79 Lascivia dans l’édition lyonnaise est « ratée », 193 TunG, « Seeing Is Believing », pp. 395-397. Il nuance son propos,

es-timant que les éditeurs Lyonnais se sont efforcés, autant que les frais occasionnés par la réalisation des gravures le leur permettaient, de ré-aliser des images aussi fidèles que possible au texte et à la volonté de l’auteur.

194 Voir introduction p. 35. 195 Voir commentaire pp. 208-209. 196 Voir commentaire pp. 557-558.

puisqu’elle montre un homme richement vêtu, avec deux her-mines à ses côtés, alors que le texte évoque les fourrures portées par les « femmes romaines ».197 Or, rien n’empêche de justifier la présence de cet homme, si, au lieu de considérer le quatrième vers de la subscriptio et les nurus Romanas, l’on songe au per-sonnage s’exprimant à la première personne pour faire part à l’auteur de sa perplexité concernant l’origine du lien entre les souris blanches et la mollesse, dans le premier distique.

Si les éditions lyonnaises ont contribué à renouveler les illus-trations des Emblemata et à faire tendre les images vers plus de conformité aux textes, elles ne sont pourtant qu’une étape dans ce long processus qui se poursuit bien au-delà de la mort de leur auteur et échappe donc définitivement à son influence. L’édition peu connue de Francfort (1567) de S. Feyerabend pro-duit de nouveaux dessins dont, certes, beaucoup s’inspirent des modèles des éditions de J. de Tournes (1547) et de G. Rouille et M. Bonhomme (1550), mais dont un petit nombre sont origi-naux. Bien qu’assez tardive et isolée,198 elle parvient cependant à atteindre une conformité inattendue en certaines occasions. En effet, alors que toutes les autres gravures de l’emblème 149

Principis clementia199 se contentaient de montrer une ruche entourée d’abeilles, l’artiste200 ajoute des personnages : un api-culteur, vu de dos, prend soin de sa ruche, tandis qu’un roi, portant une longue barbe, tenant un sceptre et coiffé d’une cou-ronne, siège sur son trône en observant la scène et désigne du 197 TunG, « Seeing Is Believing », p. 397 et commentaire pp. 379-380. 198 Elle n’a été imprimée qu’en 1566-67, à Francfort, en deux éditions, l’une

latine, l’autre bilingue latin-allemand, avec la traduction de J. Held. Ses gravures ne sont pas copiées, ni réutilisées, mis à part une réimpression de l’édition allemande en 1580. Voir landWehr J., German emblem

books 1531-1888 : a bibliography, Utrecht/Leyde, 1972, p. 29.

199 Voir commentaire pp. 580-581.

200 Les gravures sont attribuées à Jost Amman et Virgil Solis, voir land

-Wehr, German emblem books, p. 29 et Jeremias Held Liber

emble-matum (Frankfurt-am-Main 1566), with an introd. by P. M. Daly,

doigt les insectes. Cette représentation tend à souligner le conte-nu de la subscriptio, en laissant entendre que les rois humains doivent imiter ceux des abeilles. Plus tard, l’édition de C. Plantin (1577) publie 38 nouveaux dessins et servira de modèle pour les éditions ultérieures, notamment celle de P. P. Tozzi, parue en 1621. Parmi ces gravures inédites, celle de l’emblème 53 In

adu-latores, mettant en scène le caméléon comparé au flatteur,

per-met d’observer l’importance des variations iconographiques. Si le motif change peu – il s’agit toujours de représenter l’étrange animal dans son milieu naturel –, l’apparence du caméléon évo-lue, quant à elle, vers plus de réalisme au fil du temps. En effet, les premières gravures, parues dans les éditions parisiennes de C. Wechel et lyonnaises de G. Rouille et M. Bonhomme, donnent à l’animal une apparence plus proche du hérisson ou du rongeur que du reptile, avec tantôt des griffes acérées, un museau por-cin, de petites oreilles et des dents pointues, tantôt une queue en tire-bouchon et des poils hérissés. Il faudra attendre l’édition de C. Plantin pour voir apparaître un nouveau schéma icono-graphique, inspiré par les illustrations d’ouvrages scientifiques et d’histoire naturelle par opposition à la tradition iconographique héritée du Moyen Âge qui avait jusque-là prévalu.201

Un processus de révision régulier et progressif des illustrations dans les éditions des Emblemata s’engage durant le XVIème

siècle, avec toutefois la volonté de respecter le texte mise en balance avec les coûts importants occasionnés par la réalisation de nouvelles gravures. De fait, la correspondance entre pictura et subscriptio n’a pas toujours été le souci premier des éditeurs et imprimeurs, sans oublier les caprices des artistes graveurs. Malgré ces efforts constants, aucune édition, quand bien même sa publication aurait été supervisée par l’auteur lui-même, n’a atteint la perfection, à savoir l’exploit de présenter toutes les illustrations entièrement en harmonie avec les textes.