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4. Les Emblèmes à la croisée de plusieurs genres

4.2. L’influence des fables

Après une longue histoire depuis Ésope, Babrios, Phèdre et Avianus,245 le genre de la fable se perpétue à la Renaissance.246

Aux recueils de fables grecques et latines compilés dans l’An-tiquité tardive succèdent des éditions destinées à un usage sco-laire. En Italie, au XVème siècle, Laurentius Abstemius et Leon Battista Alberti composent des fables latines en prose, la plu-part du temps originales, à l’imitation d’Ésope.247 Les huma-nistes italiens s’emploient à retrouver les sources authentiques et à restituer le plus fidèlement possible le corpus ésopique, à traduire en latin les fables grecques.En 1505, Alde Manuce pu-blie un recueil ésopique.248 Cette édition, connue d’Alciat dès 1506 ou 1507,249 émet un intense rayonnement et donne lieu 244 Nous empruntons l’expression à laurens, L’abeille, p. 553. Voir aussi

TunG, « Alciato’s Practices », p. 241.

245 Sur l’évolution du genre dans l’Antiquité, voir nøJGaard, La fable

an-tique ; rodriGuez adrados, History of the Graeco-latin Fable.

246 Pour une synthèse sur le genre de la fable à la Renaissance, voir Poétiques

de la Renaissance, pp. 373-379, en particulier pp. 375-378 ; thoen,

« Les grands recueils ésopiques latins », pp. 659-678 ; Fumaroli, Fables, pp. LXXIX-CIII, en particulier pp. LXXIX-LXXXVI et XCVIII-CIII. 247 thoen, « Les grands recueils ésopiques latins », p. 661.

248 Vita [auctore Planude] et fabellae Aesopi, cum interpretatione latina, éd. A. Manuce, Venise, 1505.

249 tunG, « Alciato’s Practice », p. 186 ne mentionne toutefois pas cette édi-tion célèbre, parmi celles qu’Alciat aurait pu avoir connues. tunG, « A Serial List of Aesopic Fables », pp. 319-320 ne la cite pas non plus dans sa liste des éditions ésopiques. En revanche, selon drysdall, « L’huma-niste en herbe », pp. 56 et 59, Alciat utilise cette édition comme source principale de la Bifiloedoria (voir introduction pp. 1-2).

à de nombreuses rééditions, notamment celle de Jean Froben à Bâle.250 Elle comprend les fables d’Ésope dans leur version originale grecque ainsi que celles de Babrios – en réalité d’un abréviateur byzantin –, accompagnées d’une traduction latine. Le volume est enrichi de textes théoriques grecs et latins sur le genre de la fable, que M. Fumaroli qualifie de « pièces justifica-tives » :251 un traité de Phornutus Sur la nature des dieux, qui suggère la parenté entre la théologie des Anciens, les mythes, et les fables ésopiques ; un traité de Palaephatus, De la narration

fictive (De non credendis historiis) ; un traité d’Héraclide les Allégories d’Homère, dont la présence rappelle que la lecture

allégorique des épopées homériques peut aussi s’appliquer aux fables d’Ésope ; à la suite, Alde Manuce imprime également les

Hieroglyphica d’Horapollon, puis un recueil de proverbes grecs

et, enfin, un chapitre tiré des Images de Philostrate, le tableau III, où Ésope est comparé à Homère.252

L’influence de l’œuvre des fabulistes se ressent non seulement sur plusieurs épigrammes de l’Anthologie grecque253 dont nous avons déjà vu l’importance dans l’œuvre d’Alciat, mais aussi sur les Emblemata eux-mêmes, puisqu’une vingtaine d’entre eux seraient liés d’une manière ou d’une autre aux fables d’Ésope.254

Il est parfois difficile de déterminer leur influence exacte, puisque bien souvent, derrière un emblème, se cachent de mul-tiples sources, parfois dépendantes les unes des autres. En effet, plusieurs épigrammes de l’Anthologie grecque présentent des similitudes avec les fables quant au contenu et, partiellement aussi, quant à la structure. Ainsi, parmi les emblèmes de notre 250 thoen, « Les grands recueils ésopiques », p. 661 ; Fumaroli, Fables,

pp. LXXXII-LXXXIII.

251 Fumaroli, Fables, p. LXXXVI. Voir aussi, à propos de cette édition et de son importance, Poétiques de la Renaissance, p. 377.

252 Philostr. Im. 1,3.

253 laurens, L’abeille, pp. 63-64.

254 tunG, « Alciato’s Practice », p. 186 et pp. 245-246 (tableau récapitulatif). drysdall, « Alciato, Pater et Princeps », p. 93 en dénombre, quant à lui, une quinzaine.

corpus, certains dérivent d’une épigramme de l’Anthologie

grecque, elle-même en relation avec une fable ésopique.255 Dans ces cas, Alciat semble avoir privilégié la version de l’épigram-me,256 tout en empruntant parfois quelques éléments à la fable correspondante.257 Notons que l’influence des fables ne se li-mite pas uniquement à Ésope, mais des parallèles apparaissent aussi avec les fables versifiées de Babrios, telles qu’elles sont présentées dans l’édition aldine de 1505, c’est-à-dire dans la version byzantine d’Ignatius Diaconus.258 Étant donné que le texte des fables de Phèdre, tel que nous le connaissons, n’a été édité qu’en 1596 par Pierre Pithou, sur la base d’un manuscrit dont les origines et la provenance sont mystérieuses et que l’his-toire des autres manuscrits se révèle tout aussi complexe,259 il 255 Voir la liste de tunG, « Alciato’s Practice », p. 246.

256 tunG, « Alciato’s Practice », p. 200.

257 Dans notre corpus, l’Embl. 105 Qui alta contemplantur cadere qui dérive de AP 7,172 et aesoP. 117 (commentaire pp. 468-480).

258 Dans notre corpus, les Embl. 7 Non tibi sed religioni ; Embl. 126 Ex

damno alterius, alterius utilitas ; Embl. 129 Male parta male dilabuntur

(commentaire pp. 138-147, 504-514, 527-534). À propos d’Ignatius Dia-conus (784-815) et des Tetrasticha, voir RE IX 1,967 ; DNP 5,925-926. 259 Le témoin le plus important, le manuscrit P, probablement écrit à Reims, en possession de P. Pithou, le premier éditeur de Phèdre, contient toutes les Fables, et possédait un jumeau R, également écrit à Reims, décou-vert en 1608, par le jésuite Sirmond et détruit par le feu en 1774. Or, on ne connaît pas les origines et la localisation de P avant qu’il n’entre en possession des frères Pithou, tandis que R se trouvait à l’Abbaye de Saint-Rémi. Un autre manuscrit D, écrit à Fleury et ayant appartenu à P. Daniel, conservé au Vatican, ne contient quant à lui que 8 fables (1,11-13 et 17-21). Enfin, le manuscrit N de Perotti comprend 32 fables issues des livres 2-5 et 32 autres fables qui ne figurent pas dans les autres manuscrits PRD, appelées Appendix Perottina. En raison de son mauvais état de conservation, la plupart des savants utilisent une copie, provenant de la bibliothèque des ducs d’Urbino, conservée au Vatican. Voir reynolds l. d., Texts and Transmission : a survey of the Latin

classics, Oxford, 1983, pp. 300-303 ; herVieux l., Les fabulistes

la-tins : depuis le siècle d’Auguste jusqu’à la fin du Moyen Âge. Phèdre et ses anciens imitateurs directs et indirects vol. 1-2, New York, 1965,

pp. 55, 68-69 ; boldrini s., Fedro e Perotti, ricerche de storia della

est peu probable qu’Alciat y ait eu accès.260 Outre le contenu, certains indices tendent à désigner les épigrammes de

l’Antho-logie grecque et les subscriptiones qui dérivent d’une fable :

– La fonction parénétique261 se manifeste par la présence d’une conclusion morale, souvent clairement marquée par le changement de personne, de la troisième personne nar-rative à la deuxième personne, ou par des expressions telles que huius ab exemplo disces, dans l’emblème 153 Aere

quandoque salutem redimendam.262

– Le personnage n’est pas identifié par un nom propre, mais par un terme générique, comme par exemple l’oiseleur de l’emblème 105 Qui alta contemplantur cadere, afin de conférer un caractère universel.263

– La forme dialoguée se retrouve dans certaines

subscrip-tiones issues d’une fable, comme l’emblème 129 Male parta male dilabuntur, ainsi que la forme narrative, suivie d’une

conclusion morale, comme dans l’emblème 126 Ex damno

alterius, alterius utilitas.264

Ces quelques exemples démontrent la parenté formelle entre les fables et les Emblèmes d’Alciat. Tous deux reposent sur le plai-sir de la similitudo (analogie), et poursuivent un même objectif, procurer une leçon morale qui pénètre d’autant plus facilement l’esprit du lecteur que l’enseignement ou le conseil est paré de la beauté du style. Les fables, tout comme les emblèmes, dé-livrent, sous le voile de la fiction poétique, des leçons morales essentielles et de façon indirecte, souvent à travers l’exemple des animaux, confrontent les hommes à leurs propres vices.

260 À ce propos, voir notre commentaire pp. 698-700 note 1659 et com-mentaire pp. 595-596 note 1350.

261 nøJGaard, Fable antique, p. 364. 262 Voir commentaire pp. 592-593. 263 Voir commentaire p. 468. 264 Voir commentaire pp. 527 et 504.