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Emblème 3 Il ne faut jamais remettre au lendemain

Illustration, éd. fils

Alde, Venise, 1546. Illustration, éd. M. Bonhomme pour G. Rouille, Lyon, 1550. Illustration, éd. P. P. Tozzi, Padoue, 1621.

Alciatae gentis insignia sustinet alce

unguibus et μηδὲν fert ἀναβαλλόμενος. constat Alexandrum sic respondisse roganti,

qui tot obivisset tempore gesta brevi :

5 nunquam, inquit, differre volens. quod et indicat alce : fortior haec, dubites, ocyor anne siet.

2 μηδὲν ἀναβαλλόμενος : sCh. hom. Il. 2,435-436 ; erasmus, Adag. 3400 (ASD II,7 p. 234).

Un élan soutient les armoiries de la famille des Alciat et porte avec ses sabots la devise, ne rien différer. Il est établi qu’Alexandre a répondu ainsi à un homme qui lui demandait comment il avait accompli en peu de temps tant d’exploits : – en ne voulant jamais différer, dit-il. C’est ce qu’indique l’élan : on peut se demander, s’il est plus courageux ou plus rapide.

1 À propos de cet emblème, voir balaVoine, « L’emblème selon Alciat », p. 36.

Picturae

L’emblème consacré aux armoiries d’Alciat est publié pour la première fois dans l’édition vénitienne de 1546.2 Dans cette der-nière, un blason, orné d’un aigle posé sur deux tours, est mis en évidence au centre de l’image et entouré de feuillages. Or, ce motif héraldique n’est pas décrit dans l’épigramme. En revanche, l’élan (alce v. 1) jaillit d’un casque placé au-dessus de l’écusson et tient dans l’un de ses sabots une banderole où figure la devise grecque, μηδὲν ἀναβαλλόμενος, citée dans la subscriptio. Dans les éditions ultérieures, l’écu portant les armoiries disparaît et seul figure l’animal inséré dans un paysage. Les gravures des édi-tions de Lyon et de Padoue, très similaires, ne se distinguent que par la présence d’un arbre. L’élan se tient dans la même position, levant sa patte avant pour soutenir la banderole arborant la de-vise grecque. La représentation des éditions de M. Bonhomme et G. Rouille semble s’inspirer de la description de Pline l’Ancien, en montrant l’élan incapable de plier le genou et placé au pied d’un arbre, ou peut-être adossé contre celui-ci.3

Structure et style de l’emblème

Le premier distique décrit les armoiries de la famille d’Alciat, ornées d’un élan, et cite sa devise μηδὲν ἀναβαλλόμενος. Il re-pose sur le jeu de mots Alciatae/alce. Les quatre vers suivants relatent une célèbre réplique d’Alexandre le Grand, en réponse à la question : « Comment as-tu accompli tant d’exploits en si peu de temps ? » Sa réponse, nunquam differre (v. 5), consti-tue la traduction latine de la devise grecque du second vers. 2 Contrairement aux autres éditions postérieures à la réorganisation de 1548, il s’agit, dans celle de 1546, du dernier emblème de la col-lection, comme une sorte de sphragis du recueil. Voir à ce propos GrünberG-dröGe, « The 1546 Venice Edition », pp. 10-11. Notons qu’en 1548, il se trouvait dans la rubrique Insignia, entre les caté-gories Matrimonium et Arbores, avant d’être rapatrié en troisième position, voir balaVoine, « Classement thématique », pp. 16-17. 3 Plin. Nat. 8,39 […] set nullo suffraginum flexu, ideoque non cubantem

L’inscriptio en propose une version différente Nunquam

pro-crastinandum, qui possède, de surcroît, une portée morale et

pédagogique grâce à l’usage du participe verbal d’obligation. Le vers final feint de s’interroger sur la principale qualité de l’alces, le courage ou la rapidité.

Alces ou ἀλκή : l’élan pour incarner Alciatus

Originaire des contrées septentrionales de l’Europe, l’élan n’est que très peu connu dans le bassin méditerranéen, de sorte que les témoignages littéraires antiques sont très rares à son sujet. Pline l’Ancien le mentionne dans son Histoire naturelle, comme « semblable au cheval, si la longueur des oreilles et du cou ne l’en distinguait. »4 Le cervidé ressemblerait à l’achlis, venu de Scandinavie et dont la particularité est de ne pouvoir plier les jarrets. Le naturaliste en donne une brève description, men-tionnant sa lèvre supérieure proéminente et sa rapidité excep-tionnelle,5 rappelée par l’adjectif ocyor (v. 6). Un autre passage évoquant l’élan sous le nom d’alces figure chez César, l’une des sources possibles du naturaliste.6 Il y est comparé à une sorte de grande chèvre avec des cornes et des pattes dépourvues d’ar-ticulations, ce qui l’empêche de se coucher pour se reposer et l’oblige à s’appuyer contre les arbres. Cependant, Alciat ne prête guère attention à ces caractéristiques physiologiques de l’alces, car c’est bien son nom qui l’intéresse. En effet, le mot alce (v. 1) constitue la transcription du mot grec ἀλκή et présente des similitudes sonores avec le nom de famille de l’auteur, Alciatus.7

4 Plin. Nat. 8,39 praeterea alcen iumento similem, ni proceritas aurium

et cervicis distinguat.

5 Plin. Nat. 8,39.

6 Caes. Gall. 6,27,1-3 sunt item, quae appellantur alces. harum est

consi-milis capris figura et varietas pellium, sed magnitudine paulo antecedunt mutilaeque sunt cornibus et crura sine nodis articulisque habent. neque quietis causa procumbunt neque, si quo adflictae casu conciderunt, eri-gere sese aut sublevare possunt. his sunt arbores pro cubilibus ; ad eas se adplicant atque ita paulum modo reclinatae quietem capiunt.

7 Selon Viard, André Alciat, pp. 27-28, Alzatus semble avoir été l’or-thographe originelle de son nom de famille, d’après le village de Alzate

Nous verrons plus loin, dans l’emblème 63 Ira, un autre exemple de l’esprit malicieux d’Alciat qui s’amuse sur la signification de son patronyme. La queue du lion y est désignée en grec par le terme ἀλκαία, que les scholies et les lexiques faisaient dériver de ἀλκή, la force, la puissance et le courage.8 Le dernier vers joue sur les deux sens possibles du mot alce (v. 1), soit l’animal, caractérisé chez Pline par sa rapidité (ocyor), soit le terme grec ἀλκή, signifiant la force et le courage (fortior). Ainsi, par l’en-tremise du cervidé, Alciat associe ces deux qualités à sa famille et à sa personne.

La devise d’Alexandre le Grand

La devise μηδὲν ἀναβαλλόμενος attribuée à Alexandre le Grand est citée dans les scholies d’Homère, publiées en 1521 par les presses aldines :

ἐρωτηθεὶς γοῦν Ἀλέξανδρος, πῶς τῆς Ἑλλάδος ἐκράτησε, „μηδὲν ἀναβαλλόμενος“ εἶπεν.9

Érasme mentionne cette maxime dans l’adage Nunc tuum

fer-rum in igni est,10 mais en propose une traduction différente de celle de la subscriptio. Alciat s’inspire nettement de cette scholie, bien qu’il soit difficile de savoir s’il passe par l’inter-médiaire d’Érasme. En effet, il reprend le participe aoriste passif ἐρωτηθεὶς – interrogatus dans le latin d’Érasme – en lui donnant une autre fonction grammaticale, le participe pré-sent actif roganti étant complément au datif de respondisse (v. 3). Alors qu’Érasme traduisait πῶς par quomodo, Alciat

près de Milan, bien qu’Alciat lui-même ait toujours écrit son nom

Al-ciatus, mis à part dans une édition d’Ausone qu’il possédait. Voir aussi

alCiatus, Emblemata, p. 24. 8 Voir commentaire pp. 313-321.

9 sCh. hom. Il. 2,435-436 « Alexandre, alors qu’on lui avait demandé comment il s’était rendu maître de la Grèce, répondit : en ne remettant rien au lendemain. »

10 erasmus, Adag. 3400 Nunc tuum ferrum in igni est (ASD II,7 p. 234)

Alexander Magnus interrogatus quomodo potitus esset Graecia,

utilise qui pour introduire l’interrogative indirecte. Notre au-teur se distingue toutefois encore plus nettement de ces deux sources potentielles. En effet, alors que celles-ci se deman-daient comment Alexandre avait réussi à dominer la Grèce, lui se demande comment le grand homme a pu accomplir tant d’exploits en si peu de temps (v. 4). Cette variation permet à Alciat de s’assimiler plus aisément et plus étroitement au héros grec que s’il était question d’une conquête militaire. La devise μηδὲν ἀναβαλλόμενος, empruntée rien moins qu’à Alexandre le Grand, le suivit, semble-t-il, tout au long de sa vie, puisqu’elle fut inscrite, en caractères grecs, sur son tombeau à Pavie et surmontée d’un élan sculpté.11

Conclusion

Dans l’emblème Nunquam procrastinandum, placé en évi-dence, soit en tête du recueil, dès le classement thématique de Barthélemy Aneau, soit à la fin, dans l’édition aldine, Alciat s’amuse à rapprocher son patronyme Alciatus du mot alce, qui désigne en latin l’élan, tout en faisant discrètement allusion au terme ἀλκή, la force, la puissance et le courage. Le cervidé n’étant mentionné que rarement dans les sources antiques, nous pouvons supposer qu’Alciat se réfère à un passage de Pline l’An-cien, évoquant, entre autres, la rapidité étonnante de l’animal. Le premier distique décrit les armoiries familiales de l’auteur, arborant un élan qui tient dans sa patte la devise grecque μηδὲν ἀναβαλλόμενος. Celle-ci, vu son importance, est citée à trois reprises dans l’emblème, sous différentes formes, en grec, au second vers, en latin, dans le titre et au cinquième vers. Les deux derniers distiques, s’inspirant des scholies homériques ou de l’adage érasmien Nunc tuum ferrum in igni est, attribuent cette devise à Alexandre le Grand. En effet, le roi de Macédoine auquel Alciat semble vouloir se comparer, aurait répondu ainsi, lorsque quelqu’un lui demanda comment il avait pu accomplir tant de hauts faits en si peu de temps. Alciat modifie ici volon-tairement le contenu de la scholie et de l’adage qui évoquaient 11 Voir introduction p. 10 note 38.

la conquête de la Grèce, afin de pouvoir plus facilement s’iden-tifier à l’illustre personnage. Cette devise l’accompagna jusqu’à sa mort, puisqu’elle figure inscrite sur sa tombe à Pavie, associée à un élan sculpté qui incarne autant la rapidité que le courage, tout en faisant une allusion savante à son nom de famille. L’em-blème ne se contente pas de célébrer la gloire d’André Alciat, mais renferme également une leçon morale universelle, énoncée plusieurs fois dans l’inscriptio et la subscriptio : « Il ne faut jamais rien remettre au lendemain ».