• Aucun résultat trouvé

4. Les Emblèmes à la croisée de plusieurs genres

4.1. L’influence de l’Anthologie grecque

L’Anthologie grecque fournit une abondante source d’inspira-tion à André Alciat. Depuis J. Hutton et M. Praz, tous les spécia-listes des emblèmes le reconnaissent unanimement.215 Certains disent même que l’Anthologie constitue la base du recueil des

Emblèmes, le noyau dur sur lequel se sont greffés des poèmes

créés de toutes pièces par Alciat.216

André Alciat reçoit, dans sa jeunesse, une excellente formation en langue et littérature latines et grecques, à Milan, bénéficiant de l’enseignement des plus éminents spécialistes du grec, Aulus Janus Parrhasius, Jean Lascaris et Démétrius Calchondylas.217

C’est sans doute de cette époque que datent ses premières tra-ductions latines d’épigrammes grecques. Au temps d’Alciat, seule l’Anthologie de Planude, un recueil d’épigrammes grecques classées en sept livres, réalisé par le moine Maxime Planude à Constantinople, était lu.218 Dès 1494, le texte de l’Anthologie de Planude, est disponible dans l’édition de Jean 215 hutton, Greek Anthology, pp. 197-208, en particulier pp. 203-204 ; Praz, Studies in Seventeenth-Century Imagery, pp. 25-26, 31 ; daly,

Literature, pp. 9-12 ; drysdall, « Alciato, Pater et Princeps », p. 92 ;

laurens, L’abeille, pp. 548-553 et plus spécifiquement saunders, « Alciati and the Greek Anthology », pp. 1-18 ; tunG, « Revisiting », pp. 327-348.

216 saunders, « Alciati and the Greek Anthology », p. 5 ; laurens, L’abeille, p. 548 ; TunG, « Alciato’s Practices », p. 241.

217 Voir introduction p. 2.

218 En effet, le manuscrit de l’Anthologie Palatine n’a été découvert qu’en 1606 par Salmasius, à Heidelberg. Voir hutton, Greek Anthology, p. 1 ; Cameron, The Greek Anthology, pp. 16-17 ; haynes, « The Modern Reception », p. 565. Nous nous référons, cependant, à la numérotation et aux textes de l’Anthologie Palatine. Sur la datation de l’Anthologie

Lascaris, imprimée à Florence par Franciscus de Alopa. Cette édition pionnière ouvre la voie à plusieurs autres, comme celles d’Alde Manuce de 1503 et 1505.219 Très vite, dans les années 1520, fleurissent d’autres collections d’épigrammes extraites de l’Anthologie de Planude et accompagnées de traductions la-tines, dont celle de Johannes Soter en 1525, enrichie en 1528 de poèmes supplémentaires,220 qui compte 11221 ou 9222 épigrammes grecques traduites en latin par Alciat, puis celle de Janus Cor-narius, parue à Bâle en 1529,223 qui en contient 153,224 154225

ou 168, selon le récent « compte d’apothicaire » de J.-L. Char-let.226 J. Cornarius ajoute à ses propres traductions celles des plus illustres humanistes de son temps : Michel Marulle, Ange Politien, Pietro Crinito, Thomas More, John Collet, Érasme de Rotterdam et enfin André Alciat.227 Il y joint quelques traduc-tions d’auteurs latins de l’Antiquité, comme Ausone et Valerius Aedituus. Il suit l’ordre de l’Anthologie de Planude, impliquant une division en livres et un classement par sujet. Il présente chaque épigramme grecque accompagnée d’une ou plusieurs traductions latines. En publiant ce genre de sélection, J. Soter et J. Cornarius ont l’intention de procurer des modèles, afin d’encourager la jeunesse à suivre les auteurs antiques (sequi), à les imiter (imitari) et à les surpasser (aemulari).228

Alciat se sert, selon A. Saunders, de 30 des épigrammes de la collection de J. Cornarius, comme base pour la création des 219 hutton, Greek Anthology, pp. 37-38.

220 Epigrammata graeca veterum elegantissima eademque latina, 1528. 221 tunG, « Revisiting », p. 332.

222 saunders, « Alciati and the Greek Anthology », p. 3. 223 Selecta epigrammata graeca latine versa, 1529. 224 saunders, « Alciati and the Greek Anthology », p. 3. 225 tunG, « Revisiting », p. 328.

226 Charlet, « Les épigrammes d’Alciat », p. 98 tient compte, en effet, des pièces d’Alciat qui « associent ou contaminent deux, voire trois, épigrammes grecques. »

227 laurens, L’abeille, pp. 549-550.

228 À propos de la réception de l’Anthologie grecque, voir haynes, « the Modern Reception », pp. 565-583, en particulier p. 566.

Emblemata édités deux ans plus tard par H. Steyner.229 Cepen-dant, les spécialistes des Emblèmes se contredisent et semblent brouiller leurs comptes.230 La source des difficultés provient de la confusion, lors du décompte des épigrammes de l’Anthologie

grecque transformées en emblèmes, entre celles qui figuraient

déjà dans les Selecta Epigrammata de J. Cornarius et celles qui ne s’y trouvaient pas, mais sont aussi des imitations de

l’An-thologie grecque. Pour résumer cet épineux problème

numé-rique, M. Tung dresse la liste suivante,231 dont voici la partie qui concerne les éditions du Livre d’emblèmes :

1. Édition de 1531, emblèmes basés sur des épigrammes dans Cornarius : 31

2. Édition de 1531, emblèmes basés sur des épigrammes qui ne se trouvent pas dans Cornarius : 10

3. Édition de 1534, emblème basé sur une épigramme de Cornarius : 1

4. D’autres emblèmes (1534, 1542, 1546) qui ne se trouvent pas dans Cornarius : 11

Ainsi, en additionnant, il aboutit au nombre total d’emblèmes inspirés par l’Anthologie grecque, soit 53.232

Quel que soit le nombre d’épigrammes issues des précédents re-cueils de traductions et recyclées en emblèmes, elles ne subissent apparemment aucun changement dans le texte. Seul l’ajout d’une gravure sur bois en illustration et d’un titre les distingue 229 saunders, « Alciati and the Greek Anthology », p. 3.

230 tunG, « Revisiting », p. 327-332 présente un bilan des précédentes recherches.

231 tunG, « Revisiting », p. 332.

232 tunG, « Revisiting », p. 335. Parmi ces 53 épigrammes transformées en emblèmes, 32 proviennent du livre 9 de l’Anthologie Palatine (grammes épidictiques ou descriptives), 14 des livres 7 (épitaphes ou épi-grammes funéraires) et 16 (œuvres d’art), 3 du livre 11 et 2 des livres 5, 6 et 10, voir tunG, « Alciato’s Practice », p. 159. Voir aussi, la liste établie par Charlet, « Les épigrammes d’Alciat », pp. 99-100 note 12, de la répartition des épigrammes d’Alciat publiées par J. Cornarius, d’après les livres de l’Anthologie Palatine, avec une prépondérance du livre 9.

d’une simple épigramme. A. Saunders affirme que la plupart se bornent à être des traductions presque littérales du grec,233 alors qu’elle reconnaît plus loin dans son analyse que « les traductions d’épigrammes de l’Anthologie d’Alciat sont bien plus qu’une traduction littérale ».234 Cet avis quelque peu contradictoire est aujourd’hui contesté par la plupart des spécialistes qui estiment que le traitement réservé par Alciat aux épigrammes grecques pour les convertir en emblèmes est bien plus varié qu’il n’y pa-raît, de la traduction littérale, mot à mot, à l’ajout d’un titre, à des changements syntaxiques et lexicaux, au changement d’une narration à la première personne ou à la troisième personne en un dialogue ou inversement, à l’adaptation, par développement ou abréviation (augmentation ou diminution du nombre de vers) ou à la transposition historique ou culturelle, à la combinaison d’éléments issus de plusieurs épigrammes différentes ou d’une épigramme et d’autres sources extérieures à l’Anthologie.235 La question de la traduction du grec au latin, puis de l’adaptation sous forme d’emblème mérite donc un examen attentif pour les 233 saunders, « Alciati and the Greek Anthology », p. 4 The Greek

Antho-logy…is a very important direct source, providing quite litteraly the text – wholly unaltered- of nearly one – third of the 104 emblems which make up the Steyner edition.

234 saunders, « Alciati and the Greek Anthology », p. 11. De même Cal

-lahan, « An interpretation », p. 256 affirme que « Very often his Latin versions present an almost literal translation of the Greek. In some cases, however, he introduced innovative changes to fit his didactic intentions. »

235 Voir l’étude récente, avec l’analyse de 24 emblèmes basés sur des épi-grammes de l’Anthologie de tunG, « Alciato’s Practice, pp. 159-186. Voir aussi tunG, « Revisiting », p. 334 ; laurens, L’abeille, pp. 551-552. Charlet, « Les épigrammes d’Alciat », pp. 100-103 livre des conclu-sions semblables à propos des épigrammes de la collection de J. Cor-narius, dérivées d’épigrammes grecques. À l’inverse de cette tendance, diCkie, « Alciato’s Knowledge of Greek », pp. 59-67 engage à relativiser la connaissance du grec que possédait Alciat et souligne (p. 65) que les erreurs dans ses traductions d’épigrammes grecques, malgré leur petit nombre, démontrent une connaissance bancale et approximative du grec. Parmi les erreurs qu’il dénonce, voir l’exemple dans notre com-mentaire de l’Embl. 95 Captivus ob gulam p. 450 note 886.

épigrammes de notre corpus et une étroite comparaison entre le texte original grec et la version latine, afin d’évaluer l’ampleur des changements et les procédés de métamorphose utilisés. L’Anthologie grecque constitue donc la principale source de près d’un tiers des 104 emblèmes de l’édition de 1531. Ceux qui s’en inspirent directement reflètent toute la variété tant thématique que formelle des modèles grecs. Ils se caracté-risent par divers procédés stylistiques également utilisés dans les épigrammes, tels que la prosopopée qui donne la parole à l’objet décrit, l’apodeixis marquée par l’usage du démonstratif ou l’apostrophe d’un objet ou du spectateur, le dialogue et la narration à la troisième personne.236 Plusieurs classifications de ces épigrammes recyclées en emblèmes ont été proposées, par thèmes ou par types. A. Saunders237 distingue celles qui dé-crivent les attributs de l’Amour, de la Fortune ou de Némésis ; celles qui mettent en scène des figures mythologiques et histo-riques, comme Arion de Méthymne, les héros Ajax ou Hector, les philosophes Héraclite ou Démocrite ; celles qui utilisent le comportement des animaux pour donner une leçon morale ap-plicable au monde humain ;238 celles qui décrivent simplement le comportement humain à travers des anecdotes amusantes et en tirent une morale. Cette classification thématique ne rend tou-tefois pas compte de la richesse et de la variété des emblèmes. Les épigrammes destinées à devenir des emblèmes semblent soi-gneusement sélectionnées et se limitent toutes à un sujet « allé-gorique ». P. Laurens propose de les classer en trois catégories, dont les deux premières rappellent le lien entre texte et image dans l’emblème, aussi présent à l’origine dans les épigrammes grecques antiques issues d’inscriptions funéraires ou votives qui accompagnaient des objets, tombeaux ou œuvres d’art :239

236 laurens, L’abeille, pp. 61-62.

237 saunders, « Alciati and the Greek Anthology », pp. 5-6. 238 C’est le cas de la plupart des emblèmes de notre corpus.

239 laurens, L’abeille, pp. 43-62 avec un aperçu des différents types d’épi-grammes et leur rapport à l’inscription et pp. 550-551 pour les trois catégories ; drysdall, « Alciato, Pater et Princeps », p. 92. bässler,

• Des épigrammes ecphraseis, qui décrivent les attributs et l’apparence d’un objet, statue ou gemme, et expliquent leur symbolisme. Ainsi, l’épigramme de Posidippe décrit la statue de l’Occasion, œuvre du sculpteur Lysippe, et justifie le choix de ses attributs sous forme de questions et de réponses.240

• Des épigrammes funéraires ou épitaphes qui décrivent des tombeaux et leur signification allégorique, comme les guêpes sur le tombeau d’Archiloque, symbole de médisance, ou l’aigle sur celui d’Aristomène, symbole de vaillance.241

• Des épigrammes épidictiques où le poète lui-même invente la valeur symbolique, à partir d’une « chose vue », d’une anec-dote ou d’un événement particulier. Bien souvent, ces épi-grammes ressemblent à des fables, ainsi, le dauphin échoué sur la plage, victime de la mer, témoignant qu’il faut aussi craindre de périr par la cruauté des siens.242

Les autres emblèmes de la collection ressemblent, par leur ca-ractère, leur thématique, leur forme et leur style, à ceux qui dé-rivent des épigrammes grecques. De fait, rien ne distingue fon-damentalement une épigramme originale forgée de toutes pièces par Alciat d’une épigramme recyclée de l’Anthologie grecque. Parmi les épigrammes consacrées aux animaux comprises dans notre corpus, plusieurs se fondent sur des épigrammes de

l’An-thologie grecque, dont 9 se trouvaient déjà dans la collection de

J. Cornarius.243 Après 1531, André Alciat n’intègre pas à son

Die Umkehrung der Ekphrasis, p. 32 remet cependant en question la

pertinence et la validité d’une telle classification.

240 Embl. 122 In occasionem (alCiatus, Emblemata, p. 523).

241 Dans notre corpus, voir Embl. 33 Signa fortium et 51 Maledicentia (commentaire pp. 200-208, 265-271).

242 Embl. 167 In eum qui truculentia suorum perierit (commentaire pp. 627-631).

243 Embl. 33 Signa fortium ; 64 In eum qui sibi ipsi damnum apparat ; 95

Captivus ob gulam ; 105 Qui alta contemplantur cadere ; 112 Dulcia quandoque amara fieri ; 167 In eum qui truculentia suorum perierit ;

173 Iusta ultio ; 180 Doctos doctis obloqui negas esse ; 194 Amor

filio-rum. D’autres sont aussi des adaptations de l’Anthologie grecque, mais

ne figuraient pas dans le recueil de J. Cornarius : Embl. 51 Maledicentia ; 70 Garrulitas ; 86 In avaros ; 177 Pax ; 185 Musicam diis curae esse.

Livre d’emblèmes les 124 épigrammes restantes traduites en

latin dans la collection de J. Cornarius. L’Anthologie grecque continue cependant d’influencer les nouveaux emblèmes, à tra-vers la forme de l’épigramme, « fécondée par l’ensemble de la pensée allégorique de l’Antiquité ».244