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2. Les origines de l’Emblematum liber et les principales

2.2. La naissance du terme emblema

La lettre d’André Alciat à son ami Francesco Calvo, datée du 9 janvier 1523,76 attire l’attention de tous les théoriciens de l’em-blème. En effet, elle est le plus ancien document à mentionner l’Emblematum liber et permet donc de dater approximative-ment sa genèse. L’auteur y décrit le principe de sa composition : his saturnalibus, ut illustri Ambrosio Vicecomiti morem gererem, li-bellum composui epigrammaton, cui titulum feci Emblemata : singulis enim epigrammatibus aliquid describo, quod ex historia vel ex rebus naturalibus aliquid elegans significet, unde pictores, aurifices, fusores id genus conficere possint, quae scuta appellamus et petasis figimus, 74 alCiatus, Le lettere, n° 93,11-13 composueram praetextatus et nescio

quo casu amissum Vindelici edidere corruptissime ; quae res effecerat ut agnoscere foetum illum nollem.

75 Il pourrait avoir obéi à des raisons légales, par crainte d’enfreindre les droits naissants des imprimeurs et éditeurs, en faisant imprimer simultanément, en 1534, ses Emblemata à H. Steyner à Augsbourg et à C. Wechel à Paris, voir sCholz, « The 1531 Augsburg Edition », pp. 323-233.

76 Du 9 janvier 1523, d’après abbondanza, « A proposito dell’epistolario dell’Alciato », pp. 467-500 (en particulier p. 481). D’autres datations ont été suggérées, voir SCholz, « The 1531 Augsburg Edition », pp. 221-222. Barni (alCiatus, Le lettere, p. 45) donne la date du 9 janvier 1522.

vel pro insignibus gestamus, qualis anchora Aldi, colomba Frobenii et Calvi elephas tam diu parturiens, nihil pariens.77

L’interprétation de ce document suscite de nombreuses dis-cussions. Alciat y désigne son œuvre par le terme général de livre d’épigrammes, epigrammaton libellus, pour spécifier le genre littéraire dans lequel ranger son œuvre. En revanche, il utilise Emblemata uniquement pour distinguer ce recueil d’épigrammes en particulier.78 H. Miedema suggère qu’il faut comprendre le titre Emblemata comme une métonymie pour désigner un livre d’épigrammes particulier décrivant des emblèmes, de même que Martial intitulait ses recueils d’épi-grammes destinées à accompagner de menus présents échangés entre hôtes ou à l’occasion des Saturnales, Xenia et

Apopho-reta.79 D’ailleurs, le parallèle avec le poète antique se justifie également par le contexte. Il semblerait en effet que les huma-nistes aient imité la coutume antique d’échanger des cadeaux entre amis, lors des Saturnales. La lettre ci-dessus mentionne cette fête et fait penser à la tradition antique des épigrammes de Martial, comme « don littéraire » en lieu et place du véri-table cadeau.80 Le titre Emblematum liber, donné au recueil publié en 1531, n’implique pas que l’œuvre appartienne au 77 alCiatus, Le lettere, n° 24,28-36 « Lors des Saturnales, pour complaire

à Ambrogio Visconti, j’ai composé un petit livre d’épigrammes que j’ai intitulé Emblemata : en effet, dans chacune des épigrammes, je dé-cris quelque objet, tiré de l’histoire ou de la nature, propre à exprimer une pensée de bon goût, dont les peintres, les orfèvres et les fondeurs puissent réaliser ce que nous appelons des écussons que nous fixons sur les chapeaux et que nous portons à la place des insignes, tels que l’ancre d’Alde, la colombe de Froben et l’éléphant de Calvo depuis longtemps en couches, sans rien enfanter. » Cette dernière allusion à l’éléphant de F. Calvo est une plaisanterie, faisant allusion à sa lenteur.

78 sCholz, « Libellum composui », pp. 215-217 ; russell, « Looking at the emblem », p. 631.

79 miedema, « The Term Emblema », p. 238 ; sCholz, « The 1531 Augs-burg Edition », pp. 223-226 présente un bilan de l’article fondateur de Miedema.

80 Voir l’analyse de l’épigramme de dédicace à C. Peutinger de balaVoine, « Archéologie », pp. 13-17.

genre littéraire appelé Emblema, puisqu’à cette date le terme « emblème » n’a pas encore acquis ce sens particulier. Peu à peu, après la parution du recueil et au fil des éditions, le mot a changé de catégorie pour devenir de nom propre un terme générique, appelé à désigner le nouveau genre littéraire.81

Pourquoi Alciat a-t-il choisi ce nom emblema plutôt qu’un autre ? En juriste soucieux du sens exact des mots, il ne manque pas de connaître la signification de ce terme. En latin classique, il désigne un relief ornemental, apposé sur des récipients ou des mosaïques, et, par métaphore, les ornements rhétoriques insérés dans le discours, ainsi chez Quintilien et Cicéron.82 Très peu usité durant le Moyen Âge, le mot emblema est redécouvert à la Renaissance.83 Giorgio Merula le définit pour la première fois dans son glossaire des Res rusticae de Varron, en 1472, dans le sens concret de « mosaïque ». L’humaniste florentin Pietro Cri-nito est le premier à mentionner son sens figuré et rhétorique, dans un chapitre consacré aux mosaïques et aux pavements du

De honesta disciplina, un manuel largement diffusé à la

Re-naissance : il désigne aussi « un discours composé, avec art, de diverses figures et couleurs ».84 La glose du juriste français Guillaume Budé, dans ses Annotationes, résume les différents sens connus du mot.85 En bon helléniste, il respecte l’étymologie 81 SCholz, « Libellum composui », pp. 215-217 ; russell, « Looking at the emblem », p. 631 et plus récemment sPiCa, Symbolique humaniste

et emblématique, pp. 327-328 ; bässler, Die Umkehrung der

Ekphra-sis, pp. 28-29.

82 ThLL 5,2 p. 450,41-451,35 ; Quint. Inst. 2,4,27 ; CiC. Brut. 274 ; De

Orat. 3,171.

83 Voir l’étude initiale de miedema, « The Term Emblema », pp. 239-241, et en particulier drysdall, « Alciat et le modèle de l’Emblème », pp. 169- 180 et « Préhistoire de l’Emblème », pp. 29-44, avec un recueil de plu-sieurs textes de la Renaissance qui citent le terme emblema et le défi-nissent. Voir encore russell, « The Term Emblème », pp. 337-351. 84 Crin., Hon. Discipl. 22, 1 hoc est, orationem variis figuris atque

colo-ribus elegantia compositam.

85 budaeus, Annotationes in XXIV Pandectarum libros, Paris, 1514, fol. CV cité et traduit par laurens, Emblèmes, pp. 17-18 emblema

grecque du mot emblema, dérivé du verbe ἐμβάλλειν, qui signi-fie « insérer dans ou sur » un motif décoratif. Comme P. Crinito, mais plus amplement, il rattache également cette expression au langage rhétorique en insistant sur son sens figuré pour désigner les ornements du discours, susceptibles d’être insérés et déplacés d’un endroit à l’autre. Cet emploi figuré et rhétorique du terme

emblema est attesté chez beaucoup d’humanistes, dont Érasme

de Rotterdam, tantôt dans un sens positif dans le De copia, tantôt négatif dans l’Éloge de la folie.86

Alciat a très certainement aussi connu le terme emblema à tra-vers les ouvrages juridiques, puisqu’il est cité dans le Digeste.87

Il aurait pu le lire dans les Memoralia de son compatriote, le juriste milanais Catelliano Cotta qui commente des termes ju-ridiques, dont emblema, en renvoyant également aux auteurs

vermiculatum opus significat ex tessellis insititiis aptum atque conser-tum. emblema etiam ornamenta in vasis argenteis aureisque et co-rinthiis erat apud antiquos exemptilia cum libitum erat : cuiusmodi aetas ista non novit ut arbitror. « Emblème désigne un ouvrage de

mosaïque joint et assemblé, composé de menus carrés enchâssables. Les emblèmes étaient aussi chez les Anciens des ornements greffés sur des vases d’or, d’argent et de vermeil, détachables à volonté : technique inconnue à notre époque à ce que je crois. » Voir aussi drysdall, « Pré-histoire de l’Emblème », pp. 31-32.

86 erasmus, De Cop. verb. I,11 (ASD I,6 p. 44) prisca gratiam addunt,

si modice et apte velut emblemata intertexantur. « Les mots anciens

ajoutent de la grâce, si on les entremêle avec mesure et convenablement, comme des morceaux de mosaïque (velut emblemata). » erasmus,

Mo-ria (ASD IV,3 p. 76,77-80) où il condamne l’insertion inopportune de

mots grecs. Voir aussi, dans la lettre préface de sa traduction latine du traité De non irascendo de Plutarque, erasmus, Epist. 1572,46-50 (Allen VI, p. 71). Le terme y renvoie à un lieu commun emprunté aux auteurs antiques et réintégré opportunément à un nouveau texte, tel un ornement. À propos des passages érasmiens, voir drysdall, « Préhis-toire de l’Emblème », p. 35.

87 hayaert, Mens emblematica, pp. 111-113 suggère de ne pas réduire le sens du mot emblema au domaine littéraire et souligne l’emploi de ce terme par les juristes humanistes dans l’expression emblemata

Tri-boniani, désignant les interpolations des compilateurs byzantins, sous

classiques.88 Alciat lui-même le cite dans un sens proche de celui d’insigne, dans un chapitre de son De singulari certamine,89

tandis que dans le De verborum significatione il semble conce-voir les emblèmes comme des ornements rhétoriques, spécifi-quement des métaphores.90 Il comprend donc le mot emblema comme un ornement symbolique et détachable, aussi bien dans le domaine artistique que littéraire.91 En 1523, lorsqu’il l’évoque dans sa lettre à Francesco Calvo, il peut donc estimer que ses lecteurs le comprennent parfaitement et savent en apprécier les différentes nuances.

88 Dans un souci de rapprocher les études juridiques et littéraires, il cite les mêmes passages de Cicéron et Pline, que Guillaume Budé, où

em-blema désigne les ornements rhétoriques, voir drysdall, « Préhistoire

de l’Emblème », pp. 32-33 et 43.

89 alCiatus, De singulari certamine 43 (pp. 76-77) celebre est in

anna-libus Othonis Vicecomitis cum quodam Saraceno in Asia certamen, quem ille manu captum, confossumque galeae ornamento privavit : idque gentilitiis insignibus suis addidit, hoc est vipera vix natum et adhuc manantem sanguine infantem ore evomens : ab Alexandro ni-mirum magno acceptum emblema. « Le combat d’Othon Visconti, en

Asie, avec un Sarrasin qu’après avoir tué de sa main et enterré, il dé-pouilla de l’ornement de son casque, est célèbre dans les annales. Il ajouta cet ornement aux insignes de sa famille, à savoir une vipère vo-missant un nouveau-né encore recouvert de sang, emblème assurément emprunté à Alexandre le Grand. »

90 drysdall, « Alciat et le modèle de l’Emblème », pp. 174-176.

91 laurens, Emblèmes, pp. 19-20 ; russell, « The Term Emblème », pp. 341- 342 ajoute que, dans les années 1534-1555, le terme « emblème » était utilisé dans ces deux sens et insiste sur leur caractère détachable, en rele-vant que les subscriptiones pouvaient aussi être publiées sans illustration et que, de même, les picturae pouvaient servir à illustrer d’autres textes complètement différents. drysdall, « Préhistoire de l’Emblème », p. 29 qualifie le choix de Emblemata de « génial », puisqu’il exprime l’idée d’image, d’ornements rhétoriques et artistiques.

2.3. L’épigramme de dédicace à Conrad Peutinger dans