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2. Les origines de l’Emblematum liber et les principales

2.3. L’épigramme de dédicace à Conrad Peutinger

L’épigramme de dédicace à Conrad Peutinger figure en tête de la première édition augsbourgeoise du recueil des Emblemata en 1531 :

Dum pueros iuglans, iuvenes dum tessera fallit, detinet et segnes chartula picta viros, haec nos festivis emblemata cudimus horis,

artificum illustri signaque facta manu,

vestibus ut torulos, petasis ut figere parmas, 5 et valeat tacitis scribere quisque notis.

at tibi supremus pretiosa nomismata Caesar, et veterum eximias donet habere manus. ipse dabo vati chartacea munera vates,

quae Chonrade mei pignus amoris habe.92 10 Ces cinq distiques, lus et relus, traduits et interprétés de fa-çon contradictoire depuis le XVIème siècle, tendent à prouver combien les intentions d’André Alciat sont obscures.93 En 92 alCiatus, Emblemata, p. 1 « Tandis que les noix font passer le temps

aux enfants, les dés aux jeunes gens et que les jeux de cartes occupent les hommes paresseux, nous avons forgé, durant ces heures festives, ces emblèmes et des figures réalisées par la main illustre des artistes, afin que chacun puisse fixer des broches sur les vêtements, des écussons sur les chapeaux et écrire par des signes muets. Mais puisse le très grand César te donner entre les mains de précieuses monnaies et les admirables trésors des anciens. Moi-même poète, je t’offrirai à toi, un autre poète, un cadeau de papier. Reçois-le, Conrad, en témoignage de mon affec-tion. » Nous préférons la traduction « figures » qui englobe la dimension métaphorique et matérielle de signa, voir la discussion ci-dessous. 93 À propos de l’épigramme de dédicace à C. Peutinger voir l’analyse

dé-taillée de balaVoine, « Archéologie », pp. 9-21 et la synthèse critique de sCholz, « The 1531 Augsburg Edition », pp. 230-235. Dans sa lecture de l’épigramme, C. Balavoine ne tient pas compte du fait que la lettre à P. Bembo de 1535, où Alciat laisse entendre que le manuscrit a été im-primé par hasard et de façon très corrompue, puisse déformer quelque peu la réalité pour des motifs personnels, voir introduction pp. 18-19. Voir encore à propos de cette épigramme laurens, Emblèmes, pp. 22-25 ; bässler, Die Umkehrung der Ekphrasis, pp. 23-27.

particulier les troisième et quatrième vers ont de fait été mis à contribution pour soutenir qu’Alciat avait lui-même réalisé les illustrations qui accompagnaient ses épigrammes94 ou du moins qu’à travers le terme signa (v. 4), il se référait aux picturae de la première édition, témoignant ainsi de sa collaboration avec l’éditeur et les illustrateurs.95 Au contraire, selon C. Balavoine, cette épigramme imprimée par H. Steyner en tête de son édi-tion, n’était pas destinée à accompagner une édition qu’Alciat ne souhaitait même pas voir paraître. Elle daterait des années 1520 et constituerait une sorte de cadeau littéraire (chartacea

munera v. 9) échangé entre amis lettrés appartenant à un même

cercle passionné par les hiéroglyphes.96 Dans ce poème (v. 3-4), Alciat affirme « avoir forgé ces emblèmes, des signa créés par la main illustre des artifices ». Les horae festivae font écho aux his

saturnalibus de la lettre à Calvo et confirment les circonstances

de la composition, de même que l’évocation des noix et des dés, liés à la période des Saturnales dans l’Antiquité. C’est du moins ainsi que l’entend C. Balavoine, alors que d’autres com-prennent festivis horis dans le sens moins spécifique d’« heures de loisir ».97 Si, comme le suggère C. Balavoine, il n’y a pas de lien entre cette épigramme et l’édition de H. Steyner, il n’y a pas de raison de supposer que le vers artificum illustri

si-gnaque facta manu renvoie aux images ajoutées dans l’édition

de 1531. Ainsi, selon elle, signa ne désigne pas les gravures, mais doit être compris comme un synonyme de symbolum, afin de « désigner la res significans, l’objet figuratif, naturaliste ou historique, dont on dégage la signification symbolique ».98 En adoptant cette lecture, elle comprend emblemata cudimus (v. 3) de façon métaphorique, comme un synonyme de « rédiger » ou

94 homann, Studien, pp. 35 et 38.

95 de anGelis, Gli Emblemi, p. 20 ; leeman, Alciatus’ Emblemata, p. 27. 96 balaVoine, « Archéologie », pp. 15-17.

97 Ainsi, laurens, Emblèmes, p. 22, bien qu’il accepte la lecture de C. Balavoine et son rapport avec les poèmes antiques des Saturnales de Martial.

« mettre au point ».99 Pour elle, enfin, les artifices (v. 4) ne seraient pas des artistes, mais les créateurs des signa, autre-ment dit, les auteurs qui ont inspiré Alciat, naturalistes, poètes, historiens.100 Tout en acceptant en grande partie l’analyse de C. Balavoine, P. Laurens défend une interprétation matériali-sante du mot signa comme « figure ».101 Selon lui, signa « expli-cite le mot emblema, avant de s’élargir au sens de symbole » et traduit « le grec ἀγάλματα, autrement dit appartient à la même sphère que emblemata, au point que les deux termes sont dis-cutés ensemble au commentaire des chapitres du Digeste ».102 Il

rejoint ainsi l’interprétation ancienne de Claude Mignault qui cite ces deux vers de l’épigramme de dédicace pour étayer ses propos et laisse entendre que signa doit être compris comme un synonyme de statuae.103 En mettant l’accent sur le modèle

archéologique des Emblèmes, il considère que les « mains il-lustres » sont celles des artistes de l’Antiquité.104 J. Köhler propose une autre solution qui ne semble toutefois pas avoir convaincu et suppose qu’il s’agit des imprimeurs et de leurs in-signes auxquels Alciat fait également allusion dans sa lettre à F. Calvo et dont les signa apparaissent également dans les éditions des livres d’emblèmes.105

Les vers suivants (v. 5-6) mettent en évidence la finalité de l’emblème comme ornement symbolique détachable. Alciat 99 balaVoine, « Archéologie », p. 12 ; laurens, Emblèmes, p. 23. Voir

sCholz, « The 1531 Augsburg Edition », pp. 234-235, citant déjà miedema, « The Term Emblema », p. 241. À propos de la traduction de cudimus, voir aussi bässler, Die Umkehrung der Ekphrasis, p. 26. 100 balaVoine, « Archéologie », p. 13.

101 laurens, Emblèmes, p. 23-24. Voir aussi Vuilleumier laurens, La

rai-son des figures symboliques, p. 151, n. 15.

102 laurens, Emblèmes, p. 23-24 et note 42. bässler, Die Umkehrung der

Ekphrasis, p. 26-27 insiste également sur la ressemblance entre mata et signa, puisqu’il comprend signa comme synonyme de emble-mata et voit donc dans embleemble-mata signaque un hendiadyn.

103 Le texte est cité et traduit par Vuilleumier laurens, La raison des

figures symboliques, p. 151.

104 laurens, Emblèmes, pp. 24-26.

semble assigner à son recueil le rôle de répertoire de symboles, utile aux artistes, peintres, orfèvres et fondeurs, qui pour-raient s’en inspirer pour créer des écussons et des insignes. La valeur finale de ut (v. 5) plutôt que causale ou compara-tive semble appuyée par la traduction française de Barthéle-my Aneau,106 ainsi que par la lettre à Francesco Calvo du 9 janvier 1523.107 La mention dans cette lettre des scuta et des

insignia à fixer sur les chapeaux (petasis) évoque les torulos et

les parmas (v. 5), destinés ici, dans l’épigramme de dédicace, à orner les vêtements et les chapeaux (petasis). Ainsi, ces em-blèmes serviraient de modèles pour réaliser des ornements à fixer sur les pièces d’habillement. Ces termes renvoient claire-ment au domaine artistique et à l’art très en vogue des devises et médailles, tout en se rattachant à l’origine étymologique du mot emblema (incrustation). La suggestion d’une significa-tion cachée (ut valeat tacitis scribere quisquis notis v. 6) asso-cie également l’emblème à l’art de la devise, aux hiéroglyphes et à leur langage symbolique.108 C. Balavoine ainsi que A. et S. Rolet invitent, avec raison, à relativiser les visées utilitaristes et les finalités artisanales de l’emblème, énoncées soit dans la lettre à F. Calvo, soit dans l’épigramme dédicatoire.109 Ils y voient plutôt une « concession à la mode des imprese », sous forme de captatio benevolentiae : si le lecteur n’éprouve pas de l’étonnement et du plaisir, le livre pourra du moins lui servir à 106 alCiatus, Emblèmes 1549, p. 14 J’ay par esbat ces Emblemes forgez/

par main d’ouvriers aussi la pourtraicture, affin qu’on puisse en chap-peaux et vesture/mettre afficquetz et divise consonne. Voir à ce propos russell, « The Term Emblème in Sixteenth-Century France », p. 339. 107 alCiatus, Le lettere, n° 24,32-36 […] unde pictores, aurifices, fusores

id genus conficere possint quae scuta appellamus et petasis figimus, vel pro insignibus gestamus, qualis anchora Aldi, columba Frobenii et Calvi elephas tam diu parturiens, nihil pariens.

108 KleCker, « Des signes muets aux emblèmes chanteurs », pp. 42-43 cite ce vers comme argument pour démontrer que les Emblemata d’Alciat sont un « dictionnaire » hiéroglyphique.

109 balaVoine, « Sens et contre-sens », p. 143 ; rolet, « Alciat, entre ombre et lumière », p. 22-23. Voir aussi köhler, Der Emblematum

fabriquer quelque chose d’élégant. Le Livre d’emblèmes reste toutefois un travail d’humaniste, fondé sur des sources litté-raires, des trésors de papier…

Les derniers vers du poème se réfèrent de fait aux trésors de l’Antiquité et aux trésors de papier, non moins précieux. Le poète oppose aux dons du « très grand César », l’empereur, qu’il s’agisse de Maximilien Ier ou plus probablement de Charles Quint,110 – celui-ci ayant les moyens d’offrir à son ami augs-bourgeois des originaux, suivant l’exemple antique d’Auguste qui distribuait, lors des Saturnales, des pièces de monnaie111 – l’équivalent en papier des chefs-d’œuvre de la peinture, de la sculpture ou du monnayage antique, les chartacea munera des poètes.112

La première édition des Emblemata d’André Alciat soulève d’innombrables questions et a suggéré aux chercheurs diverses hypothèses pour expliquer les circonstances exactes de sa paru-tion et interpréter les quelques témoignages documentaires dis-ponibles, en particulier la lettre à Francesco Calvo du 9 janvier 1523 et l’épigramme de dédicace à Conrad Peutinger. Face à ce foisonnement d’hypothèses aussi diverses qu’ingénieuses, nous retiendrons la conclusion de B. Scholz,113 qui suggère de focali-ser notre attention sur la « première édition autorisée », celle de C. Wechel en 1534, conseil que nous nous apprêtons à suivre.

110 Maximilien Ier était très proche de Peutinger, mais mourut déjà en 1519, avant la première mention des Emblemata. balaVoine, « Archéologie », p. 11 fixe cependant le terminus ante quem de l’épigramme à « la mort de Maximilien Ier en 1519 ». homann, Studien, pp. 28-29 estime au contraire qu’il s’agit plutôt de Charles Quint, qui régnait au moment de la parution des Emblemata. Voir aussi KleCker, « Des signes muets aux emblèmes chanteurs », p. 32 et note 31.

111 suet. Aug. 75.

112 balaVoine, « Archéologie », p. 14 établit un parallèle avec mart. 13,3 et hor. Carm. 4,8,1-20 ; laurens, Emblèmes, p. 24.