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Emblème 20 Il faut agir à point nommé

Illustration, éd. H.

Stey-ner, Augsbourg, 1531. Illustration, éd. C. Wechel, Paris, 1534. Illustration, éd. M. Bonhomme pour G. Rouille, Lyon, 1550. Illustration, éd. P. P. Tozzi, Padoue, 1621.

Maturare iubent propere et cunctarier omnes, ne nimium praeceps, neu mora longa nimis. hoc tibi declaret connexum echeneide106 telum.

haec tarda est, volitant spicula missa manu.

105 Pour un commentaire succinct de cet emblème voir Callahan, « Erasmus’s Adages », pp. 249-251.

106 echneide (les trois éditions d’Augsbourg de février et avril 1531 et de 1534). Cette variante sera corrigée, pour des raisons métriques, en

1 maturare : Gell. 10,11,1-5 ; erasmus, Adag. 1001 (ASD II,3 p. 16) 2 mora longa : oV. Am. 2,2,23 4 spicula missa manu : oV. Pont. 1,3,60

Tous invitent à mener une entreprise à sa fin en hâte, tout en prenant son temps, de n’être ni trop pressé, ni de s’attarder trop longuement. La flèche attachée au rémora te le démontre. Le poisson est lent, les flèches volent quand la main les a lancées.

Picturae

Seule la gravure des éditions augsbourgeoises de H. Steyner contraste avec celles de toutes les autres éditions ultérieures. En effet, elle représente la flèche en plein vol et le rémora ne res-semble pas à un poisson, mais plutôt à un coquillage. Cette illus-tration singulière pourrait résulter, pour peu que l’on considère cette pictura comme une erreur d’interprétation,107 soit de la ré-utilisation d’un ancien bloc de gravure, soit d’une confusion avec la description, dans l’Histoire naturelle de Pline, d’un coquil-lage (murex) qui, tout comme le rémora évoqué précédemment, passe pour s’attacher aux navires et les freiner.108 Dès l’édition de C. Wechel, se met en place le schéma iconographique qui do-minera par la suite et auquel seuls les décors en arrière-plan ap-porteront une touche de variété. Il est sans doute influencé par le motif du dauphin enroulé autour de l’ancre de la pictura de l’emblème 144 Princeps subditorum incolumitatem procurans correspondant à la marque de l’imprimeur Alde Manuce.109 Le rémora ressemble à un serpent, dans la plupart des éditions, ou à une anguille dans celle de C. Wechel puisque sa queue se termine par une nageoire. Au centre de l’image, le poisson s’enroule au-tour d’une flèche dressée, pointe vers le bas. Toutes les picturae illustrent soigneusement le troisième vers de la subscriptio. Celle 107 TunG, « Seeing Is Believing », pp. 385-386 considère cette image comme erronée. En revanche, kleCker, « Des signes muets aux emblèmes chan-teurs », pp. 34-35 remet en cause ce jugement largement répandu. 108 Plin. Nat. 9,80 muricem esse latiorem purpura, neque aspero neque

rotundo ore neque in angulos prodeunte rostro, sed simplice concha utroque latere sese colligente […]. Trebius Niger pedalem esse et cras-situdine quinque digitorum, naves morari.

de l’édition princeps respecte cependant, mieux que les autres, le texte de la subscriptio (volitant spicula v. 4). En effet, elle tente de suggérer le mouvement de la flèche placée à l’horizontale, si-gnifiant la rapidité, ralentie par le coquillage-rémora.110

Structure et style de l’emblème

L’emblème 20 Maturandum présente une variation sur le thème du proverbe bien connu Festina lente. Le rémora enroulé à la flèche y joue le rôle central. Ce petit poisson apparaît à deux reprises dans l’Emblematum liber d’André Alciat.111 L’adjectif verbal d’obligation, maturandum, confère au titre de l’emblème une portée morale et reprend le premier mot de la subscriptio, le verbe maturare à l’infinitif. Le premier distique répète comme en écho qu’il faut savoir attendre le moment opportun, sans hâte et sans retard excessifs. Les deux infinitifs, placés de part et d’autre de la césure hephthémimère, maturare, associé à l’adverbe

pro-pere qui lui ajoute la nuance de précipitation, et cunctarier

ex-priment cette idée que répète encore le second vers. La coupe du pentamètre, les mots de la même famille, nimium et nimis, ainsi que les jeux sonores allitératifs soulignent l’antithèse entre les deux attitudes opposées également à éviter : « ne nimium praeceps,// neu mora longa nimis. » Alciat se souvient peut-être d’avoir lu l’expression mora longa chez Ovide où elle se rencontre fréquemment.112 Le premier distique énonce le conseil exprimé dans le second sous une forme quasi hiéroglyphique à travers la description d’une scène dépeinte par les picturae. Le dernier vers repose sur l’opposition entre l’adjectif tarda qui renvoie au rémo-ra et le verbe volitant qui se rémo-rattache à la flèche :

haec tarda est, volitant spicula missa manu.

110 Selon kleCker, « Des signes muets aux emblèmes chanteurs », pp. 34-35, ce détail laisse penser que la pictura de l’édition princeps est plus conforme au texte de l’épigramme que les gravures suivantes.

111 Voir aussi Embl. 83 In facile a virtute desciscentes (commentaire pp. 389-396).

112 Voir par exemple oV. Am. 2,2,23 si faciet tarde, ne te mora longa

La fin du vers spicula missa manu est empruntée à un vers des

Pontiques d’Ovide, où il occupe la même position métrique :

altera Sarmatica spicula missa manu.113

Comme les contextes sont très différents, il s’agit d’un écho purement verbal qui rehausse d’une touche poétique le dernier vers. La fréquence des antithèses dans la subscriptio souligne l’union des contraires qui aboutit au juste équilibre entre rapi-dité et lenteur.

Mature, maturare, maturandum

L’emblème se rattache au thème de la fameuse maxime d’Au-guste, σπεῦδε βραδέως ou festina lente, qui recommande d’allier la rapidité de l’action à la lenteur de la réflexion.114

L’oxymore « se hâter lentement », devenu proverbial, décrit l’attitude de l’homme sensé qui respecte le juste milieu, le ni trop, ni trop peu si cher à la sagesse des Anciens. Le titre

Ma-turandum suggère un lien avec un chapitre des Nuits attiques,

dans lequel Aulu-Gelle disserte longuement sur la signification de l’adverbe mature. Il déplore qu’en son temps, il soit utilisé de façon erronée comme synonyme de propere et cito, autre-ment dit « en hâte » et « vite ». Il explique la distorsion du sens de mature par rapport à son étymologie :

mature inquit est quod neque citius est neque serius, sed medium quiddam et temperatum est.115

Il précise la nuance en citant comme exemple concret du véritable sens de l’adjectif maturus, les fruits matura « parvenus à leur plein développement, ni trop verts, ni trop blets ».116 Aulu-Gelle 113 oV. Pont. 1,3,60.

114 suet. Aug. 25,4.

115 Gell. 10,11,2 « Mature signifie ce qui n’est ni trop rapide, ni trop lent, mais quelque chose d’intermédiaire et de mesuré. » (trad. Marache) 116 Gell. 10,11,3 nam et in frugibus et in pomis matura dicuntur, quae

neque cruda et inmitia sunt neque caduca et decocta, sed tempore suo adulta maturataque.

poursuit, en citant la maxime d’Auguste, σπεῦδε βραδέως, comme l’exemple même de la maturitas, qui réunit en même temps la rapidité d’exécution et la lenteur de l’application et de la prudence.117 Alciat utilise dans le sens correct le verbe maturare dans le titre de l’emblème Maturandum et révèle ainsi une pos-sible allusion au passage d’Aulu-Gelle soit directement, soit par l’intermédiaire de l’adage Festina lente.118

Le rémora : des naturalistes antiques aux Paraboles d’Érasme

Le rémora, un petit poisson appelé echeneis (v. 3), reçoit divers noms dans la littérature antique.119 Il apparaît chez les natura-listes, puis chez les auteurs plus tardifs, notamment dans

l’Hexa-méron de Basile de Césarée. Pline l’Ancien, en se calquant sur

Aristote, le décrit comme « un tout petit poisson habitué à vivre dans les pierres, appelé echeneis »,120 « semblable à une grande limace ».121 Les précisions manquent pour parvenir à imaginer son apparence. Tout au plus apprenons-nous qu’il possède des nageoires semblables à des pattes. En revanche, tous les na-turalistes s’accordent pour signaler sa capacité surprenante de « retarder » les navires « en se fixant aux carènes » :

hoc carinis adhaerente naves tardius ire creduntur inde nomine inpo-sito.122

117 Gell. 10,11,5.

118 erasmus, Adag. 1001 Festina lente (ASD II,3 p. 10) quod quidem

Gel-lius Latinis existimat unico verbo dici : matura ; nam maturari, quod ne-que praepropere fiat, nene-que serius, quam oporteat, sed ipso in tempore.

119 Pour une synthèse des sources antiques voir thomPson, Greek fishes, pp. 67-70.

120 Plin. Nat. 9,79 est parvus admodum piscis adsuetus petris echeneis

appellatus.

121 Plin. Nat. 32,5 qui tunc posteaque videre eum, limaci magnae similem

esse dicunt.

122 Plin. Nat. 9,79. Voir plus en détail Plin. Nat. 32,2, et aussi arist. HA 505b,18-22 ; Plu. Moralia 641a-b ; ael. NA 2,17 ; oV. Hal. 99 ; isid.

Lorsqu’il choisit le rémora comme symbole du longa mora, Al-ciat se réfère sans doute à ce passage de Pline et peut-être à d’autres auteurs comme Isidore de Séville ou Basile de Césarée qui décrivent également cette caractéristique du poisson. Cepen-dant, aucun rapprochement textuel ne permet de déterminer sa source exacte. L’échéneis apparaît aussi dans les Paraboles où Érasme le décrit comme un « tout petit poisson » à la propriété fabuleuse de ralentir les navires, mais sa signification allégo-rique correspond davantage à l’emblème 83 In facile a virtute

desciscentes.123

L’adage Festina lente

Dans l’adage Festina lente, Érasme de Rotterdam développe la même thématique que l’emblème Maturandum. Il estime que ce proverbe, au-delà de l’empereur Auguste, plonge ses racines jusque dans « les mystères de l’ancienne philosophie ».124 Dans cet adage, il mentionne le rémora comme symbole de la lenteur, mais l’oppose au dauphin et non à la flèche :

quod igitur symbolum magis conveniebat ad exprimendum acrem illum et indomitum animi impetum quam delphini ? porro ad significandam tarditatem cunctationemque non male quadrabat ἐχενηίς piscis, quem Latini remoram vocant, verum quoniam huius figura parum cognobi-lis videbatur (nam praeterquam quod admodum pusillus est, nec ulla insigni nota discernitur), magis ad id placuit ancorae symbolum, quae, si quando periculose navigatur ob ventos nimium secundos, ibi cursum immoderatum navis figit ac retinet.125

123 erasmus, Parab. (ASD I,5 p. 288) ut echineis licet exiguus piscis,

na-vem velis citatam remoratur […]. Voir aussi ASD I,5 p. 230.

124 erasmus, Adag. 1001 Festina lente (ASD II,3 p. 16) itaque dictum hoc, σπεῦδε βραδέως, ex ipsis usque priscae philosophiae mysteriis

profec-tum apparet […].

125 erasmus, Adag. 1001 Festina lente (ASD II,3 p. 16) « Quel symbole pouvait donc mieux convenir pour exprimer cet élan impétueux et in-domptable de l’âme que le dauphin ? En outre, pour signifier la lenteur et l’hésitation, l’échénéis, que les Latins appellent rémora, cadrait assez bien, mais, parce que son apparence semblait trop peu reconnaissable (en effet, il est tout petit et ne se distingue par aucun signe remar-quable), on lui a préféré comme symbole l’ancre qui arrête et freine la

L’humaniste, comme Alciat dans l’emblème, oppose les deux attitudes, même s’il émet quelque réserve sur l’utilisation du rémora comme symbole de la tarditas. Alciat n’a, quant à lui, pas hésité à mettre sur le devant de la scène le tout petit pois-son, sans craindre de dérouter ses lecteurs. L’idée de remplacer le dauphin par la flèche pourrait malgré tout dériver d’Érasme qui, dans l’adage en question, évoque « l’incroyable rapidité » du dauphin et cite quelques vers d’Oppien126 où l’animal est comparé à une flèche qui fend les flots :

διὰ γὰρ βέλος ὥστε θάλασσαν / ἵπατανται, id est nanque per aequora lata sagitta / more volant.127

Le fréquentatif volitant chez Alciat (v. 4) rappelle d’ailleurs le verbe volant dans la traduction latine d’Érasme. Dans ce cas, Alciat semble avoir à l’esprit cet adage érasmien, mais se réap-proprie partiellement son contenu.

Les devises sur le thème de Festina lente

La maxime de l’empereur Auguste Festina lente, empruntée à Suétone, n’est pas citée dans l’emblème, mais se cache derrière l’allégorie du rémora et de la flèche. En plus de l’adage d’Érasme, elle est utilisée dans de nombreuses devises à la Renaissance. Accompagnée du motif du dauphin enroulé à l’ancre, elle figure sur une monnaie de l’empereur Titus128 et devient la marque typographique d’Alde Manuce qu’Alciat mentionne dans une de ses lettres à Francesco Calvo, comme exemple d’un motif course immodérée du navire, si d’aventure la navigation devient dange-reuse en raison de vents trop favorables. »

126 Alciat lui-même fait allusion à ce vers d’Oppien dans son commentaire épigraphique des Antiquitates Mediolanenses, voir laurens, Vuilleu

-mier, « Le recueil des inscriptions milanaises », p. 230 note 64. 127 erasmus, Adag. 1001 Festina lente (ASD II,3 p. 14) ; oPP. H. 2,535-536. 128 Cette monnaie (mattinGly H., Coins of the Roman Empire in the

Bri-tish Museum II, planche 45, n° 19-20, Londres, 1966) est connue à la

Renaissance, voir par exemple erasmus, Adag. 1001 Festina lente (ASD II,3 p. 10). Elle aurait été donnée en cadeau par Pietro Bembo à Alde Manuce, voir Gabriele, Il libro degli Emblemi, p. 137 et 612 note 13.

propre à être transformé en emblème. Cette maxime, très en vogue parmi les devises, a été assortie d’une grande variété d’images, bien sûr l’ancre et le dauphin, mais aussi le dauphin et la tortue, la tortue à voile, l’aile et la tortue, la voile attachée à une colonne et enfin le rémora et le navire,129 ou ici le rémo-ra et la flèche. Alciat s’amuse avec un motif bien connu de ses contemporains, mais y apporte une variation en remplaçant le navire par la flèche. Il évite de citer la maxime festina lente trop rebattue, préférant une certaine obscuritas. Elle devait cepen-dant surgir naturellement dans l’esprit de ses lecteurs, grâce à la

pictura, proche de celle du dauphin et de l’ancre d’Alde, et aux

antithèses insistantes entre lenteur et rapidité.

Conclusion

L’emblème Maturandum, dont le titre sous forme de sentence morale évoque un passage d’Aulu-Gelle sur le thème de la

matu-ritas, fait allusion à la maxime d’Auguste Festina lente largement

diffusée à la Renaissance parmi les devises et figurant au nombre des Adages d’Érasme de Rotterdam. Alciat choisit, pour l’illus-trer, une image originale. En effet, le rémora, un petit poisson qui, selon les auteurs antiques, est capable de freiner les navires en pleine course, représente la lenteur, alors que la flèche symbolise la rapidité. Il pourrait avoir puisé dans l’adage Festina lente l’idée d’associer le rémora à une flèche, plutôt que le dauphin à l’ancre. La subscriptio, ornée de quelques expressions ovidiennes, repose sur l’union des deux attitudes contraires, soulignée par les nom-breuses antithèses, jeux sonores et constructions parallèles. Elle énonce un conseil apparemment simple, « hâte-toi lentement », mais rassemble des sources variées et recèle de véritables trésors de sagesse recueillis par les humanistes.

129 Voir la pictura de l’Embl. 83 In facile a virtute desciscentes, mais l’in-terprétation symbolique développée dans la subscriptio est différente. Pour une liste des devises sur le thème de Festina lente voir Wind E.,