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4. Les Emblèmes à la croisée de plusieurs genres

4.6. L’influence des œuvres juridiques d’Alciat

4.6.1. Les Parerga, à la frontière entre

Parmi les œuvres juridiques d’Alciat, les Parerga attirent l’at-tention en raison des circonstances de leur naissance et de leur contenu hybride, mêlant l’étude et le commentaire de textes juridiques à des remarques philologiques, historiques et litté-raires.320 Alciat s’efforce en effet d’y expliquer des expressions

rencontrées dans des textes de loi, obscures ou mal comprises par ses prédécesseurs, en se référant à des œuvres littéraires, hors du champ habituel des études juridiques.321 Bien souvent, les questions de critique textuelle et historique prennent le pas sur la matière juridique, finissent par être considérées comme une fin en soi et l’auteur semble s’égarer bien loin de l’étude du 319 Dans notre corpus, voir par exemple Embl. 17 Πῆ παρέβην ; 49 In

fraudulentos ; 50 Dolus in suos ; 53 In adulatores ; 60 Cuculi ; 62 Aliud (pp. 155-164, 249-257, 258-265, 271-281, 291-299, 305-312).

hayaert, Mens emblematica, pp. 149-151 choisit comme exemple re-présentatif l’Embl. 32 Bonis a divitibus nihil timendum où Alciat pré-sente un contentieux juridique à propos de la construction d’un mur mitoyen qui prive de lumière le voisin, en référence à un article du Di-geste, en y mêlant la fable mythologique des Harpies et du roi Phinée ainsi qu’un jeu de mots sur les noms des Argonautes, Calais et Zetes. 320 hayaert, Mens emblematica, pp. 156-167 ; rossi, « La lezione

meto-dologica di Andrea Alciato », pp. 145-164 ; Guerrier, « Fantaisies et fictions », pp. 165-175 ; drysdall, « Alciato and the Grammairians », pp. 695-722 qui pose un jugement relativement sévère sur l’œuvre dont il juge le ton parfois dédaigneux et suffisant.

321 L’auteur le plus fréquemment cité est Plaute, suivi de Cicéron et d’Ovide, mais aussi Aulu-Gelle, Donat, Tite-Live, César, Suétone, les deux Pline, Virgile, Sénèque, Ennius, Perse, Tacite, Juvénal, Horace, Catulle, Ausone, Martial, Salluste et Lucrèce ; du côté grec, les références sont moins fréquentes et le nombre d’auteurs plus limité, ainsi Diogène Laërce trois fois, Polybe, Philostrate, Athénée, Homère, Aristote, Plutarque et Aristophane, seulement une fois. Voir drysdall, « Alciato and the Grammairians », p. 703.

droit.322 Cette œuvre s’insère dans la tradition humaniste des

Miscellanea d’Ange Politien ou de Caelius Rhodiginus ou

en-core des Adages d’Érasme de Rotterdam, tout en suivant aussi le sillage des Annotationes du juriste Guillaume Budé et des propres œuvres juridiques d’Alciat, comme les Annotationes,323

les Paradoxa ou les Dispunctiones. Alciat les distingue tou-tefois de ses autres œuvres, en les considérant comme plus proches du domaine de l’éloquence que de la jurisprudence. Il perçoit en effet les Parerga comme un otium, ainsi qu’il le laisse entendre dans la lettre de dédicace adressée à l’un de ses élèves, Otto Truchsess.324 Il y expose la genèse de cette œuvre, conçue comme un recueil de notes en marge de ses cours :

tribues quoque hoc honestissimis moribus tuis, tribues ingenio, me-moriae, facundiae, indoli quae me ad te amandum colendumque sic incitarunt, ut quicquid in scriniis occulendum erat, in apertum refe-ram, absque delectu tuo nomini dedicem. inscripsi autem opus ipsum παρέργων, quod obiter haec a me dicta, cum iam legitimo munere per-functus essem, atque adeo in ipsius lectionis excessu fuerint, qua in re et veteres pictores sum imitatus, qui quum quempiam heroa depingerent, vel cuiusvis dei tabulam ornarent, haudquaquam sola imagine contenti, arbustum alioquod, aviculas, situm regionis, idque genus similia, deco-ris causa addebant, quae et ipsi parerga vocabant. huiusmodi igitur et nos subcisivas operas in arctissimum hunc libellum coactas iudicio tuo subiicimus, ut causa cognita pronunties, an id fecerimus quod ex Aga-thonis carmine Athenaeus refert : τὸ μὲν πάρεργων ἔργον ὡς ποιούμεθα, / τό δ’ἔργον ὡς πάρεργον ἐκπονούμεθα.325

322 Pour quelques exemples concrets de la façon de procéder d’Alciat, voir rossi, « La lezione metodologica di Andrea Alciato », pp. 153-157. 323 À propos des Annotationes voir maClean, « Les premiers ouvrages

d’Alciat », pp. 73-84.

324 Otto Truchsess von Waldenburg (1514-1573), voir Wüst W., « Otto Truchsess von Waldenburg » dans Neue Deutsche Biographie 19, Berlin, 1999, pp. 667-669.

325 Lettre de dédicace de 1538 au début du volume, alCiatus, Parergon

iuris libri III, np. « Tu attribueras aussi à tes mœurs très honnêtes, à

ton intelligence, à ta mémoire, à ton éloquence et à ton talent qui m’ont incité à t’apprécier et à t’honorer, que je me décide à dévoiler au grand jour et à te dédier, sans procéder à un choix, tout ce qui aurait dû rester caché dans mes archives. J’ai intitulé cet ouvrage Parergon, parce que

Bien que les Parerga n’aient été publiés pour la première fois qu’en 1538,326 soit après la première édition du Livre d’emblèmes, Alciat y travaillait déjà auparavant, parallèlement à son activité de professeur et à la composition des Emblemata. Comme il l’ex-plique dans cette lettre et, en tenant compte du topos littéraire de modestie de l’auteur vis-à-vis de son œuvre, il y a rassemblé, presque au hasard, plusieurs commentaires ou remarques, restés à l’état de brouillon, qu’il n’a pu ou voulu intégrer dans ses cours officiels. La notion d’ornement et d’accessoire, ainsi que la réfé-rence au domaine artistique, souligne la parenté, dans la concep-tion même qu’Alciat avait de son œuvre, avec les Emblemata qui, d’après leur sens originel, désignent précisément des ornements ajoutés et interchangeables. D’abord composés de trois livres, puis augmentés pour atteindre un total de douze, les Parerga constituent une mine d’informations sur certains thèmes abor-dés dans les emblèmes : ils indiquent de nombreuses références textuelles précises, livrent parfois, en outre, de précieux indices pour interpréter les emblèmes et offrent une source potentielle de création poétique ou littéraire.327 Nous citerons ici l’exemple de l’emblème 49 In fraudulentos qui met en scène le stellion, un petit lézard constellé de taches, qui symbolise la tromperie j’ai tenu ces propos en passant, alors que je m’étais déjà acquitté de ma charge légitime, et à l’issue de mes leçons proprement dites. En cela, j’ai imité les anciens peintres qui, après avoir peint quelque héros ou orné leur tableau d’un dieu quelconque, sans se contenter nullement de cette seule représentation, ajoutaient comme décor un arbuste, des oiseaux, un paysage et d’autres éléments semblables qu’ils appelaient eux-mêmes des parerga. Ainsi donc, de la même façon, je soumets à ton jugement mes travaux réalisés à temps perdu et réunis très à l’étroit dans ce petit livre, afin qu’en toute connaissance de cause, tu te pro-nonces si j’ai fait, oui ou non, ce qu’Athénée rapporte à propos des poèmes d’Agathon : Nous traitons l’accessoire comme l’œuvre princi-pale et nous élaborons l’œuvre principrinci-pale comme l’accessoire. » Cette lettre est traduite et citée, d’après l’édition de Gryphe (Lyon, 1548), par tournon, Montaigne, la glose et l’essai, p. 149.

326 Voir introduction p. 9.

327 hayaert, Mens emblematica, p. 158 parle « d’une collection qui s’offre comme un terrain d’invention » et p. 182 « le texte de loi devient ino-pinément le terrain d’une inventio à vocation littéraire ».

et la ruse. Alciat évoque ce reptile dans un chapitre du

Parer-gon iuris, consacré au crimen stellionatus, et cite précisément les

sources de l’emblème In fraudulentos, le mythe étiologique des

Métamorphoses d’Ovide, deux passages de l’Histoire naturelle

de Pline l’Ancien, ainsi que leur interprétation allégorique.328

Dans un autre chapitre du Parergon iuris, Alciat fait allusion à la technique de chasse aux pigeons qui repose sur l’utilisation d’un appât vivant pour attirer les autres oiseaux. Il construit, au-tour de cette pratique mentionnée aussi par les auteurs antiques, l’emblème 50 Dolus in suos où un canard cause la perte de ses congénères.329 Au milieu d’un commentaire sur l’origine du mot

litaniae, le juriste s’efface pour céder la place au philologue qui

propose une conjecture d’un vers de Plaute330 et explique, à cette occasion, le sens du terme allectator avis, l’oiseau appât. Bientôt s’immisce aussi le poète qui n’hésite pas à renvoyer à sa propre épigramme consacrée à ce même thème, témoignant une fois de plus des liens étroits entre l’article érudit qui développe et com-mente et le poème qui intègre et transfigure.

4.6.2. De l’ancien au nouveau : le De verborum significatione