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Emblème 19 Plus sage qu’éloquent

Illustration, éd. fils Alde,

Venise, 1546. Illustration, éd. M. Bon-homme pour G. Rouille, Lyon, 1550.

Illustration, éd. P. P. Tozzi, Padoue, 1621.

Noctua Cecropiis insignia praestat Athenis, inter aves sani noctua consilii. armiferae merito obsequiis sacrata Minervae,90

garrula quo cornix cesserat ante loco.

2 : d. Chr. 72,13-14 3 armiferae…Minervae : oV. Am. 2,6,35 4 garrula…cornix : oV. Met. 2,547-548 ; oV. Am. 3,5,21-22 ; auson. XIV,22,3.

La chouette sert de symbole à Athènes, la ville de Cécrops, la chouette de sage conseil parmi les oiseaux. Elle est consacrée à juste titre au service de la belliqueuse Minerve, poste auquel l’avait précédée la corneille bavarde.

89 L’emblème est publié pour la première fois dans l’édition vénitienne de 1546, sous le titre de Prudens, sed infacundus, « Sage, mais dépourvu d’éloquence », ainsi que dans celle de 1556. Dans les éditions de Lyon (1550, 1551), de Paris (1584), de Leyde (1591) et de Padoue (1621), le titre est Prudens magis quam loquax. Quant à l’édition de Francfort (1567), elle donne les deux différentes inscriptiones.

90 Les éditions de 1546, 1550, 1551, 1556, 1567 font suivre Minervae de

est. En raison de l’élision, la présence du est ne modifie pas la scansion

Picturae

L’illustration de l’édition vénitienne dirige le projecteur sur la chouette, perchée, avec de grands yeux ronds et brillants, sans représenter ni la déesse Athéna, ni la corneille. Dans les éditions postérieures, dès l’édition lyonnaise, le schéma iconographique se modifie et reste toujours le même par la suite. La chouette n’est plus aussi « réelle », mais représentée sur un blason adossé à un arbre, sans doute pour suggérer les insigna (v. 1) de la ville d’Athènes.

Structure et style de l’emblème

La subscriptio place la chouette, dont le nom est répété à deux reprises, sur le devant de la scène, alors que la corneille, sa ri-vale, n’est mentionnée qu’au dernier vers. Elle oppose les deux oiseaux, à travers le complément de qualité sani consilii et l’ad-jectif épithète garrula (v. 2 et 4). Il ne s’agit pas d’une véritable antithèse, puisque le contraire de bavard devrait être silencieux, mais, par ce raccourci, Alciat condense sa pensée, en associant le bavard à l’imprudence et le sage au silence. La structure même de l’emblème donne la préséance à la chouette avisée, citée en premier et plus longuement décrite que la corneille. L’inscriptio de l’emblème Prudens magis quam loquax qualifie la chouette de « plus sage que bavarde ». Les deux adjectifs prudens et

loquax rappellent la différence de comportement entre les deux

volatiles, développée dans la subscriptio. Ce titre sous forme de sentence peut se comprendre dans un sens moral et rappeler que la sagesse vaut mieux que l’éloquence. L’inscriptio de l’édi-tion princeps, Prudens, sed infacundus, « sage, mais dépourvu d’éloquence », s’applique à la chouette, en sous-entendant non seulement qu’elle est sage, mais aussi qu’elle est peu bavarde, ce qui ne ressort pas de l’autre inscriptio.

La chouette, « emblème » d’Athènes

Dans le premier vers, la chouette chevêche, noctua en latin, γλαῦξ en grec, est présentée comme le symbole – ou pourrait-on

dire l’emblème – d’Athènes (insigna).91 Le terme insigne désigne toute forme de marque de distinction militaire ou honorifique et renvoie aux origines mêmes du genre de l’emblème.92 La cité grecque reçoit l’épithète Cecropiae, car, selon le mythe, elle au-rait été fondée par Cécrops, un être monstrueux dont le corps se termine en queue de serpent. De plus, Cécrops aurait servi d’ar-bitre entre Poséidon et Athéna, qui se disputaient la possession de l’Attique, et donné sa préférence à la déesse. Cette épithète se rencontre relativement souvent en poésie, mais n’est que ra-rement associée à Athenae.93 Avant d’être l’attribut de la ville d’Athènes, l’oiseau nocturne est d’abord consacré à Athéna, sa déesse tutélaire. La vierge athénienne, surnommée γλαυκῶπις, la choisit comme son oiseau car ses grands yeux à l’éclat in-tense ressemblent aux siens.94 Dans l’Antiquité, très souvent des chouettes étaient représentées seules ou posées, soit sur la main de la déesse, soit à ses pieds, sur les vases, les gemmes et principalement les monnaies, à tel point que les monnaies athé-niennes reçurent le nom de « chouettes ».95

La chouette, sage entre tous les oiseaux

Le deuxième vers insiste sur le « sage conseil » de la chouette. Sa prudence découle certainement du fait qu’elle est associée à Mi-nerve, déesse de la sagesse et des arts. Cette bonne réputation lui colle pour ainsi dire « aux plumes » au-delà de l’Antiquité, puisque l’année même de la naissance d’Alciat, en 1492, paraît la Praelectio in priora Aristotelis Analytica, aussi intitulée

La-mia, d’Ange Politien. En novembre 1492, l’humaniste florentin

91 Pour une synthèse des sources antiques voir thomPson, Greek Birds, pp. 76-80 ; arnott, Birds, pp. 55-56 ; CaPPoni, Ornithologia, pp. 346-351 ; andré, Noms d’oiseaux, p. 110.

92 Voir introduction pp. 19-20. 93 Voir aetna 581-2 ; anth. 411,1. 94 Corn. ND 37.

95 Voir par exemple ar. Av. 516 ; Eq. 1092-3 ; sCh. ar. Av. 301 ; D. S. 20,11,3-4. Érasme se réfère aux scholies d’Aristophane dans plusieurs adages, en particulier erasmus, Adag. 1731 Noctuae Laurioticae (ASD II,4 p. 168). Pour le nom de la monnaie athénienne voir Plu. Lys. 16,2.

débute son cours annuel sur l’Analytica priora d’Aristote par une leçon inaugurale où il attaque ses détracteurs qui l’accusent de ne pas être compétent pour enseigner la philosophie. Il ré-plique en comparant ses calomniateurs à des lamies et en s’ef-forçant de définir ce qu’est le véritable philosophe. Il conclut son discours en racontant une fable ésopique, rapportée par Dion Chrysostome, qu’il traduit librement en latin. Il semble avoir sous les yeux, d’après les étroits parallèles textuels, les para-graphes 13 à 15 du discours 72 du rhéteur grec, plutôt que le passage semblable dans le discours 12.96 Cette fable vante la sagesse et l’intelligence de la chouette qui suscita l’admiration de tous les autres oiseaux :

aves olim prope universae noctuam adierunt rogaruntque eam ne pos-thac in aedium cavis nidificaret, sed in arborum potius ramis atque inter frondes ; ibi enim vernari suavius. quin eidem quercum modo ena-tam, pusillam tenellamque adhuc ostendebant, in qua scilicet molliter, ut aiebant, et sidere ipsa aliquando noctua et suum sibi construere ni-dum posset. at illa facturam se negavit. quin invicem consilium dedit iis ne arbusculae illi se crederent, laturam enim quandoque esse viscum, pestem videlicet avium. contempsere illae, ut sunt leve genus et volati-cum, sapientis unius noctuae consilium. iam quercus adoleverat, iam patula, iam frondosa erat : ecce ibi aves illae omnes gregatim ramis in-volitant, lasciviunt, subsultant, colludunt, cantilant. interea quercus ea viscum protulerat, atque id homines animadverterant. implicitae ergo repente ibi omnes pariter misellae ac frustra eas sera paenitentia subiit, quod salubre illud consilium sprevissent. atque hoc esse aiunt cur nunc aves omnes, ubi ubi noctuam viderint, frequentes eam quasi salutant, deducunt, sectantur, circumsidunt, circumvolitant. etenim consilii il-lius memores admirantur eam nunc ut sapientem […].97

96 d. Chr. 72,14-16, mais aussi 12,7-8. Notons la fable aesoP. 39 très semblable, bien que plus brève, où l’hirondelle remplace la chouette. Pour une étude complète de l’œuvre d’Ange Politien voir WesselinG a.,

Angelo Poliziano Lamia Praelectio in priora aristotelis analytica :

cri-tical edition, introduction and commentary, Leyde, 1986 ; Celenza

C. s., Angelo Poliziano’s Lamia : text, translation, and introductory

studies, Leyde, 2010.

97 Politianus, Praelectio in priora Aristotelis Analytica, titulus Lamia, Florence, 1492 (éd. Celenza, pp. 81-82) « Autrefois, presque tous les oiseaux s’approchèrent de la chouette et lui demandèrent pourquoi

Alciat connaissait sans doute l’une et/ou l’autre de ces versions de la fable. Au second vers, il mentionne le sani consilii, le sage conseil de la chouette qui fait écho au salubre consilium du ré-cit de Politien. Il est probable qu’il y fasse une allusion discrète.

Ovide, une source essentielle

Les deux derniers vers de l’emblème se rattachent à une légende dont la version la plus célèbre est celle racontée par Ovide, dans les Métamorphoses.98 Le dieu Apollon s’éprit d’une belle jeune femme nommée Coronis que la corneille surprit en flagrant dé-lit d’adultère. Aussitôt l’oiseau s’empressa de la dénoncer auprès du dieu. La corneille fait le récit de ses déboires passés ; une première fois déjà, son excès de zèle la perdit, quand elle joua les délatrices auprès de Minerve :

elle ne faisait plus son nid dans les trous des maisons, mais dans les branches des arbres et les feuillages. En effet, il est plus agréable de s’y réjouir du retour du printemps. Ils lui montrèrent un chêne tout juste germé, tout petit et encore frêle où la chouette pourrait assurément, à ce qu’ils disaient, se poser elle-même agréablement de temps en temps et y construire son nid. Mais elle répondit qu’elle n’en ferait rien. Bien plus, elle leur conseilla en retour de ne pas se fier à ce petit arbre qui, en effet, un jour porterait du gui, un fléau pour les oiseaux. Comme ils sont d’une race légère et volage, ceux-ci méprisèrent le sage conseil de la chouette. Déjà, le chêne avait grandi, déjà, il était large et touffu. Voilà que tous ces oiseaux volètent en groupe dans ses branches, folâtrent, sautillent, s’amusent et chantent. Entre temps, ce chêne avait produit du gui et les hommes l’avaient remarqué. Et soudain, les malheureux étaient tous pareillement englués. En vain, ils se repentirent tardive-ment d’avoir méprisé ce conseil salutaire. Et c’est pour cette raison, dit-on, qu’à présent tous les oiseaux, lorsqu’ils voient en quelque en-droit une chouette, pour ainsi dire la saluent, l’escortent, la suivent, se posent et volent autour d’elle. De fait, ils se souviennent de ce conseil et l’admirent maintenant comme un sage […]. »

98 oV. Met. 2,542-595. Les naturalistes voient dans cette légende l’origine de la haine entre les corneilles et les chouettes, puisqu’elles dévorent les œufs les unes des autres. Voir arist. HA 609a,10-12 ; ael. NA 3,9 ; 5,48 ; Plin. Nat. 10,203 ; oV. Fast. 2,89.

pro quo mihi gratia talis

redditur, ut dicar tutela pulsa Minervae et ponar post noctis avem.99

Ces vers font directement allusion au « poste » duquel la garrula

cornix a été chassée (v. 4), « reléguée après l’oiseau de nuit ».

La corneille poursuit son récit, en racontant qu’auparavant, elle était une belle jeune fille de rang royal. Poursuivie par les ar-deurs de Neptune, alors qu’elle se promenait au bord de la mer, elle implora le secours de la vierge Minerve. Elle fut transformée en corneille et devint la compagne de la déesse. Elle termine son discours en se plaignant d’avoir été évincée par Nyctimène, une autre jeune fille métamorphosée en chouette. En plus de l’allu-sion au récit de la corneille supplantée par la chouette comme oiseau favori de Minerve, un parallèle textuel laisse penser que ce passage des Métamorphoses constitue une source de l’em-blème. Alciat qualifie la corneille de « bavarde », garrula cornix (v. 4), par les mêmes mots qu’Ovide.100 L’alliance de mots

gar-rula cornix se rencontre aussi par ailleurs dans un poème

d’Au-sone.101 Cependant, le contexte thématique similaire du passage des Métamorphoses tendrait plutôt à démontrer qu’il s’agit bien de la source d’inspiration principale du dernier vers de l’em-blème. Ovide marque aussi de son sceau le troisième vers où la déesse est appelée armiferae Minervae, une alliance de mots qui se rencontre dans plusieurs passages ovidiens. Dans l’un d’eux, cette expression est associée à la cornix, « odieuse à Minerve » :

vivit et armiferae cornix invisa Minervae,

illa quidem saeclis vix moritura novem.102

99 oV. Met. 2,562-564.

100 oV. Met. 2,547-548 […] quem garrula motis/consequitur pennis,

sci-tetur ut omnia, cornix […]. Voir aussi oV. Am. 3,5,21-22 ; oV. Fast.

2,89 qualifie aussi la corneille de loquax, comme dans l’inscriptio

Pru-dens magis quam loquax.

101 auson. XIV,22,3 hos novies superat vivendo garrula cornix […]. 102 oV. Am. 2,6,35. Pour l’expression armiferae Minervae, voir aussi Fast.

Ainsi, non seulement la thématique de l’emblème est empruntée à Ovide, mais également les expressions poétiques qui émaillent la langue d’Alciat.

Le silence, parure du sage

La signification de l’emblème est conditionnée par l’inscriptio

Prudens magis quam loquax qui oriente le lecteur vers une

in-terprétation morale du récit mythologique. La corneille bavarde évincée par la chouette au service de la déesse de la sagesse, protectrice de la ville des Sages, suggère que le silence est l’apa-nage du sage et qu’il l’emporte sur les vains bavardages. En ef-fet, l’oiseau nocturne peut, grâce à ses yeux, voir la nuit comme en plein jour et il chante rarement ; ainsi le sage peut com-prendre même des choses obscures et difficiles et sa prudence le pousse à garder le silence. À travers l’allégorie des deux oi-seaux, Alciat offre une variation plaisante sur un lieu commun largement répandu depuis l’Antiquité. Les exemples foisonnent dans les écrits du moraliste Plutarque, comme celui de Caton d’Utique, mentionné par le commentaire de l’édition de 1621, qui « ne parlait que pour dire ce qui ne méritait pas d’être passé sous silence ».103 Dans le petit traité De garrulitate, le même Plutarque, après avoir longuement énuméré tous les inconvé-nients du bavardage, fait l’éloge de l’attitude opposée. Il cite des modèles de laconisme et associe le silence à la sagesse.104 Tous ces exemples célèbres peuplent l’imaginaire des hommes de la Renaissance qui les reprennent à leur compte et s’en inspirent.

Conclusion

À travers l’allégorie de la chouette et de la corneille, Alciat op-pose la sagesse et le bavardage. Il s’inspire du récit mytholo-gique des Métamorphoses d’Ovide. Dans cet emblème, il met en garde contre les discours qui sonnent creux et rappelle que le silence est une belle parure. La chouette représente l’homme 103 Plu. Cat. 4.

sage et est qualifiée de noctua sanii consilii, peut-être en sou-venir d’une fable d’Ésope, rapportée par Dion Chrysostome et traduite en latin par le grand humaniste florentin Ange Politien. L’allusion au mythe raconté par Ovide dans les Métamorphoses rappelle que la corneille a perdu sa place d’honneur auprès de Minerve à cause de ses imprudents bavardages et valorise le silence de la chouette. L’inscriptio Prudens magis quam

lo-quax confère à l’emblème un sens moral bien plus affirmé. Il

résume l’opposition entre les deux attitudes personnifiées par la chouette et la corneille, donnant la préférence à la première.