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4. Les Emblèmes à la croisée de plusieurs genres

4.7. L’influence des Hieroglyphica

À la Renaissance, les humanistes se passionnent pour les roglyphes égyptiens, du moins ce qu’ils croient être les hié-roglyphes de jadis. Leur point de vue est conditionné par les auteurs de l’Antiquité, comme Hérodote, Platon, Diodore de Si-cile, Plutarque, Plotin ou Clément d’Alexandrie,337 qui n’avaient pris en compte que le symbolisme de l’écriture égyptienne. De fait, ils les considèrent comme une écriture purement idéogram-matique – c’est-à-dire qu’à chaque signe correspond un mot ou une idée338 – dont les prêtres égyptiens se seraient servis pour transmettre, sous forme d’énigme, la sagesse divine. En réa-lité, ce système d’écriture est bien plus complexe, puisque les hiéroglyphes sont avant tout des signes à valeur phonétique. C. Balavoine montre que tous les ouvrages hiéroglyphiques de la Renaissance, comme l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco 336 alCiatus, De verborum significatione, p. 80 et Embl. 62 Aliud

(com-mentaire pp. 308-309).

337 Pour l’influence de ces auteurs sur les humanistes et leur compréhen-sion des hiéroglyphes, voir russell, « Emblems and Hieroglyphics », pp. 228-230 ; daly, Literature, pp. 21-22.

338 Pour la conception du hiéroglyphe dans le cercle des humanistes de Bo-logne que fréquentait Alciat ainsi que celle d’Érasme de Rotterdam, voir drysdall, « The Hieroglyphics at Bologna », pp. 228-229, 231-232. Pour eux, le hiéroglyphe est une représentation symbolique et métapho-rique de l’idée qui sert d’intermédiaire entre l’idée même et le lecteur. Il prend comme point de départ une qualité naturelle de l’objet qu’il repré-sente. Leur conception dérive surtout de Diodore, Apulée et Ammien Marcellin.

Colonna,339 étaient le fruit d’une tentative d’assimilation cultu-relle : autrement dit, les humanistes ne cherchaient pas à présen-ter d’authentiques hiéroglyphes égyptiens, ni à faire passer pour tels leurs propres inventions, mais à proposer une écriture par image en utilisant des éléments de la culture gréco-romaine.340

À la Renaissance, les Hieroglyphica d’Horapollon, une œuvre pourtant entourée de mystère, faisait autorité en matière de hiéroglyphes et d’égyptologie.341 Elle se compose de deux livres, structurés en chapitres, consacrés chacun à un signe hiéroglyphique et à son commentaire exégétique. Plus de la moitié des signes du recueil correspondent à de véritables hié-roglyphes égyptiens, plus ou moins correctement interprétés, même s’ils sont présentés comme des idéogrammes purs plu-tôt que comme des signes phonétiques. Pourtant, Horapol-lon décrit aussi des hiéroglyphes qui n’ont jamais existé dans l’écriture égyptienne et qui sont probablement le fruit de son imagination. Bien souvent, le type d’interprétation allégorique utilisée dans les Hieroglyphica se rattache plus à la tradition classique gréco-romaine ou au Physiologus. Ainsi, tous deux 339 A propos de cet ouvrage que l’on peut, à certains égards, considérer comme un précurseur de la littérature emblématique, voir Pozzi, « Les Hiéroglyphes de l’Hypnerotomachia », pp. 15-27, en particulier p. 16 et pp. 20-23 pour les différences entre les hiéroglyphes de Colonna et les emblèmes, plus particulièrement le hiéroglyphe du dauphin enroulé autour de l’ancre, repris avec une autre interprétation chez Alciat dans l’Embl. 144 Princeps subditorum incolumitatem procurans (commen-taire pp. 571-579). Or, cet emblème est influencé avant tout par les

Adages d’Erasme et non par l’Hypnerotomachia.

340 balaVoine, « De la perversion du signe égyptien », pp. 27-46.

341 iVersen, Myths of Egypt, p. 47 date cette œuvre, écrite en égyptien, puis traduite en grec, du IVème siècle ap. J.-C. Selon thissen, Des

Ni-loten Horapollon, p. XIII, elle a été compilée dans la seconde moitié du

Vème siècle ap. J.-C. par un certain Horapollon, professeur dans une des dernières écoles païennes d’Égypte, tout en étant imprégné de culture grecque. À propos des rapports entre les Hieroglyphica d’Horapollon et les emblèmes, voir drysdall, « The Hieroglyphics at Bologna », pp. 225-247 ; russell, « Emblems and Hieroglyphics », pp. 227-237 ; brunon, « Signe, figure, langage », pp. 33-34 ; daly, Literature, pp. 17-27.

affirment que le lion dort les yeux ouverts.342 Selon l’égypto-logue E. Iversen, les explications d’Horapollon contiennent ce-pendant, la plupart du temps, un fond de vérité qui a sans doute contribué à persuader les humanistes qu’ils avaient véritable-ment trouvé la clé de décodage des anciens hiéroglyphes.343

Le manuscrit de cette œuvre, découvert et acheté sur l’île grecque d’Andros, en 1419, par le moine florentin Cristoforo di Buondelmonti, est amené à Florence en 1422 et la trouvaille suscite l’enthousiasme des humanistes. En 1505, la première édition du livre d’Horapollon sort des presses d’Alde Manuce avec les Fables d’Ésope, dans sa version grecque, suivie d’une traduction latine, à Bologne en 1517, par Filippo Fasanini.344

Les Hieroglyphica ne connaîtront pas moins de trente autres éditions durant le XVIème siècle, sans compter de nombreuses traductions en langue vernaculaire et de nouvelles éditions augmentées en latin, telle la collection des Hieroglyphica de Piero Valeriano Bolzani, publiée à Bâle en 1556.345

342 horaPollo, Hierogl. 1,19 ; Physiol. 1 (pp. 5-6). Voir aussi Embl. 15

Vigilantia et custodia (pp. 152-154).

343 iVersen, Myths of Egypt, p. 48.

344 Notons qu’il en existait déjà des traductions partielles de Ciriaco d’Ancona et de Calcagnini, ainsi qu’une autre traduction de Bernardo Trebazio, publiée en 1515.

345 Entre les Hieroglyphica, parus en 1556, bien après la première édition des Emblemata d’Alciat (1531), et les Emblèmes se tissent pourtant des liens. Ainsi le lion apparaît chez Valeriano Bolzani (Hierogl., p. 2), comme symbole de vigilance, sous le même titre que l’emblème 15

Vi-gilantia et custodia (commentaire p. 148) ; l’anecdote sur les grues qui

transportent un caillou dans leurs pattes durant leur vol, sujet de l’em-blème 17 Πῆ παρέβην (commentaire p. 155), est également rapportée chez Bolzani (Hierogl. p. 176) et considérée comme le symbole de la

prudentia ; chez Bolzani (Hierogl. pp. 169-170), la cigogne symbolise,

tout comme dans l’emblème 30 Gratiam referendam (commentaire p. 193), la piété des enfants envers leurs parents devenus vieux. Des parallèles textuels sont en revanche difficilement discernables entre le texte en prose du premier et les vers du second. De plus, les deux auteurs pourraient avoir puisé leur sujet dans les Hieroglyphica d’Ho-rapollon et d’autres sources antiques communes. Il convient donc de considérer avec une certaine prudence les relations entre les œuvres

Déjà au début du XXème siècle, K. Giehlow et L. Volkmann ont postulé que les Emblèmes dérivaient des Hiéroglyphes.346

Dès lors, la plupart des spécialistes leur ont emboîté le pas et certains estiment que les Hieroglyphica exercent autant d’in-fluence que les épigrammes de l’Anthologie grecque dans le pro-cessus de création des emblèmes.347 Or, s’il est vrai que quelques emblèmes s’apparentent aux Hieroglyphica d’Horapollon, les emprunts textuels directs sont relativement rares et presque toujours une autre source antique se révèle plus proche de l’em-blème.348 Leur structure tripartite est similaire : en effet, chaque

d’Alciat et de Bolzani. Il semble, en effet, que le travail de Bolzani sur les hiéroglyphes ait débuté en 1506 déjà et que les Hieroglyphica aient été circulé avant d’être imprimés, sous forme manuscrite, au sein des cercles d’humanistes italiens, voir rolet, « Genèse et composition des Hieroglyphica de Pierio Valeriano : essai de reconstitution » dans

Umanisti Bellunesi fra quatro e cinquecento, Atti del Convegno di Belluno, éd. P. Pellegrini, Florence, 2001, pp. 218-220, 224-227. Il

est donc permis d’imaginer que tous deux connaissent leurs travaux respectifs. Ils partagent les mêmes intérêts pour l’épigraphie et la poé-sie épigrammatique de l’Anthologie grecque, le même goût pour le symbolisme et baignent dans la même culture. Il est cependant très difficile d’établir lequel des deux exerce son influence sur l’autre. Pour les liens entre les Emblemata et les Hieroglyphica de Bolzani, voir les récentes recherches de rolet, « Entre forgerie et aemulatio », pp. 109-140 et « D’étranges objets hiéroglyphiques », pp. 813-844, ainsi que sa thèse défendue à l’Université François Rabelais de Tours, 1996-1997, sur Les Hieroglyphica (1556) de Pierio Valeriano Bolzani (non vidi). rolet A. et S., « Alciat, entre ombre et lumière », p. 21 citent l’exemple de F. Calvo, éditeur milanais ami d’Alciat, qui, pour la parution du

Pro sacerdotum barbis de Pierio Valeriano Bolzani en 1531, rédige

une lettre de dédicace, où « il se montre pleinement conscient de la parenté profonde qui unit, sous la bannière de l’allégorie, ces genres en apparence opposés que constituent le recueil poétique de brèves épi-grammes ecphrastiques [d’Alciat] et la copieuse miscellanée en prose » des Hieroglyphica de Valeriano Bolzani.

346 GiehloW, Die Hieroglyphenkunde, pp. 138-159 ; Volkmann,

Bilder-schriften der Renaissance, pp. 41-45.

347 sChöne, Emblematik, p. 34-42 ; daly, Literature, pp. 17-27 ; russell, « Emblems and Hieroglyphics », pp. 227-243.

348 Dans notre corpus, seuls les Embl. 15 Vigilantia et custodia (pp. 153-154) et 34 Ἀνέχου καὶ ἀπέχου (p. 216) présentent des parallèles textuels

hiéroglyphe se compose d’une image, d’un titre résumant le concept illustré par l’image et d’un texte explicatif en prose.349

Or, les premières éditions des Hieroglyphica d’Horapollon étaient dépourvues d’illustrations.350 Le dispositif textuel n’est pas comparable, puisque l’essence de l’emblème se concentre dans une épigramme, une forme poétique brève, absente dans les Hieroglyphica, et que l’idéal du hiéroglyphe est de rendre compréhensible un concept sans recours au texte. Dans sa ré-cente contribution, E. Klecker démontre, au contraire, qu’il est possible de résoudre cette difficulté en insistant sur les simili-tudes, notamment la bimédialité. Elle considère les Emblèmes comme un « dictionnaire » hiéroglyphique « avec une très haute prétention littéraire ».351 André Alciat possède assuré-ment une connaissance des Hieroglyphica, de par ses liens avec le premier traducteur Filippo Fasanini, son ancien professeur à Bologne,352 et, comme il le confirme lui-même dans son recueil

et thématiques véritablement convaincants, confirmés par Alciat lui-même. Voir aussi l’Embl. 38 Concordiae symbolum qui pourrait être également en rapport avec les Hieroglyphica (p. 229-231). Le contenu des Embl. 30 Gratiam referendam (cigogne), 63 Ira (lion), 153 Aere

quandoque salutem redimendam (castor, mais avec un sens

symbo-lique différent), 184 Insignia poetarum (cygne) coïncide avec certains hiéroglyphes, mais dérivent avant tout de la tradition antique grecque, elle-même assimilée dans le commentaire d’Horapollon. Nous rejoi-gnons donc le point de vue de laurens, L’abeille, p. 559 ; balaVoine, « Le modèle hiéroglyphique », p. 220 et « De la perversion du signe égyptien », pp. 41-42 ; bässler, Die Umkehrung der Ekphrasis, pp. 17-18.

349 brunon, « Signe, figure, langage », pp. 29, 42 et 45. 350 balaVoine, « Le modèle hiéroglyphique », pp. 219-220.

351 kleCker, « Des signes muets aux emblèmes chanteurs », pp. 42-43, 46-47 ; Gabriele, « Visualizzazione mnemonica », pp. 402 et 406 souligne également les parallèles entre les Emblemata et les Hieroglyphica. 352 drysdall, « The Hieroglyphics at Bologna », pp. 225-247, en

parti-culier pp. 234-236 ; russell, « Emblems and Hieroglyphics », p. 230. Voir aussi, GiehloW, Die Hieroglyphenkunde, pp. 138-159, en particu-lier, pp. 146-147. Voir aussi introduction p. 3.

des Antiquités milanaises, par des renvois directs à l’œuvre d’Horapollon.353 Il ne nie pas non plus une parenté formelle et une ambition commune de refléter la pensée par l’image :354

verba significant, res significantur. tametsi et res quandoque etiam signi-ficent, ut hieroglyphica apud Horum et Chaeremonem, cuius argumenti et nos carmine libellum composuimus, cui titulus est Emblemata.355

Dans sa préface à la traduction latine des Hieroglyphica d’Ho-rapollon, Filippo Fasanini écrit que de cette œuvre peuvent être tirés des motifs propres à être incrustés sur des épées, des an-neaux, des tables, des miroirs, des lits ou des vases d’argent. Ainsi se reflètent les mêmes préoccupations pratiques et orne-mentales que dans la lettre d’Alciat à Calvo.356 Les Emblèmes et les Hieroglyphica sont certes étroitement liés, naissent et pros-pèrent pratiquement à la même époque, se fécondant mutuelle-ment, mais il ne faudrait toutefois pas surévaluer l’importance des Hieroglyphica comme source textuelle des emblèmes.357

353 Voir Embl. 15 Vigilantia et custodia (p. 153 note 59) ; 34 Ἀνέχου καὶ ἀπέχου (p. 216 note 217).

354 balaVoine, « Sens et contresens », p. 57 met cependant bien en évidence la différence entre le langage pseudo-hiéroglyphique, où « chaque des-sin vaut un mot et l’association matérielle de deux objets un rapport de détermination ou de subordination » et le langage emblématique, où « d’une situation, d’une histoire, d’une particularité de forme ou de mœurs, on tire une leçon sans que le signe en soit pour autant épuisé. » 355 alCiatus, De verborum significatione, p. 97 « Les mots signifient, les

choses sont signifiées, bien que quelquefois aussi les choses signifient, comme les hiéroglyphes chez Horus et Chérémon, un sujet sur lequel j’ai, moi aussi, composé un petit livre en vers, intitulé Emblèmes. » Pour un commentaire de ce passage, voir drysdall, « The Hieroglyphics at Bologna », pp. 235-236.

356 balaVoine, « Sens et contresens », p. 53 ; kleCker, « Des signes muets aux emblèmes chanteurs », p. 42.

357 Voir rolet, « Le grand œuvre d’Alciat », p. 3, qui engage également à la prudence face au texte horapollinien très fautif de l’édition aldine à laquelle avait accès Alciat.