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3. Définition de l’emblème

3.2. Le rapport d’Alciat à l’image

Ces réflexions théoriques sur la structure tripartite de l’emblème, les relations entre ses composantes et leur fonction respective pour la compréhension et l’interprétation du message dans son 154 daly, Companion, p. 3.

155 Voir les conclusions de TunG, « Alciato’s Practices », pp. 238-240. 156 balaVoine, « Sens et contresens », pp. 55-56 ; laurens, Emblèmes, p. 11. 157 Gabriele, « Visualizzazione mnemonica », pp. 402-403.

ensemble s’appliquent rétrospectivement aux emblèmes en tant que genre littéraire fondé. Ces relations et ces fonctions étaient-elles véritablement pensées en tant que tétaient-elles par celui qui est surnommé le pater et princeps159 de l’emblème ? Dans quelle mesure a-t-il décidé d’insérer des illustrations ? Les a-t-il choi-sies ? Quelle importance leur accorde-t-il ? Les débuts obscurs du recueil et les doutes sur l’implication effective d’Alciat dans le travail d’édition empêchent de trancher ces questions de fa-çon indiscutable. Dans toute sa correspondance, jamais Alciat ne mentionne les gravures qui accompagnent ses épigrammes. Au fond, aucun document écrit univoque ne permet de prou-ver qu’il ait, dès l’origine, conçu l’emblème comme l’association d’un texte et d’une image dans un livre imprimé. Que faut-il en déduire ? En effet, sans les picturae, les emblèmes ne seraient que de simples épigrammes, comme tant d’autres humanistes en ont composées.

Deux points de vue s’affrontent pour déterminer le rapport d’Alciat aux images. C. Balavoine estime qu’Alciat n’attache que peu d’importance aux illustrations de ses emblèmes.160 Pour étayer ce raisonnement, elle argumente que la première édition est parue à son insu et qu’il n’a donc pu participer à la réalisa-tion des gravures.161 Dès l’édition de Chrétien Wechel, il corrige les erreurs du texte sans se préoccuper des picturae erronées. Lorsqu’il fait publier lui-même ses œuvres complètes à Bâle, en 1547, et à Lyon, en 1548, il n’ajoute pas la moindre gravure aux

Emblemata. Lorsqu’il écrit à son ami Boniface Amerbach sur

cette édition, il déplore la suppression des index des passages 159 Cette expression initiée par Bohuslaus Balbinus en 1687, reprise par SChöne, Emblematik, p. 24, est devenue un locus communis et a contribué à orienter toute la recherche sur l’emblème vers la tentative de reconstituer les « intentions de l’auteur » sur les différents aspects de l’Emblematum liber, notamment la question des illustrations. Voir sCholz, « The 1531 Augsburg Edition », pp. 249-252.

160 balaVoine, « Sens et contresens », pp. 50-51.

161 Voir la synthèse de SCholz, « The 1531 Augsburg Edition », pp. 230-235. L’éditeur H. Steyner affirme d’ailleurs avoir lui-même pris l’initia-tive d’ajouter des illustrations, voir ci-dessus pp. 16-17.

d’auteurs antiques cités dans ses Emblèmes, sans s’offusquer de l’absence de gravures.162 Selon C. Balavoine, ce mépris pour les

illustrations caractériserait les humanistes. En tant que lettrés, ils répugnent à introduire des images qui aident des lecteurs moins instruits à la compréhension. Dans les débuts de l’im-primerie, les éditions illustrées sont destinées à un public plus large et les images accompagnent généralement des textes en langue vernaculaire. Alciat s’adresse à des lettrés, comme en témoignent le choix du latin et les innombrables références aux auteurs antiques grecs et latins. Il faut supposer que le souci de toucher un plus vaste public, en adjoignant les illustrations, préoccupe avant tout les éditeurs.163

Faut-il dès lors conclure qu’Alciat dédaigne les images ? Dans de telles conditions, l’emblème, dans sa forme canonique, résul-terait d’une trahison envers les intentions de l’auteur. Au pré-sumé mépris d’un humaniste pour l’image, s’opposent plusieurs témoignages conduisant à une position plus nuancée.164 Si ce dernier désapprouvait complètement les gravures, n’aurait-il pas reproché l’ajout des illustrations, lorsqu’il déplore les im-perfections de l’édition princeps de H. Steyner,165 et aurait-il accepté l’édition illustrée de C. Wechel quelques années plus tard ? Alciat exprime, dans une lettre à Boniface Amerbach, son souhait de voir paraître une édition illustrée de l’Histoire

Naturelle de Pline l’Ancien. Les gravures sur bois d’animaux

et de plantes ainsi que de cartes géographiques permettraient « non seulement d’enseigner la nature des choses, ce qu’a fait Pline, mais aussi de faire comprendre tout ce qu’il faut com-prendre, même aux gens peu instruits. »166 Dans sa jeunesse, 162 alCiatus, Le lettere, n° 147.

163 balaVoine, « Sens et contresens », pp. 51-53.

164 laurens, Emblèmes, pp. 28-30 et L’abeille, pp. 547-548. Voir aussi kleCker, « Des signes muets aux emblèmes chanteurs », pp. 32-33. 165 Voir introduction pp. 18-19.

166 alCiatus, Le lettere, n° 42,68-75 esset profecto istud non tantum

rerum naturam, quod Plinius fecit, docere, sed coram omnia etiam imperitis agnoscenda proponere.

il avait composé le recueil des Antiquitates Mediolanenses où, en plus des inscriptions relevées sur les stèles, il avait lui-même copié ou fait copier par son ami peintre Bernardino Zenale des reliefs symboliques qui ont influencé bon nombre d’em-blèmes.167 Or, il renonce avec regret d’en donner une édition, faute de pouvoir y adjoindre les illustrations qui auraient trop renchéri le coût de l’ouvrage et retardé sa parution.168 Dans sa lettre à Francesco Calvo, qui marque le début du « genre » de l’emblème, il se propose de fournir aux artistes, à travers son recueil d’emblèmes, des motifs décoratifs pour façonner des écussons propres à décorer les chapeaux. Enfin, n’oublions pas le lien originel entre les épigrammes antiques et les représenta-tions figurées, statues, peintures, tombeaux et gemmes.169 Or, parmi les subscriptiones imitées d’épigrammes de l’Anthologie

grecque, Alciat semble avoir préféré les épigrammes

ecphras-tiques.170 Ces quelques exemples contribuent à souligner que l’humaniste milanais reconnaît parfaitement l’utilité de l’image, bien loin d’afficher le moindre dédain envers elle, de sorte que

167 Voir introduction pp. 98-99. 168 alCiatus, Le lettere, n° 5,57-63.

169 laurens, L’abeille, p. 61. Le lien entre la poésie et l’art se poursuit dans l’Antiquité tardive, notamment avec des œuvres comme les

Titu-li de Prudence, des quatrains d’hexamètres dactyTitu-liques décrivant des

scènes bibliques et proablablement destinés à figurer au-dessous de peintures ou de mosaïques (préexistantes ou non, réelles ou fictives ?). Notons que d’aucuns ont émis l’hypothèse que ces poèmes étaient des-tinés à suggérer aux artistes des motifs décoratifs (voir par exemple mannelli G., « La personalità prudenziana nel Dittochaeon » dans

Miscellanea di Studi di Lett. Cristiana Antica 1, 1947, p. 82, puis

Charlet J.-L., « Prudence lecteur de Paulin de Nole. À propos du 23ème quatrain du Dittochaeon » dans Revue des études

augusti-niennes et patristiques 21, 1975, pp. 61-62 ; smolak K., « Ut pictura

poesis ? Symmikta zum so genannten Dittochaeon des Prudentius »

dans Text und Bild. Tagungsbeiträge, Zimmerl-Panagl V., Weber D. éd., Vienne, 2010, pp. 187-188), ce qui n’est pas sans rappeler les in-tentions exprimées par Alciat, quant aux finalités de ses Emblèmes (voir ci-dessus pp. 19-20 note 77 et pp. 26-28).

« l’ajout des picturae par l’imprimeur apparaît moins comme une trahison que comme un développement logique. »171

Il ne faut sans doute pas aller jusqu’à prétendre qu’Alciat a four-ni un manuscrit illustré aux presses d’Heinrich Steyner.172 La qualité des illustrations laisse perplexe, non seulement leur fac-ture relativement grossière,173 mais aussi leur contenu iconogra-phique et leur conformité avec le texte des épigrammes. L’étude récente de M. Tung évalue les différentes séries de gravures et constate que les picturae de l’édition de H. Steyner ne sont tou-tefois pas plus fautives que celles des éditions ultérieures, pa-rues avec la soi-disant autorisation de l’auteur et se montrent parfois même plus fidèles au texte.174 Dans le débat relatif au mépris des images d’André Alciat, la préface de l’imprimeur augsbourgeois a souvent été citée. Ce dernier signifie explicite-ment qu’il a pris l’initiative d’ajouter les gravures afin d’illustrer et de rendre plus clair le sens des poèmes d’Alciat. Il s’excuse auprès du lecteur de la piètre qualité de leur exécution, mais en précisant son intention louable de limiter le coût :

haud merito, candide lector, nostram desiderabis diligentiam in his tabellis quae huic operi adiectae sunt : elegantiores namque picturas et authoris gravissimi authoritas et libelli dignitas merebantur, quod quidem fatemur […]. utilissimum itaque nobis visum est, si notulis quibusdam obiter rudioribus gravissimi authoris intentionem signifi-caremus, quod docti haec per se colligent, hocque ipso tibi gratificari voluimus, si magnas delitias parvo tibi compararemus. bene vale, nos-tramque operam boni consule.175

171 laurens, Emblèmes, pp. 28-30 et L’abeille, pp. 547-548. 172 Green, Andrea Alciati, p. 65 ; homann, Studien, pp. 35-37.

173 kleCker, « Des signes muets aux emblèmes chanteurs », p. 33 suggère que les représentations très schématiques pourraient tout aussi bien dé-couler des intentions de l’auteur et des utilisations pratiques qu’il envi-sage (modèles pour les artistes).

174 tunG, « Seeing is Belivin », pp. 383-384, 386-387 ; kleCker, « Des signes muets aux emblèmes chanteurs », p. 34-35. Voir ci-dessous pp. 47-48. 175 alCiatus, Emblematum liber 1531, p. 2 « C’est sans raison, cher

lec-teur, que tu déplorerais notre zèle à propos des gravures ajoutées à cet ouvrage : en effet, l’autorité de l’auteur jouissant du plus grand crédit

L’éditeur semble donc assumer la responsabilité des illustrations. L’auteur en était-il informé ? La dédicace à Conrad Peutinger sert d’argument décisif et amène F. W. G. Leeman à conclure que « l’implication d’Alciat à l’édition d’Augsbourg était peut-être plus importante qu’on ne l’a cru jusque-là. »176 Il a d’ailleurs tenté sans succès de faire parvenir une liste d’errata à H. Steyner, par l’intermédiaire du fils de Conrad Peutinger. H. Homann va jusqu’à supposer qu’Alciat, non seulement aurait suggéré l’ajout de gravures à ses épigrammes, mais aurait aussi fourni, lorsque le texte des épigrammes était susceptible de contenir des ambiguï-tés ou lorsqu’il présumait l’ignorance des artistes, des références littéraires et même des esquisses de sa propre main.177

Les études plus récentes tentent de concilier les deux positions opposées sur la relation d’Alciat à l’image.178 Alciat n’aurait pas conçu l’emblème, dès l’origine, comme un genre littéraire en tant que tel, fondé sur l’association d’une épigramme et d’une et la dignité du livre auraient mérité, je l’avoue, des illustrations plus élégantes […]. Aussi, m’a-t-il semblé très utile, par ces quelques des-sins, de révéler en passant aux lecteurs plus ignorants les intentions de l’auteur que les doctes comprendront par eux-mêmes. Nous voulons ainsi te faire plaisir en te procurant de grandes délices à prix modique. Porte-toi bien et fais bon accueil à notre ouvrage. » À propos de la traduction de cette préface, kleCker, « Des signes muets aux emblèmes chanteurs », p. 33 affirme que rudioribus n’est pas un datif désignant les lecteurs incultes, mais un ablatif qui se rapporte à notulis, terme inhabituel pour désigner les illustrations, mais proche des tacitis notis du poème dédicatoire d’Alciat à C. Peutinger. Cette similitude lui sug-gère qu’Alciat a peut-être collaboré à la rédaction de cet avant-propos. Nous préférons toutefois la traduction plus consensuelle de rudioribus par le datif désignant les lecteurs plus ignorants, opposés aux docti qui « comprennent par eux-mêmes ».

176 leeman, Alciatus’ Emblemata, p. 27, cité par laurens, Emblèmes, p. 32 et bässler, Die Umkehrung der Ekphrasis, p. 27. Voir aussi la synthèse critique de SCholz, « The 1531 Augsburg Edition », pp. 235-240. 177 homann, Studien, pp. 35-37 et synthèse critique de SCholz, « The

1531 Augsburg Edition », pp. 226-229.

178 sPiCa, Symbolique humaniste, pp. 325-330, en particulier p. 327-328. Voir aussi bässler, Die Umkehrung der Ekphrasis, pp. 28-29.

image, mais la publication de l’Emblematum liber en 1531, où les subscriptiones sont accompagnées d’images, probablement ajoutées par l’éditeur, a stimulé la floraison des livres d’em-blèmes durant les XVIème et XVIIème siècles et l’engouement des lecteurs pour ce nouveau genre littéraire. Or, le présumé père de l’emblème n’a probablement jamais songé à créer un genre, mais simplement à composer un recueil d’épigrammes. Alciat a peut-être inventé le nom de emblema, mais pour lui, il « a une valeur de nom propre plutôt que de nom commun ».179 Ce n’est que plus tard, au fil des éditions et presque à son insu, qu’est né l’emblème en tant que genre littéraire. Ainsi, les « théories » et les « définitions » de l’emblème ont été appliquées rétrospec-tivement, après que l’emblème est devenu un genre littéraire à part entière. Alciat ressemble à ces pères qui ignorent leur pa-ternité : la papa-ternité de l’emblème lui a été attribuée, parce que d’autres l’ont interprété de cette façon à partir des éditions qui présentaient l’emblème en trois parties distinctes.

3.3. Les relations entre texte et image au fil des éditions