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4. Les Emblèmes à la croisée de plusieurs genres

4.9. L’influence de la numismatique et de

Le goût pour les hiéroglyphes et le symbolisme a sans doute suscité l’intérêt des humanistes pour les revers des pièces de monnaie antiques qui souvent portent des représentations my-thologiques ou allégoriques.370 Au début du XVIème siècle, la numismatique n’en est encore qu’à ses balbutiements en tant que science.371 Pourtant, il semble qu’il y ait des relations réci-proques entre les premiers recueils numismatiques du XVIème

siècle et les livres d’emblèmes, à commencer par le premier du genre celui d’André Alciat.

367 sulzer, « Zu einer Geschichte der Emblemtheorien », p. 40. 368 laurens, Les Emblèmes, p. 11.

369 daly, Literature, p. 29 ; Chatelain, Livres d’Emblèmes et de Devises, pp. 39-41.

370 Cunnally, Images of illustrious, p. 105.

371 Voir Cunnally, Images of illustrious, ainsi que rolet, « D’étranges objets hiéroglyphiques », pp. 814-816.

Dans la préface adressée à Conrad Peutinger, Alciat lui sou-haite de recevoir de l’empereur Maximilien Ier des pièces de monnaie antiques.372 Lui-même paraît s’y être intéressé de près. En effet, comme beaucoup d’autres humanistes, il aurait col-lectionné des monnaies romaines et a écrit deux traités sur les poids et mesures : le Liber de ponderibus et mensuris, qui traite des diverses dénominations des monnaies grecques et romaines et le De re nummaria antiquorum ad recenta tempora

redac-ta, qui compare la valeur des monnaies antiques à celle des

pièces modernes. Deux de ses anciens élèves, Constanzo Landi (1521-1564) et Antonio Agustin (1517-1586), publièrent des ouvrages importants dans la science numismatique, sans doute stimulés par leur professeur qui préconisait, pour interpréter les anciennes lois romaines, de se référer à des sources aussi bien littéraires qu’épigraphiques ou archéologiques.373 Le second, dans le Dialogos de medallas de 1587, compare les revers de monnaie avec les imprese de P. Giovio, dresse un catalogue sys-tématique des différentes figures allégoriques rencontrées sur ces monnaies et donne leur signification. Son approche, axée sur la symbolique, ressemble à celle de son ancien maître dans l’Emblematum liber. Les livres d’emblèmes et de numismatique contemporains partagent souvent les mêmes éditeurs et impri-meurs, comme G. Rouille à Lyon et C. Plantin à Anvers.374 In-versement, le recueil des Illustrium imagines d’Andrea Fulvio, publié en 1517, soit quatorze ans avant l’Emblematum liber, pourrait aussi avoir influencé André Alciat et surtout ses édi-teurs pour créer la forme canonique donnée, dès les éditions lyonnaises, aux livres d’emblèmes. En effet,l’imprimeur pré-sente au sommet de chaque page un portrait de profil d’un il-lustre personnage, surtout des empereurs romains, semblable à ceux des pièces de monnaie, surmonté d’une inscription qui

372 alCiatus, Emblemata, p. 1 at tibi supremus pretiosa nomismata

Caes-ar,/et veterum eximias donet habere manus.

373 Cunnally, Images of illustrious, p. 120, 187-188 et 198-199. 374 Cunnally, Images of illustrious, p. 120.

permet de l’identifier et suivi, dans l’espace en dessous, d’une courte notice biographique ou explicative qui met l’accent sur ses défauts ou ses qualités morales.375 Il commence son recueil par un portrait de Janus à deux têtes auquel il joint une inter-prétation très proche de l’emblème 18 Prudentes376 d’André Al-ciat que nous n’avons toutefois pas retenu dans notre sélection. Il assimile le Janus à deux têtes au rex prudentissimus « capable de connaître le passé et de prévoir le futur »,377 tandis qu’Alciat présente le Janus bifrons, comme le symbole de l’homme pru-dent, parce qu’il « sait parfaitement ce qui s’est déjà passé et ce qui adviendra ».378 D’autres emblèmes pourraient s’inspirer éga-lement du revers de pièces de monnaie antiques : l’emblème 39

Concordia avec la poignée de main (coniunctae dextrae) ;

l’em-blème 40 Concordia insuperabilis avec Géryon ;379 l’emblème 119 Virtuti fortuna comes avec le caducée flanqué de deux cornes d’abondance ;380 l’emblème 144 Princeps subditorum

incolumitatem procurans381 avec le dauphin enroulé autour de l’ancre, qui constitue aussi la marque typographique d’Alde Manuce ; l’emblème 151 Respublica liberata avec deux glaives surmontés d’un pileus où Alciat mentionne explicitement dans la subscriptio une pièce de monnaie frappée par Brutus et ses collègues, après l’assassinat de César382 et la décrit :

haec ducibus Brutis cusa moneta fuit. / ensiculi in primis, queis pileus insuper adstat […].383

375 Cunnally, Images of illustrious, pp. 52-69. 376 alCiatus, Emblemata, p. 84.

377 FulVio, Illustrium imagines, Rome, 1517, p. 5 deo biceps dictus quod

rex prudentissimus extiterit : ut qui praeterita cognosceret et futura

prospiceret. Voir à ce sujet Cunnally, Images of illustrious, p. 115.

378 alCiatus, Emblemata, p. 84 Jane bifrons, qui iam transacta futuraque

calles […].

379 rolet, « D’étranges objets hiéroglyphiques », pp. 829-832 met en re-lation cet emblème avec une monnaie frappée par l’empereur gaulois Postumus (260-269 ap. J.-C.).

380 Pour ces trois emblèmes voir, alCiatus, Emblemata, pp. 210, 213 et 507. 381 Le seul qui soit abordé dans notre commentaire pp. 571-579.

382 rolet, « D’étranges objets hiéroglyphiques », pp. 838-839. 383 alCiatus, Emblemata, pp. 641-642.

Dans les éditions de Lyon et d’Anvers, la gravure représente d’ailleurs une pièce de monnaie, au centre de la vignette. Les

subscriptiones des autres emblèmes mentionnés ici ne se réfèrent

pas forcément à l’origine « monétaire » du motif, et c’est donc davantage la gravure qui fait ressortir la parenté avec les pièces de monnaie. De fait, les influences réciproques entre l’embléma-tique et la numismal’embléma-tique se ressentiront beaucoup plus forte-ment chez les successeurs d’André Alciat, comme par exemple Johannes Sambucus et ses Emblemata cum aliquot nummis

antiqui operis.384

4.9.2. L’épigraphie

Le panorama des différentes sources du Livre d’emblèmes ne saurait se conclure sans une mention spéciale de l’apport des ins-criptions dont P. Laurens et F. Vuilleumier ont mis en évidence l’importance dans la genèse des Emblemata.385 Dans sa jeunesse, André Alciat s’intéresse, au cours de ses recherches sur l’histoire de sa patrie, aux inscriptions de Milan et de sa région. Il com-pose un recueil, resté inédit, conservé par plusieurs manuscrits, en trois rédactions successives. La date de 1508 semble corres-pondre à la conception de l’œuvre et à la constitution de son noyau originel. En 1520, Alciat fait part à son ami Francesco Calvo de son souhait de publier ses Antiquitates Mediolanenses, projet qui ne se concrétisa jamais.386 L’ouvrage se compose, dans sa version finale, celle du manuscrit de Dresde, sans doute l’exemplaire de travail d’Alciat, des inscriptions de l’urbs de Mi-lan, suivies de celles de l’ager. Tandis que sur une première page figure le dessin du monument antique, représentant très souvent la figure et l’inscription, sur l’autre page suit le commentaire à la fois épigraphique – provenance, localisation, matériau, état de conservation, forme des lettres, lecture des litterae, observations 384 Cunnally, Images of illustrious, pp. 106-111.

385 laurens, Vuilleumier, « Le recueil des inscriptions milanaises », pp. 218-237.

386 laurens, Vuilleumier, « Le recueil des inscriptions milanaises », pp. 222-224.

philologiques sur l’orthographe ou sur l’usage, numismatique et enfin institutions romaines, magistratures, noms de famille – et iconographique, où Alciat s’essaie déjà à une lecture allégo-rique des symboles funéraires dans la veine des Hieroglyphica d’Horapollon, ouvrage cité à plusieurs reprises. Les interprétations symboliques de certains monuments rencontrent des échos dans plusieurs emblèmes, notamment le symbole des manus iunctae dans les emblèmes 9 Fidei symbolum, 39 Concordia et 191 In

fidem uxoriam.387 Plusieurs sujets d’emblèmes sont évoqués dans le recueil des Antiquités milanaises, comme le lion associé au coq, symbole de Vigilantia et custodia, parce qu’il dort les yeux ouverts, dans l’emblème 15, ou le taureau, symbole de modéra-tion et de tempérance, dans l’emblème 34 Sustine et abstine.388

L’exemple qui sans doute illustre le mieux les liens qui unissent les Emblèmes à cette œuvre de jeunesse concerne un monument élevé en l’honneur d’un membre de la famille de Pline, dont le fronton est orné d’un aigle aux ailes déployées. Alciat considère que l’oiseau est le signe de la noblesse.389 Dans le commentaire de ce tombeau, il cite sa propre traduction de l’épigramme d’Anti-pater, publiée en 1529 dans le recueil de J. Cornarius et devenue l’emblème 33 Signa fortium.390