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Les relations spatiales dynamiques

2. La spatialité et ses expressions linguistiques

2.5. Une typologie du mouvement

2.5.1. Les relations spatiales dynamiques

Selon Talmy, il y a surtout deux types de langues par rapport à l'encodage de l'information spatiale : les langues comme le français et d'autres langues romanes qui encodent la Trajectoire d'un mouvement dans le verbe, dénommées langues à cadrage verbal (désormais langue V), et les langues comme l'anglais et notamment les langues germaniques comme le suédois, qui encodent la Trajectoire dans le satellite, appelées langues à satellite (désormais langue S) (Talmy, 2000b:117). La division typologique repose sur le noyau schématique du mouvement, c'est-à-dire la direction, qui est une composante inhérente dans le déplacement (cf. Svorou, 1994:25). Les co-événements sont exprimés d'une façon obligatoire dans les langues S, car lexicalisés dans le verbe, alors qu'ils sont facultatifs dans les langues V. Par conséquent, la Manière est plus souvent encodée dans les langues S que dans les langues V (cf. Slobin, 2003:162ff). Apparemment, il y a dans les langues S une place ouverte du verbe pour la Manière, ce qui facilite l’utilisation et l’évolution dans ce domaine. Par conséquent, Slobin propose de diviser les langues en un continuum typologique concernant l'expression de la Manière (cline of manner salience, 2004:250), allant des langues ne l'encodant que rarement, aux langues dans lesquelles la Manière est fusionnée dans la sémantique du verbe principal (cf. 1996a, 2004). Dans ces premières, on n'encode la manière que lorsqu'elle est mise en avant dans la situation (foregrounding), par exemple dans des situations non-canoniques (cf. Lemmens & Slobin, 2008), alors que dans ces dernières, elle est lexicalisée dans le verbe de mouvement. Lorsqu'un objet se trouve dans une position non-canonique, c'est-à-dire que sa fonction est mise hors jeu, ou l'objet n'a plus son orientation inhérente, et la situation peut être décrite comme inattendue et anormale, le néerlandais, l'anglais et le français ont tendance à vouloir exprimer cette non-canonicité linguistiquement (cf. Lemmens & Slobin, 2008), malgré leurs appartenances aux différentes typologies. En ce qui concerne l'expression de la position debout, il s'avère qu'elle est beaucoup moins précisée en français qu'en suédois (cf. Jakobsson, 1999; Kortteinen, 2000, 2005), ce qui s'explique d'une part par le fait que cette position est sous-entendue en français, alors qu'elle est linguistiquement explicite en suédois. En suédois, cette information sera précisée même si elle porte sur la localisation de la personne (Jakobsson, 1999), ce qui n'est pas le cas en français, où elle est rendue par une copule ou une autre construction générale sans précision positionnelle (Kortteinen, 2000). Les résultats de ces auteurs correspondent bien à la typologie du français, à savoir une langue V, qui exprime la Manière de la localisation dans un satellite d'une façon

non-obligatoire (Talmy, 2000). Cependant, si le contexte est marqué et la position porte un certain sens à la situation, elle sera exprimée également en français (idem), ce que nous allons voir dans l'analyse de nos données dans la deuxième partie.

Les événements qui sont encodés en dehors de la construction verbale peuvent être considérés comme saillants, selon Talmy (2000b:128ff), voire inattendus. Regardons l'exemple suivant (extrait de Talmy, 2000b:128) pour illustrer ces propos.

(2.22) I went by plane to Hawaii last month.

« Je suis allé en avion à Hawaii le mois dernier. »

Le co-événement by plane qui indique la Manière du mouvement est encodé dans un satellite. Il attire par conséquent plus d'attention dans cette langue S, que s'il était encodé de la façon suivante :

(2.23) I flew to Hawaii last month.

« J'ai volé à Hawai le mois dernier. »

Dans le verbe fly, la Manière du déplacement est lexicalisée dans le verbe de mouvement et ne reçoit pas un appui informationnel, mais elle fait partie de l'information de l'arrière-plan. Les concepts (comme les composantes des événements de mouvement) en arrière-plan de l'attention ont tendance à être lexicalisés et sont ainsi plus accessibles pour l'expression linguistique. En revanche, si les concepts sont placés au premier plan, ils sont souvent exprimés par des composantes qui se trouvent en dehors de la construction verbale (cf. Talmy, 2000b:128ff). Donc, pour les langues S, qui encodent souvent la Manière du mouvement dans la racine verbale, l'information de celle-ci n'est pas saillante pour les locuteurs des ces langues, mais plutôt normale et inévitable, alors que si les francophones, locuteurs d'une langue V, veulent exprimer la Manière d'un mouvement, elle doit obligatoirement être encodée dans un satellite comme le syntagme prépositionnel ci-dessous :

(2.24) Il est parti en avion à Hawaii le mois dernier.

La mise en satellite de la Manière souligne l'information sur celle-ci, et le fait est que la Manière, n'étant pas lexicalisée dans le verbe, est exprimée moins souvent dans les langues V. Les langues S sont donc prêtes à inclure une information supplémentaire sous forme

d'arrière-plan, portée dans le verbe (cf. Talmy, 2000b:131). Les langues V sont par conséquent moins inclinées à exprimer cette information, car elle demande une structure plus lourde de la phrase. En conclusion, l’utilisation en soi d’un verbe de manière de mouvement ne rend pas la Manière saillante, puisqu’elle est plus ou moins incluse et attendue pour les locuteurs d'une langue S. Pour eux, il serait plutôt anormal de ne pas mentionner la manière dont un mouvement a été réalisé (cf. Slobin, 1997:456ff). Dans une langue V, en revanche, un événement de mouvement est encodé par un verbe neutre et la Manière du mouvement est sous-entendue, ce qui donnerait à penser que les langues V dépendent davantage du contexte (ibid). En effet, la composante de la Manière peut être exprimée ailleurs dans la phrase par des éléments autres que le verbe ou le satellite (cf. Slobin, 2004:232). Selon Kopecka (2004, 2006), le français est un hybride typologique (cf. 2006:97ff), contenant des propriétés d'une langue V, ainsi que d'une langue S. L'auteur propose un continuum typologique, qui établirait une typologie de modèles ou de stratégies d'encodage, qui prendrait en compte la complexité linguistique qui peut exister au sein d'une même langue. Ce raisonnement autour de l'hybride typologique approche la proposition de Fortis & Vittrant (2011) que certaines langues ont un cadrage multiple, avec plusieurs endroits possibles où encoder l'information spatiale.

Selon Slobin (2005a), les traducteurs traduisant à partir d'une langue V vers une langue S rajoutent des précisions sur la Manière du mouvement, alors que Tegelberg (2000) estime que la valeur stylistique n'est que rarement rendue dans la traduction française (langue V) d'un texte source suédois (langue S). Un affaiblissement sémantique a lieu, et l'expression verbale en français devient souvent plus abstraite. L'auteure argumente que dans la version française, nous retrouverons plutôt des descriptions de l'environnement. Cet argument est confirmé par Slobin (2005a:118), qui présume que les descriptions dans une traduction en langue V contiendra davantage de déductions sur la Manière dont une Figure se meut, faute de moyens linguistiques de l'exprimer d'une façon simple et courte, et que les descriptions de l'environnement ainsi que des humeurs des protagonistes aident à faire ces déductions. Cela laisse entendre que la traduction des verbes de position suédois en français ferait l'objet d'une réduction de précision sur la Manière dont se trouve une personne ou un objet. Des études sur la traduction littéraire des verbes de position statiques suédois (Kortteinen, 2005) et néerlandais (Miceli, 2004, cité dans Lemmens, 2005:230) ont montré que seulement environ 30% des expressions référant à la position d'un être humain sont traduites en français. Les configurations contenant une Figure inanimée encodées par un verbe de position en suédois sont rendues en français sans précision sur l'orientation dans 84% des cas (Kortteinen, 2005), ce qui semble conforme à la typologie de cette langue. Le souci d'un traducteur est

évidemment avant tout de rendre le texte idiomatique et convenable à la structure de la langue cible. Or, chaque traducteur se laisse sans doute influencer par la langue source, et dans l'étude de Kortteinen (idem), il existe 3781 occurrences des trois verbes de position statiques dans les textes originaux suédois, alors que dans les textes traduits du français vers le suédois, seulement 2368 occurrences sont trouvées, c'est-à-dire 62%. Par conséquent, un certain manque d'idiomaticité est possible à soupçonner dans ces textes, à cause d'une influence de la langue source.

La typologie de Talmy est destinée à caractériser les modèles de lexicalisation, et elle fournit une compréhension importante des jeux de structures qui définissent chaque langue. Matsumoto (2003), visant à reformuler la typologie de Talmy, propose une autre dénomination des entités sémantiques d'une situation spatiale. Selon l'auteur, toute information spatiale se trouvant dans la tête de la phrase, fait catégoriser la langue en question comme head-framed (cadrage de tête) (2003:408). Le remplacement du terme verbe par head se motive par la possible présence de verbe dans le satellite dans certaines langues. Ainsi, une certaine confusion est évitée. Slobin résoud ce dernier problème en proposant le terme

equipollent languages (2004:228) pour les langues qui encodent les différents éléments

linguistiques dans une construction à verbe sériel dont aucun n'est subordonné à l'autre. Fortis & Vittrant préfèrent parler d'une construction de type équipollent, car il est probable que ces langues aient également des constructions non-équipollentes (2011:78). Tout ce qui se trouve dans la head de la phrase est considéré comme telle, selon Matsumoto (2003:408). Pour notre étude, le terme verbe est maintenu, et nous en entendons le verbe conjugué, considéré comme le pivot dans une analyse grammaticale de la phrase. Les formes verbales se trouvant ailleurs dans l'énoncé sont analysées comme des satellites. En ce qui concerne les langues indoeuropéennes, auxquelles nous avons affaire dans la présente thèse, cette division reste pratique et pertinente. Dans la partie nonhead, à côté des entités linguistiques faisant partie des satellites, Matsumoto inclut les adpositions ainsi que les désinences casuelles (2003:408), contrairement à la théorie de Talmy (2000b:107). Ainsi, toute information spatiale, sous quelle forme qu'elle ait, peut être incluse dans le terme nonhead. Or, cela voudrait dire que l'usage des verbes à particule préfixés feraient basculer le suédois à la typologie head-framed, comme le verbe nerlägga « vers le bas coucher » dans l'exemple (2.12), page 40 ci-dessus, alors que, selon Talmy, même les particules préfixées sont des satellites (2000b:103). Et, par conséquent, en suivant la reformulation typologique de Matsumoto, le suédois appartiendrait de nouveau à la typologie nonhead-framed lorsque la particule est séparée du verbe et placée dans la suite de la phrase locative, comme dans l'exemple (2.11) avec le verbe lägga ner « coucher vers le

bas ». Ainsi, le terme satellite nous semble plus approprié à appliquer concernant le suédois, car il est indépendant du placement de l'entité sémantique dans l'énoncé, mais est pris en compte à partir de son sémantisme et sa relation proche avec le verbe principal. Selon Imbert et al. (2011), le satellite constitue une catégorie graduée, dont les membres prototypiques dépendent très clairement du verbe (2011:105). Les autres membres de cette catégorie se trouvent sur une échelle de graduation, où les satellites non-grammaticalisés sont à l'opposé des satellites qui sont grammaticalisés jusqu'à la lexicalisation et la fusion dans l'élément verbal (idem). Parmi ces derniers se trouvent les verbes préfixés français, comme revenir,

apposer, dont le préfixe ne compte plus parmi les satellites, mais comme une partie

sémantique intégrale du verbe principale (cf. Kopecka, 2004, 2006). Il en va de même pour les verbes à particule préfixée lexicalisés suédois, comme le verbe uppstå (« survenir; surgir; ressusciter », composé de la particule upp « vers le haut » et le verbe de position statique stå « être debout »). Ces préfixes et particules sont par conséquent « désatellisés » (idem). Selon Imbert et al (2011:104), le satellite est considéré comme une supercatégorie fonctionelle, en incluant les éléments linguistiques proposés par Talmy, mais aussi les adpositions. En ce qui concerne la Trajectoire, cette notion peut également être portée par les syntagmes nominaux (Fortis & Vittrant, 2011:77). Nous souscrivons à cette définition du satellite, dans laquelle nous incluons non seulement les particules et les participes verbaux, mais aussi les syntagmes prépositionnels et adverbiaux, ainsi que les syntagmes nominaux. Ces entités peuvent donc non seulement exprimer la Trajectoire, mais également la Manière, comme nous l'avons suggéré à propos de l'exemple (2.21) ci-dessus. Ainsi, par analogie à l'idée de Slobin (2004), selon laquelle tous les éléments linguistiques exprimant la Manière du mouvement doivent être pris en compte dans une étude sur les expressions d'une situation de mouvement, nous comptabilisons toutes les entités linguistiques qui expriment la Manière d'une situation de localisation.

Cependant, la typologie en elle-même ne peut être responsable des structures de discours, puisque l’utilisation d’une langue est définie par davantage d’aspects que les modèles de lexicalisation, selon Slobin (2003:219). Slobin constate (1997:463 ; 2004) que les langues S, par rapport aux langues V, ont davantage de prépositions par verbe, davantage d’éléments qui expriment la direction dans un seul mouvement, davantage d’expressions de la Manière de mouvement et moins de descriptions des environs de la situation spatiale. Comme les langues S donnent globalement plus d’importance à la Manière, Slobin propose une autre typologie que Talmy pour les langues V et les langues S. Il estime qu’on devrait établir une échelle de toutes les langues, sur laquelle elles seraient placées à partir de la moindre

utilisation de la Manière jusqu’à son utilisation la plus fréquente. Il s'agirait d'un genre de continuum de Manière (2003a:228 ; 2004:250). Ragnarsdóttir et Strömqvist (2004:138) ont fait une étude sur l'encodage du temps, de l’espace et de la manière en islandais et en suédois. Ils semblent être d’accord sur ce continuum et proposent de placer les deux langues scandinaves, par rapport à l’anglais, de la façon suivante :

islandais > suédois > anglais

L’interprétation qu’ils en donnent est que les locuteurs islandais emploieraient davantage de verbes de mouvement exprimant la Manière, les Suédois un peu moins, et les anglophones encore moins. Cela ne contredit pas le fait que les langues scandinaves font partie des langues S, et Ragnarsdóttir et Strömqvist soutiennent que (2004:113) le suédois et l’islandais, comme beaucoup d’autres langues S, offrent une large variété d’options lexicales pour exprimer la Manière de mouvement, mais qu’elles sont plus restreintes quant à la syntaxe. Cependant, le suédois emploie moins d'éléments exprimant explicitement le Fond, car il a recours à des particules encodant la Trajectoire (idem). L'exemple suivant tiré de nos données illustrera cet usage.

(2.25) Hon ställde ner en kaffekopp. DP004-SLMADK006 elle mettre debout.PRÉT vers le bas un café-tasse

« Elle a déposé une tasse à café. »

L'endroit où la tasse est posée doit être déduit par le contexte, car seule la Trajectoire est exprimée par la particule ner « vers le bas ».