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Les composantes sémantiques d'un événement spatial

2. La spatialité et ses expressions linguistiques

2.3. Les composantes sémantiques d'un événement spatial

Tous les objets du monde se trouvent dans un endroit plus grand que l'objet lui-même. Si nous donnions toute l'information explicitement concernant la localisation d'un objet, allant du local au cosmique, la langue serait énervante et redondante. Par exemple, si nous racontions que le livre se trouve sur la table dans la bibliothèque à Poitiers en France sur terre dans la Voie lactée..., notre interlocuteur nous trouverait bien ridicule et ennuyeuse. Il existe donc un niveau basique quant au nombre d'informations qui est inclus lorsque l'on parle des relations spatiales. Ce niveau est relatif à la situation, qui va déterminer l'information requise pour préciser l'emplacement d'un objet (Svorou, 1994:7ff). Ce niveau basique des descriptions de localisation contient différents détails, plus ou moins spécifiés selon les langues. En outre, une sorte d'asymétrie se manifeste lors de la localisation d'un objet, c'est-à-dire que le percepteur comprend les objets d'une manière asymétrique par rapport à leur entourage. L'objet localisé est asymétrique par rapport à l'endroit où il se trouve quant à la taille, le contenu, le support, l'orientation, l'ordre, la direction, la distance ou une combinaison de ces caractéristiques (cf. Svorou, 1994:8). Talmy (1985, 2000) estime que l'objet localisé (la Figure, voir ci-dessous) est plus saillant que l'endroit où il se trouve (le Fond), ce qui se reflète dans la structure grammaticale de la phrase locative. L'objet le plus saillant (la Figure) est souvent encodé dans la langue en position grammaticale de sujet, alors que l'objet référent (le Fond), souvent plus grand et plus stable, agit en point d'ancrage.

Dans l'exemple (2.3) ci-dessous tiré de notre corpus, le point d'ancrage est la table, plus grand que l'objet référent (la Figure), qui est le stylo. Ce dernier tient la place de sujet grammatical, de par le pronom relatif som « qui », alors que le Fond constitue un complément circonstanciel de lieu, exprimé par la phrase prépositionnelle på ett träbord « sur une table en bois ».

(2.3) FIGURE FOND

En penna som ligger ett träbord. SP015-SLMADM012 un stylo qui être couché.PRÉS sur une bois-table

« Un stylo qui se trouve sur une table en bois. »

Ainsi, la langue traduit grammaticalement l'asymétrie entre la Figure et le Fond. Or, il existe aussi des relations spatiales symétriques, où l'encodage d'un objet ou de l'autre en tant que Figure ou Fond dépend de la focalisation du percepteur (Landau & Jackendoff, 1993, cités dans Kopecka, 2004:24). Les exemples suivants, venant de Landau & Jackendoff (1993:224) illustrent cette configuration : The star is in the circle « L'étoile est dans le cercle » vs The

circle is around the star « Le cercle est autour de l'étoile ». Les Figures et les Fonds peuvent

changer de place dans ces phrases, sans que cela soit choquant, le choix dépendant de la perspective de l'énonciateur. Pour l'exemple du stylo ci-dessus, un changement de place de la Figure et le Fond paraîtrait étrange (la table est sous le stylo), ce qui montre que ces relations n'ont rien de simple, et qu'elles dépendent de la perception visuelle ainsi que de l'habitude culturelle prédominante de sélectionner certains objets comme saillants.

Comme indiqué ci-dessus, selon la terminologie de Talmy (1983, 2000), l'objet se trouvant quelque part est appelé Figure et l'endroit de son emplacement est désigné Ground. Ces termes ont leurs équivalents chez différents auteurs, dont Jackendoff (1983) qui les appelle theme et reference object, Langacker (1987) qui les nomme trajector et landmark, et Vandeloise (1986) qui les dénomme cible et site. Comme les termes de Talmy ont gagné du terrain ces dernières années, nous avons choisi d'utiliser leurs traductions françaises les plus courantes dans la littérature, à savoir Figure et Fond (notamment Kopecka, 2004 ; Hickmann & Hendriks, 2006). Talmy définit La Figure et le Fond de la façon suivante (2000a:312) :

The Figure is a moving or conceptually movable entity whose site, path, or orientation is conceived as a variable, the particular value of which is the relevant issue.

The Ground is a reference entity, one that has a stationary setting relative to a reference frame, with respect to which the Figure's site, path, or orientation is characterized4.

4 La Figure est une entité qui se meut ou qui est conceptuellement possible à être mû, dont le site, la trajectoire ou l'orientation est conçu comme une variable, dont la valeur particulière est le sujet important.

Le Fond est une entité de référence, qui est stationnaire par rapport à un cadre de référence, et par rapport à laquelle le site, la trajectoire ou l'orientation de la Figure est determiné. (notre traduction)

La relation entre ces deux entités ainsi que leurs caractéristiques peuvent être décrites ainsi (cf. Talmy, 2000a:183) :

– la Figure a des variables spatiales qui sont à définir, alors que le Fond, l'objet référence, a des particularités spatiales connues.

– la Figure est plus mobile, alors que le Fond se trouve quelque part d'une manière plus permanente.

– la Figure doit être plus petite que le Fond.

– la Figure est représentée comme plus simple au niveau géométrique, alors que le Fond est plus complexe.

– La Figure est plus saillante, une fois entrée dans la perception, alors que le Fond se trouve dans l'arrière-plan.

– La Figure est plus récente que le Fond, qui se trouve dans la situation en question, ou dans la mémoire, depuis plus longtemps.

– La Figure dépend du Fond, car elle n'est définie que par rapport à celui-ci.

Ces deux entités jouent le rôle principal dans ce que Talmy appelle les événements de mouvement, qui schématisent la relation spatiale entre la Figure et le Fond5. Un événement de mouvement (motion event) consiste en un objet (la Figure) qui se meut ou qui est localisé par rapport à un autre objet (le Fond). Dans un événement de mouvement, ces composants coopèrent avec le chemin suivi (Trajectoire) ou l’endroit occupé (Site) par la Figure par rapport au Fond, et le Déplacement / la Localisation, qui relate la présence du mouvement / de la localisation en soi dans l'événement, également appelé le centre schématique. Dans la présente thèse, nous n'emploierons pas le terme français de Site pour la relation spatiale entre la Figure et le Fond. Cette relation est souvent exprimée en français et en suédois (les langues actuelles de cette étude) par une préposition, et nous nommerons celle-ci tout simplement « la relation spatiale ». Elle ne fait pas partie de la portée principale de notre étude, et ne sera pas analysée dans le détail. L’événement de mouvement décrit ci-dessus peut être associé à un Co-événement (Co-event) externe qui la plupart du temps porte la relation de la Manière (Manner) ou de la Causativité (Cause) (Talmy, 2000b:25ff). La Manière incarne l'orientation de la Figure pour une situation statique de localisation, et le mode de déplacement pour une

5 Un événement est défini comme la conceptualisation d'une catégorie (espace, temps ou autre domaine qualitatif), perçue par l'être humain. Une entité comprise comme un événement peut également être conceptualisée comme ayant une certaine structure interne ainsi qu'un certain degré de complexité structurale (Talmy, 2000b:215).

situation dynamique, alors que la Causativité exprime le pourquoi de la localisation / le déplacement. Les exemples ci-dessous tirés de l'ouvrage de Talmy (2000b:26) éclairera cette terminologie.

FIGURE DÉPLACEMENT+MANIÈRE TRAJECTOIRE FOND

(2.4) The pencil rolled off the table.

crayon.DÉF rouler.PRÉT hors de là table.DÉF

FIGURE DÉPLACEMENT+CAUSE TRAJECTOIRE FOND

(2.5) The pencil blew off the table.

crayon.DÉF souffler.PRÉT hors de là table.DÉF

FIGURE LOCALISATION+MANIÈRE RELATIONSPATIALE FOND

(2.6) The pencil lay on the table.

crayon.DÉF être couché.PRÉT sur table.DÉF

FIGURE LOCALISATION+CAUSE RELATIONSPATIALE FOND

(2.7) The pencil stuck on the table.

crayon.DÉF être collé.PRÉT sur table.DÉF

Dans le verbe roll « rouler », exemple (2.4), le mouvement du crayon est exprimé ainsi que la manière dont celui-ci bouge. Les événements sont fusionnés dans le sémantisme d'un seul verbe (conflation). La particule off signifie la direction du mouvement, qui est « hors de là ». Dans la phrase suivante, (2.5), le verbe blow « souffler » incarne non seulement le mouvement, mais aussi la cause du mouvement, à savoir le souffle. Encore une fois, la particule off encode la Trajectoire. Dans les exemples suivants, il s'agit des situations statiques, et dans la première phrase, (2.6), le verbe lay (lie.PRÉT) « être couché.PRÉT » réunit le fait d'être localisé, mais aussi de quelle manière, en l'occurrence couché. La préposition on « sur » encode la relation de soutien entre la Figure et le Fond. La dernière phrase, (2.7), montre un verbe qui désigne le fait de se trouver quelque part, mais aussi la cause de cette localisation, à savoir quelqu'un a collé le crayon sur la table. Transféré à notre étude, nous chercherons à rendre compte de l'expression de ces Co-événements dans les événements spatiaux statiques et dynamiques, en nous concentrant sur la Manière, incarnée par les verbes de position en suédois. Or, la Trajectoire attirera également notre intérêt, mais nous avons décidé de souscrire à la définition par Fortis et ses collègues (2011:34)6:

6 Cette définition est adoptée dans le programme de recherche Typologie de la Trajectoire – Complexité et

1) une ligne ou ensemble de points avec un certain contour (droite, courbe, sinueuse...) et une certaine orientation (horizontale, verticale...), bornés ou non ;

2) différents repères (source, espace médian, but) ordonnés à différentes phases du déplacement (initiale, médian, finale), que ces phases correspondent au déroulement réel du déplacement ou reflètent un ordre orienté imposé par l'esprit à une scène ou un événement (le

fil électrique longe le mur) /.../ ;

3) ligne ou ensemble de points qui sont situés par rapport à un point de vue, i.e un centre déictique ou point d'ancrage choisi par le locuteur.

Cette définition apporte des précisions au terme de Trajectoire qui nous semblent pertinentes pour nos travaux. Par exemple, l'adverbe uppe « en haut », qui est l'adverbe locatif équivalent à l'adverbe directionnel upp « vers le haut », peut avec la définition du numéro 3) ci-dessus être inclus dans les Trajectoires, alors qu'aucun mouvement n'est présent. Le point d'ancrage du locuteur sera d'en bas et tout ce qui est localisé au-dessus de lui sera qualifié par uppe. Cette interprétation est étayée par le constat de Grinevald (2011:43), selon laquelle la Trajectoire est une notion spatiale qui n'est pas forcément liée au mouvement, car cette notion se retrouve également dans des constructions basiques locatives (CLB, voir ci-dessous) dans certaines langues (idem:64), dont le suédois. Le point d'ancrage du locuteur constitue un point de départ à partir duquel il fait un calcul mental du chemin à parcourir jusqu'à la localisation en question (idem:56). A l'aide de cette définition, plus incluante et plus précise que celle de Talmy, nous pourrons comptabiliser ce type d'informations parmi les expressions spatiales, sans avoir à inventer un terme qui couvre ces instances.

Dans les exemples (2.4) à (2.7) ci-dessus, tous en anglais, la relation spatiale entre la Figure et le Fond (nommé Site avec le terme de Talmy), est exprimée au moyen des prépositions. Les prépositions sont souvent très polysèmes dans beaucoup de langues (cf. notamment Vandeloise, 1986; Bowerman, 1996b; Bowerman & Choi, 2001; Hickmann & Hendriks, 2006:105) et expriment une quantité élevée de relations différentes. Dépendant de la langue, cette relation peut aussi être traduite par une autre adposition, une marque casuelle, des adverbes locatifs / spatiaux ou des Noms de Localisation Interne (cf. Kopecka, 2004:28ff). Ces derniers sont des noms de phénomènes naturels et/ou des parties du corps qui métaphoriquement incarnent les relations spatiales, et qui par le biais de la grammaticalisation deviennent des prépositions (cf. Svorou, 1994:64ff), par exemple kù:y « tête », qui en combinaison avec une préposition très générale veut dire « dessus » dans le car, une langue austronésienne (Braine, 1970:126, cité dans Svorou, 1994:66).

L'utilisation des prépositions pour exprimer la relation spatiale ou la Trajectoire est une stratégie très répandue, surtout dans les langues indo-européennes. Les exemples suivants en français et en suédois illustrent ce cas.

FIGURE LOCALISATION RELATIONSPATIALE FOND

(2.8) Le livre est sur la table.

Boken ligger bordet.

livre.DÉF. être couché.PRÉS sur table.DÉF

FIGURE DÉPLACEMENT TRAJECTOIRE FOND

(2.9) Le facteur arrive à la maison.

Brevbäraren kommer till huset.

facteur.DÉF arriver.PRÉS à maison.DÉF

Dans ces situations spatiales, statique (2.8) et dynamique (2.9), les prépositions se correspondent parfaitement. Or, ce n'est pas toujours le cas, fait qui a donné lieu au modèle de Talmy sur les typologies des langues relatives à l'expression des relations spatiales (1983, 2000a, 2000b), dont nous allons rendre compte dans la section suivante. Mais d'abord, nous allons examiner, à l'aide de Talmy (idem), mais aussi de Slobin (1996a, 1998, 2004) et de Hickmann & Hendriks (2006), la réalisation morphosyntaxique des concepts sémantiques spatiaux.