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L'état final et les interlangues

4. L'acquisition des langues

4.2. Acquisition d'une langue seconde

4.2.3. L'état final et les interlangues

Lorsqu'un enfant apprend sa langue maternelle, l'état initial est le même pour tous les enfants, et l'état final de chaque enfant se ressemble dans la mesure où il devient un locuteur à part entière de sa communauté linguistique (handicaps et SLI (specific language impairment) mis à part). L'état initial chez l'apprenant L2 dépend d'une multitude de facteurs, notamment l'âge, le milieu social, la motivation et l'attitude envers la langue à apprendre, ainsi que la biographie langagière, c'est-à-dire si l'apprenant a déjà appris une langue étrangère. Sa langue maternelle influence également l'acquisition, d'une part au niveau structurel, d'autre part au niveau conceptuel (cf. Jarvis & Pavlenko, 2010). En outre, l'état final est très variable d'un apprenant L2 à un autre (cf. Bartning, 1997b) et très peu d'apprenants arrivent à un niveau très avancé, voire quasi-natif. Selon Cook, les objectifs ne peuvent pas et ne doivent pas être les mêmes entre un apprenant L1 et un apprenant L2, et la question de la recherche sur les langues secondes et leur acquisition se trouvent plutôt dans la diversité existante parmi les apprenants L2 et leurs compétences (2002:6). Ainsi, la définition de l'état final est problématique, et dorénavant, nous parlerons des interlangues, c'est-à-dire les différents niveaux de compétence par lesquels les apprenants passent, et qui constituent des systèmes linguistiques autonomes avec ses propres régularités (cf. Selinker, 1972). Ellis en donne la définition suivante : « a transitional system reflecting the learner's current L2 knowledge » (Ellis, 1994:16). Ces systèmes sont des lectes d'apprenant, partant de la variété de base, où la structure linguistique consiste en des nominalisations sans marques morphosyntaxiques, parfois avec des extensions adjectivales et adverbiales, ainsi que des verbes non-conjugués (Perdue, 1993 ; Klein & Perdue, 1997)33. Cette variété est caractérisée par le fait qu'elle permet à l'apprenant d'« être minimalement autonome en langue étrangère » (Perdue, 1993:12). Ce niveau de compétence acquis, des chemins individuels sont constatés chez les apprenants L2, dépendant de la langue cible en question. Ainsi, les catégories grammaticales spécifiques sont en cours d'acquisition, et les apprenants commettent davantage d'erreurs, sans doute par l'influence de la L1 (cf. Perdue, 1993). Pour cette thèse, les niveaux de base ne nous intéressent pas, mais plutôt les niveaux intermédiaires et avancés, acquis par des personnes ayant suivi une formation guidée. Il n'est pas sûr que ces personnes soient passées par la variété de base, car les formes flexionnelles y sont apprises et mises en oeuvre très tôt (Bartning, 1997a:15). Toutefois, il s'avère que l'ordre d'acquisition de certains phénomènes morphosyntaxiques reste le même indépendamment de l'accès à une formation guidée ou non,

33 Des variétés prébasiques existent avec moins d'éléments linguistiques présents dans le discours, mais la variété de base est celle qui a reçu le plus d'attention.

ainsi que de l'ordre d'enseignement (cf. Pienemann, 1998, 2003, 2005 ; Pienemann & Håkansson, 1999 ; Bartning & Schlyter, 2004). Selon Klein (1989:191ff), la « règle critique » consiste en un stade d'acquisition, où l'apprenant est prêt à intégrer une certaine règle ou un certain phénomène, qui avant ce stade ne lui est même pas perceptible. Pourtant, il est difficile de juger de l'acquisition aboutie d'un phénomène (cf. Viberg, 1985:76), car les critères de définition d'un mot appris restent floues. La production d'une forme du mot n'est pas suffisante selon cet auteur. En revanche, une sur-utilisation et/ou un usage dans des paraphrases de la forme en question garantissent l'implantation de celle-ci dans le vocabulaire (ibid). Certains chercheurs considèrent le mot comme établi lorsque 90% de l'utilisation est correcte (cf. Ellis, 1994:14ff). En ce qui concerne notre étude, les verbes de localisation et de placement seront énoncés une multitude de fois grâce à la méthode d'élicitation, garantissant leur usage établi chez l'apprenant, et montrant le taux d'utilisation correcte. Nous avons divisé les informateurs de l'étude en deux groupes de compétence linguistique, selon les profils d'apprenants de Bartning (1997a) et Schlyter (2004). Le premier groupe, appelé intermédiaire, se situe entre le niveau intermédiaire et le niveau avancé bas de Bartning & Schlyter (2004:295ff). Les intermédiaires ont un langage systématique et régulier, mais assez simple, avec des surextensions et des régularisations le rendant moins idiomatique. Certaines formes verbales sont encore non-conjuguées, mais ce phénomène reste exceptionnel. Les phrases subordonnées sont utilisées, surtout les causales, temporelles, relatives, complétives et interrogatives. Dans le niveau avancé bas, on trouve également le conditionnel et le plus-que-parfait, ainsi que des structures syntaxiques multipropositionnelles, mais les formes ne sont pas toujours correctes. Les négations sont pour la plupart du temps conformes à la langue cible et bien placées (ibid). La compétence du deuxième groupe couvre les traits décrits pour les niveaux avancés intermédiaires et très avancés. Ceux-ci incluent tous les traits déjà cités, ainsi que les suivants : les conjugaisons verbales sont utilisées d'une façon conforme, mais certains accords d'adjectifs restent sensibles. Les conjonctions sont maîtrisées et les participes présents sont utilisés dans le discours. Celui-ci contient un degré élevé d'ellipses et des phrases qui montre la capacité de jongler entre plusieurs niveaux d'information dans un même énoncé (ibid). Cependant, certaines erreurs morphologiques sont identiques entre les différents groupes de compétence (Bartning, 2012:179). Ces traits langagiers sont les points de départ pour diviser nos informateurs en groupes de compétence. Nous avons pu constater que ces deux niveaux correspondent aux niveaux B1-B2 pour le niveau intermédiaire et

C1-C2 pour le niveau avancé, selon le Cadre européen commun de référence élaborée par le Conseil de l'Europe (2000)34.

Un des objectifs de cette thèse est également de mettre en évidence la compétence discursive divergeante entre les deux niveaux, ainsi qu'entre les groupes d'apprenants et les locuteurs natifs (cf. Lambert, 1997). La structure informationnelle et l'organisation du discours sont des domaines clés lors de l'étude des niveaux de compétence avancés. Les événements lexicalisés ainsi que leur présentation révèlent le modèle d'organisation discursive des apprenants, qui a tendance à rester proche de celui de la langue maternelle (Bartning, 2012:174). Afin de statuer sur les interlangues, il faut du matériau de comparaison, à savoir un corpus contenant a) la façon dont la situation est exprimée dans la langue maternelle de l'apprenant; b) la façon dont l'apprenant exprime la situation en interlangue; et c) la façon dont la situation est exprimée par les locuteurs natifs de la L2 en question (Selinker, 1972:214). En comparant des structures spécifiques dans la L1 et la L2, on établit le principe basique pour les recherches dans l'approche des interlangues. Dans ce cadre théorique, non seulement l'apprentissage explicite des marqueurs morphologiques est observé, mais aussi l'intériorisation des connaissances subtiles et abstraites incluant le niveau conceptuel (cf. Klein & Perdue, 1997). Notre étude expérimentale nous fournira toutes ces données, à partir desquelles nous pourrons établir une définition des interlangues respectives de nos informateurs concernant le domaine lexical étudié. Même si l'apprenant a une grande compétence grammaticale, les connaissances conceptuelles ne sont pas toujours exprimées, par exemple concernant les verbes de position en suédois. Ainsi, nous comptons enrichir la connaissance des interlangues des apprenants L2 du suédois.

4.2.4. Le transfert

Dans les interlangues, il existe bien évidemment des traces dans la production de la L2 (ou de la langue cible) des langues précédemment apprises, appelées langues sources. Ces traces ont reçu plusieurs dénominations à travers des années et des théories linguistiques, par exemple interférence (Weinreich, 1953:1), transfert (notamment Selinker, 1972), marques transcodiques (cf. Lüdi & Py, 1986:142) et effets translinguistiques (cf. Kellerman & Sharwood Smith, 1986, cités dans Jarvis & Pavlenko, 2010:3). Nous suivons Jarvis & Pavlenko (2010) en adoptant les termes transfert et effet translinguistique comme étant des termes interchangeables et neutres au niveau théorique pour le phénomène qui traduit

l'influence chez une personne de la connaissance d'une langue sur une autre. Ces effets peuvent prendre plusieurs formes, les plus étudiées étant les transferts formels et les transferts sémantiques. Les premiers sont des erreurs morphophonologiques, incluant notamment l'usage d'un faux cognat, des emprunts non-intentionnels d'une langue à une autre (alternance codique inconsciente) ou l'invention d'un nouveau mot en mêlant deux ou plusieurs mots de langues différentes (cf. Jarvis & Pavlenko, 2010:75). Les transferts sémantiques impliquent l'usage d'un mot de la langue cible portant le sens élargi du mot correspondant dans la langue source35, ou le calque du sens d'un mot composé dans la langue source (ibid). Ces deux types de transferts sont parfois difficiles à distinguer et ils se suivent souvent. Les transferts formels sont utilisés par l'apprenant si celui-ci juge la langue cible et la langue source comme formellement proche (idem:77), c'est-à-dire qu'il les trouve typologiquement semblable (cf. Kellerman, 1979, 1983). Les transferts sémantiques sont employés sous toutes les circonstances. Il semblerait que les apprenants considèrent deux langues comme formellement éloignées jusqu'à ce que le contraire soit prouvé (par leur expérience), alors qu'ils estiment que les langues se ressemblent sémantiquement, prouvé ou non (Jarvis & Pavlenko, 2010:78). Les emprunts sémantiques se font surtout à partir des langues que l'apprenant maîtrise bien, souvent sa langue maternelle. Par conséquent, le facteur décisif d'un transfert est le niveau de socialisation de l'apprenant dans la langue source (idem:81). Le choix du mot à transférer se base souvent sur des préférences dans la L1, qui se montrent grammaticalement correctes, mais moins idiomatiques en L2 (idem:89). Selon Kellerman (1979), ce sont surtout les traits non-marqués dans la langue maternelle (fréquents, sémantiquement courants, syntaxiquement productifs) qui sont transférés, alors que les mots et structures spécifiques à la langue source ne constituent pas une base transférable. En outre, lorsqu'un mot est polysémique, seul le sens nucléaire est utilisé pour un transfert, car il est non-marqué et concret (ibid). Les effets translinguistiques n'induisent pas toujours en erreur, mais peuvent donner lieu à des sous- ou des suremplois généraux de certaines structures de la langue cible (Jarvis & Pavlenko, 2010:11). Certains transferts relèvent du domaine conceptuel, à savoir l'influence de la langue source sur la verbalisation des pensées en langue cible. Il s'agit des catégories conceptuelles influencées par celles apprises dans une autre langue. Ce type de transfert va au-delà des concepts lexicaux et grammaticaux, en incluant les modèles de conceptualisation et de pensée, visibles dans l'encodage linguistique et dans l'organisation informationelle du discours (idem:115). Le transfert conceptuel amène toujours un transfert sémantique, tandis que le

35 Un exemple de la vraie vie consiste en l'énoncé suivant : regarde, il y a un oiseau assis dans l'arbre !, où nous avons transféré l'usage élargi et locatif du verbe de position sitta , qui en suédois encode la localisation statique des oiseaux.

contraire n'est pas forcément vrai (idem:76). Dans notre champ d'étude, à savoir la spatialité, il existe une différence conceptuelle entre les façons de l'encoder en français et en suédois respectivement. Ainsi, nous pouvons nous attendre à des transferts conceptuels de la part des informateurs apprenant le suédois L2 (cf. Jarvis & Pavlenko, 2010:143ff). Ce type d'effets translinguistiques n'existe bien évidemment pas chez l'apprenant L1, alors que l'apprenant adulte garde et laisse transparaître des traces de sa langue maternelle même à un niveau très avancé (cf. Klein,1989:260).