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4. L'acquisition des langues

4.1. Acquisition d'une langue première

4.1.2. Apprendre les mots spatiaux d'une langue

4.1.2.2. Produire des mots spatiaux

Après avoir remarqué la manière dont les adultes utilisent les mots spatiaux, l'enfant doit passer au prochain stade : la production. Pour cela, il lui faut certaines connaissances de ce qui est important : les caractéristiques (dans le cas des verbes de position : les paramètres sémantiques) qui sont essentielles dans chaque situation (cf. Bowerman, 1996a:168). Levelt (1989:104ff) présume qu'un enfant apprenant sa langue maternelle réalise que la langue l'incite à prêter particulièrement attention à certains traits perceptuels et conceptuels lorsqu'il encode un message. Cette vue se rapproche de celle de Slobin et sa théorie sur le thinking for

speaking (Slobin, 1987, 1991, 1996, 2003), déjà expliquée ci-dessus (chapitre 2.5), qui en bref

suggère que pour encoder un message, les entités facilement accessibles dans la langue en question sont celles qui sont utilisées par le locuteur. Cela voudrait dire qu'un concept qui dans une langue est lexicalisé dans un seul mot et prêt à l'emploi peut dans une autre langue exiger plusieurs mots, voire des phrases entières pour être rendu. L'exemple type dans notre étude est celui des événements de mouvement, qui dans une langue S (Talmy, 2000) comme le suédois sont encodés par un verbe contenant d'une part l'information du mouvement et d'autre part l'information de la manière dont le mouvement est réalisé, alors que la direction du mouvement est encodée dans un satellite. L'exemple hon springer över gatan donne en français, une langue V, « elle traverse la rue en courant », où le mouvement ainsi que la direction du mouvement sont encodés dans le verbe, alors que la Manière est précisée dans une expression gérondive non-obligatoire (voir chapitre 2.5 pour une explication plus détaillée). Selon Mandler (1992:599), un concept sera acquis plut tôt par les enfants s'il est exprimé par un seul morphème plutôt que par plusieurs morphèmes ou mots. Il semblerait donc y avoir plusieurs facteurs qui influencent l'acquisition, entre autres les distinctions sémantiques inhérentes aux verbes ainsi qu'entre le verbe et autres formes non-verbaux (adpositions, marques casuelles, etc) qui expriment une information spatiale importante (Slobin et al, 2010, cité dans Gullberg & Narasimhan, 2010:241).

Les jeunes enfants francophones dans l'étude de Hickmann (2006) remarquent et se rappellent la Manière comme la Trajectoire, mais ils ne les expriment pas en même temps ; s'ils les encodent, ils les répartissent sur plusieurs énoncés, ou bien ils focalisent sur un des aspects du mouvement. Les adultes francophones concentrent également leur attention sur la Trajectoire, mais ils savent exprimer la Manière en même temps pour certains types d'événement. En revanche, les adultes anglophones encodent systématiquement les deux informations, alors que les jeunes enfants anglophones commencent par encoder la Trajectoire (comme les enfants francophones), avant de combiner ces deux informations à chaque fois

(idem:301). En conclusion, les enfants locuteurs d'une langue S donnent plus d'importance à la Manière, mais non moins à la Trajectoire. Lorsqu'ils n'expriment qu'une information, ils ressemblent aux enfants francophones, en choisissant la Trajectoire. Un parallèle intéressant peut se faire entre le résultat de cette étude et celle de Gullberg & Narasimhan (2010), où il s'avère que les enfants néerlandophones (langue S) incarne tout d'abord (autour de trois ans) la Trajectoire dans leur gestes, lorsqu'ils parlent des événements de placement, alors que les adultes incorporent l'information sur la Trajectoire ainsi que sur la forme (la Manière) de l'objet à déplacer. Cela souligne l'argument de Svorou (1994:24ff) que les entités qui bougent sont le centre d'attention dans notre input perceptuel, et par conséquent le focus de nos énoncés. Et comme la directionalité est inhérente dans le mouvement, il est logique que ce soit la direction que les apprenants expriment en premier. Selon Mandler (1996:376), les premiers verbes appris par les enfants décrivent sans exception des directions et non pas des états. Les verbes statiques sont par conséquent acquis en deuxième lieu. En analogie avec ces résultats, l'étude de Gopnik et Metzoff (1986, citée dans Svorou, 1994:118ff), met en évidence que les entités linguistiques, qui en anglais ont un usage statique ainsi que dynamique (« up, down, there, in, out »), sont utilisées par les jeunes enfants d'abord dans des situations qui incluent un mouvement. En suédois, il existe des particules qui portent la même signification (upp « vers le haut », ner « vers le bas », dit « par là » in « vers l'intérieur », ut « vers l'extérieur »), mais elles ne peuvent être appliquées que lorsqu'il s'agit d'un mouvement, car elles expriment la direction et sont combinées avec un verbe de mouvement (voir chapitre 1.6.9 sur les verbes de position dynamiques et les particules directionnelles)28. Ces particules sont acquises très tôt, souvent avant l'âge de 2 ans (cf. Håkansson, 1998:41 ; Plunkett & Strömqvist, 1992:475 ; Strömqvist et al., 1998:85). Ce sont donc les résultats des facteurs spécifiques à la langue qui influencent la manière dont les jeunes apprenants s'imaginent le mouvement (Hickmann, 2006:302ff), mais aussi une universalité au niveau de la perception de notre environnement. Naigles & Hoff-Ginsberg (1998:97) argumentent que les verbes de mouvement (tout comme les verbes de localisation et de placement de notre étude) seront acquis plus tard que les noms, parce que ces premiers contiennent plusieurs informations (la Manière pour les langues S, la Trajectoire pour les langues V).

Apprendre le système spatial d'une langue relève d'un véritable défi, vu la complexité sémantique (pour le suédois, surtout au niveau du prédicat, cf. chapitre 3 ci-dessus), la fréquence de l'utilisation des expressions et les facteurs pragmatiques qui s'y mêlent. Comme

28 Ces particules ont leurs équivalents formels statiques : upp « vers le haut » - uppe « en haut », ner « vers le bas » - nere « en bas », dit « vers là-bas » - där « là-bas », in « vers l'intérieur » - inne « à l'intérieur, dedans », ut « vers l'extérieur » - ute « à l'extérieur, dehors », etc.

il est peu probable que les enfants unissent les concepts non-linguistiques déjà existants avec les entités linguistiques, il faut postuler qu'ils émettent plusieurs hypothèses concernant le sens d'un mot avant de trouver le bon. Les catégories sémantiques étant mises en place déjà pré-linguistiquement chez l'enfant, lorsqu'il entame la compréhension, la généralisation d'un mot d'une manière spécifique à la langue se fait précocement (Bowerman, 2007:190ff). Or, au départ, l'enfant apprend les mots dans des situations très précises et limitées, ce qui donne l'impression qu'il maîtrise le mot en question. C'est seulement plus tard qu'il unit les mots dans les domaines sémantiques. Prenons les verbes de placement étudiés dans cette thèse comme exemple (lägga, sätta, ställa « mettre, poser »), qui appartiennent au domaine de placement. A partir du moment où l'enfant les réunit dans le même domaine sémantique, ces verbes font concurrence les uns aux autres, et l'enfant pourrait se tromper dans le choix de verbe, lors d'une situation de placement (cf. Bowerman, 1978a, 2005). Gentner (1975) émet une hypothèse de complexité, où l'enfant apprend d'abord les verbes avec une sémantique moins complexe, c'est-à-dire avec moins de traits sémantiques. Dans son étude, qui concerne des verbes comme take « prendre », give « donner », buy « acheter » et sell « vendre », les enfants en-dessous de cinq ans interprètent buy « acheter » comme give « donner » et sell « vendre » comme take « prendre ». Pour les verbes de position en suédois, très fréquents et d'une utilité immédiate, les traits sémantiques sont complexes, et pour les verbes dynamiques, ayant des traits plus nombreux et plus complexes, il n'existe pas d'autres verbes qui pourraient les remplacer. Par conséquent, l'hypothèse présentée par Gentner semble difficilement applicable à ces verbes. En outre, dans son étude, la comparaison d'acquisition se fait entre verbes très fréquents, appartenant à la vie quotidienne des enfants, à savoir take et give, et des verbes moins présents dans la vie de tous les jours des jeunes enfants, comme buy et sell. Les verbes de position suédois, statiques comme dynamiques, nous l'avons vu, appartiennent aux verbes les plus fréquents, et sont utilisés très régulièrement dans le quotidien des locuteurs suédois. Ainsi, nous allons prêter une grande attention, dans le chapitre présentant nos résultats, aux stratégies d'utilisation employées par les enfants suédophones.

Selon la théorie des prototypes, présentée sous 3.4 ci-dessus, l'entité prototypique de la catégorie linguistique est apprise en premier lieu par les apprenants, qu'elle soit centrale pour l'utilisation ou pas (cf. Rosch, 1973:114). Si sa place est centrale, c'est-à-dire qu'elle est la plus fréquemment utilisée et dont les attributs englobent une grande partie des autres membres de la catégorie, elle sera plus facile à apprendre. Cependant, même lorsque le prototype est un membre périphérique de la catégorie, elle a tendance à être acquis en premier (idem). Employée pour les verbes de position, cette théorie ferait valoir l'idée que les utilisations

prototypiques seraient apprises en premier lieu, suivies par les usages concrets et localisateurs, idée également avancée par Toivonen (1997). Kleiber aussi prétend que les membres prototypiques sont appris en premier par les enfants (1990:58). Lieven & Tomasello (2008:168) proposent que les jeunes enfants apprennent la langue à partir des événements d'usage (usage events), où l'énoncé spécifique dans un contexte spécifique constitue la base à partir de laquelle les représentations linguistiques de plus en plus complexes et abstraites sont construites. Concernant les verbes de position, cette base correspond très probablement aux significations prototypiques, étant à l'origine des élargissements d'abord concrets, ensuite abstraits. Le sens localisateur concret des verbes étant appris premièrement, leur ressemblance familiale des prototypes semble s'imposer (cf. Bowerman, 1980:283ff). Encore une fois, cela voudrait dire que les utilisations élargies concrètes des verbes de position, comme une bouteille « debout » sur une table (flaskan står på bordet), ou une chaise « couchée » par terre (stolen ligger på golvet), avec les paramètres sémantiques respectifs présents et remplis, sont plus faciles à apprendre que l'emploi métaphorique du genre klockan står « l'horloge s'est arrêtée », ou vi ligger illa till « nous sommes mal en point ». Les sens élargis ainsi que les expressions idiomatiques commencent à être compris après 6 ans (cf. Bernicot & Bert-Erboul, 2009:86), surtout s'ils sont familiers et transparents. Notre champ d'étude ne nous permet pas de vérifier l'acquisition des expressions métaphoriques contenant des verbes de position, mais nous voudrions argumenter que cela est le cas également pour les utilisations plus abstraites de ces verbes. Nous en ferons un sujet d'étude dans le futur.

Selon Bowerman (1978a, 2005), les enfants semblent préférer des domaines d'utilisation limités pour chaque verbe à un usage généralisé d'un verbe avec une application plus globale (lorsqu'un tel verbe est accessible). Ces verbes (general purpose verbs) sont souvent les plus fréquents et acquis parmi les premiers chez les enfants (cf. Goldberg et al, 2004). Cela laisserait penser que les enfants suédois préféreraient utiliser les verbes de position statiques (ligga, sitta, stå) à un verbe existentiel (vara « être », finnas « y avoir ») dans une expression d'emplacement. Cependant, selon les données CHILDES (cf. MacWhinney, 1991), relatées ci-dessous, les verbes existentiels peuvent agir en verbe passe-partout, lorsque l'enfant n'a pas encore bien établi les paramètres sémantiques pour les verbes de position (Toivonen, 1997:18). Dans le cas des verbes dynamiques, le verbe de placement global n'existe pas, et les enfants sont obligés de faire un choix entre les trois verbes de position (lägga, sätta, ställa).

Selon Tomasello (2003a:72ff), les enfants apprennent le sens des mots d'une part en faisant des contrastes lexicaux (pourquoi, dans cette situation, ce mot et pas l'autre est-il

utilisé ? Qu'est-ce qui différencie les situations ?) (cf. également Clark, 1987:2ff), d'autre part en regardant le contexte linguistique, surtout lorsqu'il s'agit d'un verbe. Les jeunes apprenants essaient de mettre côte à côte les représentations conceptuelles structurantes pour pouvoir comparer et identifier les ressemblances et les dissemblances (cf. Bowerman, 2005:235ff). Transféré aux verbes de position, on pourrait dire que les enfants essaient d'identifier les paramètres sémantiques. D'abord, les ressemblances perceptuelles et les plus concrètes sont mises ensemble (ex. VERTICALITÉ pour le verbe stå). Ensuite, les enfants découvrent les paramètres un peu plus abstraits (ex. FONCTIONNALITÉ) (cf. Bowerman, 2005:235ff). Les catégories spatiales sont ainsi construites au fur et à mesure à partir de l'input linguistique (Bowerman, 2007:177). Sur le chemin vers l'acquisition des paramètres sémantiques, les verbes de position forment des paradigmes parfois différents de ceux du langage adulte (cf. Morgenstern et al, 2009:98), ce qui peuvent donner lieu à des usages de ces verbes non conformes à la langue cible.