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Chapitre 3. Une enquête en milieu minoritaire

2. Légitimité et autorité : la co-construction du savoir

2.2. Le rapport des participants à l’Autre

2.2.1. Légitimité institutionnelle

Revenons sur les obligations éthiques de l’enquête pour faire une deuxième remarque. S’il

m’était venu un instant à l’esprit de me fondre dans la foule des étudiants, passer le plus

inaperçu possible et avoir accès à des données moins touchées par mon statut, il était clair

qu’après le parcours d’autorisations nécessaires, cela était devenu rigoureusement impossible.

Début octobre 2013, on lit ces lignes dans mon journal de bord :

Journal de bord, jeudi 03 octobre 2013 :

Il me semble par ailleurs que l’exigence de discrétion que je m’étais astreinte aurait

tendance à se retourner contre moi. Désireux que j’étais de passer inaperçu et de ne

déranger personne, j’ai souhaité m’installer toujours en fond de salle, là où je suis le

moins visible, pour que l’on m’oublie. Or, les activités nécessaires de mon enquête font

qu’il est difficile de m’oublier : dépôt de l’enregistreur sur le bureau (le mien ou celui

de la professeure), diffusion des formulaires de consentement, chasse aux formulaires

manquants, diffusion des questionnaires, etc… Ainsi, au bout de 5 semaines, ai-je plutôt

l’impression d’avoir été le

weird-guy-au-fond-de-la-salle-qui-croit-qu’il-est-discret-et-qu’il-passe-inaperçu.

J’ai choisi d’abandonner cette méthode.

Si le code éthique que l’on s’impose au cours de l’enquête est nécessaire pour la protection

des participants et surtout pour les rassurer quant à l’utilisation future des données, il tend à

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formaliser considérablement les rapports

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, et pose déjà une forme de hiérarchie entre le

chercheur et ses participants.

S’instaure alors ce que nous pourrions appeler une « légitimité institutionnelle ». Armé de

mes autorisations officielles, mes demandes paraissaient beaucoup plus acceptables aux

participants, ma démarche elle-même semblait légitime à leurs yeux et tous – ou presque –

signaient mes formulaires de consentement sans poser de questions. Il y a certes,

particulièrement chez les étudiants, une indifférence bienveillante à mon égard, mais il y a aussi

une forme d’acceptation passive de la recherche, comme si tout allait de soi : « puisque

l’institution a dit oui, il faut signer ».

Peut-on parler d’un effet d’autorité du chercheur et de sa recherche ? Bourdieu écrivait que

l’effet d’autorité reposait d’abord sur des conditions institutionnelles, des positions sociales

hiérarchisées. Il écrivait ainsi que le discours légitime était donc prononcé par une personne

légitime, dans une situation légitime et adressé à un destinataire légitime (2001, pp. 67-98). Le

rapport du chercheur avec ses participants, canalisé par le formalisme de l’institution, entre

totalement dans cette définition.

2.2.2. Légitimité linguistique

Par ailleurs, Bourdieu ajoutait un critère d’autorité, linguistique celui-ci, en parlant de

conditions phonétiques et syntaxiques légitimes (idem). Les personnes que j’ai rencontrées

m’ont-elles aussi accordé une « légitimité linguistique » ? Pour dire les choses de façon directe,

mon accent français a-t-il eu une influence sur mes rapports avec eux ? Les bruits de couloirs,

témoignages glanés ici et là en « off », m’inclinent à penser que oui. Considérons un instant cet

extrait, tiré d’un entretien avec une professeure :

(Ext1, entretien, 16-10-2014, 24

e

)

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Emma : tu viens de France oui j’ai de la famille qui vit en

France mais je sais que parfois/ quand j’ai/ bon par exemple j’avais une nouvelle belle-sœur

mon beau-frère qu’est venu passer une semaine y a peut-être deux semaines en fait chez nous

avec sa nouvelle copine ben oui j’avais tendance à me surveiller un peu devant elle, puis souvent

aussi quand je vais euh/ en France puis je rencontre des gens/ pas de ma famille, des gens que

je connais pas j’ai l’aura prof de français et du coup je sens que j’ai besoin de me surveiller

pour (rire) être légitime dans mon rôle si on veut puis que les gens se disent pas oh elle est prof

de français avec sa façon de parler ouf

97 On trouvera en annexe 17 le formulaire qui fut diffusé. On le voit, le texte est dense, dans un ton extrêmement formel. Difficile dans ces conditions de se départir d’une image institutionnalisée.

98 Les références des extraits se lisent comme suit : numéro de l’extrait, situation de la prise de parole (entretien ou cours), date, minutage de l’enregistrement. Ces deux dernières informations s’avèrent parfois nécessaires pour contextualiser un enchainement d’extraits. Le numéro de chaque extrait est propre au chapitre.

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Cette professeure m’expliqua que nos relations n’étaient pas placées sur ce plan, mais ce

qu’elle dit montre quand même qu’elle a intériorisé un genre de rapport « centre – périphérie »

avec la France – et par extension les Français (Francard, Géron, & Wilmet, 1993). Si elle réussit

sans trop de peine à s’en détacher, je sais que c’est moins le cas pour d’autres participants

rencontrés durant mon enquête. Voyons par exemple la réaction de cette autre professeure

lorsque je lui demande si « elle s’est surveillée en ma présence » au cours de l’enquête :

(Ext2, entretien, 15-10-2014, 24

e

) Karen : OUI + certainement + je dis ça à cause de moi (rires)

parce que je sais que ça se fait + euh je veux dire si je me promenais en ville et puis euh sur le

trottoir y a Radio Canada était là avec sa caméra je traverserais la rue

Interrogée sur un critère linguistique, elle assimile l’intimidation qu’elle a pu ressentir à une

rencontre avec les caméras de Radio-Canada. Cette comparaison est lourde de sens, elle donne

un aperçu de la position d’autorité que je pouvais avoir sur le terrain. Dès lors, il faut aussi

considérer que l’intériorisation de ce sentiment d’infériorité renforce encore la légitimité que je

tirais de mon terrain, et de fait, la position d’autorité.

2.2.3. Une position surlégitime ?

J’ai souvent eu un sentiment d’illégitimité profonde à travailler à Moncton, moi qui n’y était

jamais allé avant de commencer mon doctorat. Alors, la construction de cette double-légitimité

(institutionnelle et linguistique) aurait pu être tout à fait bienvenue sur mon terrain. Pourtant,

cette position n’est probablement pas un atout dans la recherche. Cette légitimité m’est conférée

à la fois par l’institution et par les personnes rencontrées durant l’enquête, or, à travers moi se

joue probablement cet imaginaire centre – périphérie décrit plus haut. Et je suis tenté de parler

de « surlégitimité ». Derrière ce néologisme, j’entends que cette position instaure une hiérarchie

entre le chercheur et ses participants. Nous prenons alors le risque de nous couper d’eux, de

surplomber les questions, ou pour reprendre les termes de Claudine Moïse, le risque de

« l’aplomb et du surplomb » (2010, p. 180). C’est-à-dire que, de par cette place légitimée et par

le savoir acquis, on se créerait des certitudes, des vérités péremptoires.

Et comme en écho il y a une forme d’identité « de chercheur » qui m’est assignée. Pourquoi,

et que représente le chercheur ? Serait-il perçu comme pouvant apporter de potentielles

solutions à des situations vécues comme problématique ? Je sens cette attente à l’Université de

Moncton, sans pour autant pouvoir en définir concrètement les contours. Mais cela impulse

aussi un rapport « au réel », sur lequel je reviendrai à la fin de cette section.

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2.2.4. Chercheur du dedans, chercheur du dehors

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Au vu de ce que je viens d’écrire, on sait déjà que mon statut de chercheur « du dehors »

impacte mon rapport aux participants et, en fin de compte, la production du savoir. Cela ne

referme pas toute la question du positionnement du chercheur sur son terrain. Annette Boudreau

écrit : « Une question qui se pose est de savoir si un chercheur « natif » peut produire un savoir

qui soit valable et exempt d’une trop grande subjectivité » (2016, p. 75). Il est intéressant de

constater que je pose ici la même question pour ma situation de « chercheur du dehors » pour

des raisons différentes. Car elle ajoute ensuite :

Le chercheur « natif » possède une connaissance du milieu qui procède d’un long processus de

socialisation, ce qui fait qu’il peut « saisir » le non-dit, l’implicite, les dessous des propos

énoncés qui pourraient échapper à des personnes non-familières de l’endroit ; d’un autre côté,

il y a danger d’une trop grande identification avec les personnes, ce qui lui enlèverait cette

distance nécessaire que les anthropologues appellent « a distanced gaze » (idem, p. 76).

Il est vrai que pour le chercheur extérieur se pose le problème exactement opposé : ne

suis-je pas trop éloigné du terrain pour comprendre la subtilité des références et des inférences ?

Combien de temps dois-je passer sur le terrain pour les comprendre ? Mais en réalité, Annette

Boudreau le dit bien, la question qui se pose est celle de la légitimité des savoirs construits, que

l’on vienne du milieu que l’on étudie ou non. Si les positions sont différentes, dans les deux cas

des dilemmes se posent, relativement à la position adoptée sur le terrain, avec les participants

et les acteurs sociaux.

Le chercheur de l’extérieur est confronté dans une moindre mesure au même dilemme. Quand

vaut-il mieux pour lui dire qu’il fait partie de la communauté ? Quand et pourquoi veut-il ou

peut-il user de son statut du dehors pour se distancer de certains propos ou éviter de prendre

position (cette question doit être réglée par les Acadiens ; je ne me prononce pas) ? Quand

va-t-il user du pouvoir que lui confère son statut du dehors pour discuter de certains sujets

« tabous », comme l’usage des anglicismes par exemple ? Les prises de position sur ces sujets

seront évaluées différemment selon qu’elles proviennent d’un chercheur francophone européen,

par exemple, ou d’une personne issue du milieu (idem).

Il s’agit bien « d’une évaluation » du travail de chercheur, et donc de la question de la

légitimité de sa position – ou de sa légitimation. Ainsi, il est fort probable que du chercheur

« de l’intérieur » à celui « de l’extérieur », le regard et les motivations changent, mais je crois

que dans tous les cas, cela nécessite de réfléchir en profondeur à notre positionnement ;

positionnement qui toujours est négocié. De même que la légitimité du travail que nous

proposons se construit et ne va pas de soi.

99 Cette formulation est inspirée des pages qu’Annette Boudreau consacre à sa position de chercheure (2016, p. 73 et suivantes).

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