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Chapitre 5. Le rapport à la norme

2. L’hétérogénéité des pratiques linguistiques en classe

2.3. Les registres

2.3.2. Opérationnalité et utilité de la notion

Si le populaire peut être littéraire, quelle utilité revêtent ces typologies ? On peut commencer

par s’interroger devant les exemples pris dans la typologie copiée plus haut telle qu’elle fut

présentée en cours. La différence entre « avoir une belle auto neuve » (décrit comme d’un

registre courant) et « se procurer une berline automatique neuve, traction avant, avec direction

assistée » (décrit comme soutenu), est-elle vraiment une différence de registre ? Les deux

phrases ne semblent simplement pas donner les mêmes informations. Nous verrons plus bas

que distinguer un registre sur la base d’une phrase décontextualisée est un exercice hasardeux.

La professeure disait face à moi (cf. extrait plus haut) que les registres étaient perméables.

Si l’on reprend l’image de l’axe que j’ai utilisée, la distinction entre l’un et l’autre n’est parfois

qu’une question de degré, fortement lié aux perceptions de tout un chacun. Ainsi, lorsque la

professeure tente d’expliquer la différence entre populaire et familier, l’exercice s’avère

délicat :

(Ext38, cours, 16-09-13, 66

e

) Karen : Familier + « si j’avais le choix, j’aurais un méchant beau

char neuf » un méchant puis un beau char + un char/ char c’est familier pour voiture + la

langue est encore E: peu surveillée + c’est une langue employée avec les amis la famille/ le

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français populaire aussi E: mais populaire ++ c’est lié au peuple + la langue du peuple + puis

familier fait référence plutôt à/ plutôt E que/ ça fait référence ++ aux personnes avec qui on est

familier/ des fois c’est/ oui le peuple nous est familier (soupir) c’est ++ c’est drôle parce que le

point/ la définition pour populaire et familier est basée sur/ ici c’est basé sur un groupe venant

du même peuple ici c’est basé sur les proches les personnes qui nous sont proches

Il lui est difficile de définir ces deux registres et surtout de les différencier. Lorsqu’elle

avance un premier élément de définition pour le registre familier (« langue employée avec les

amis la famille »), elle se rend compte qu’il correspondrait aussi bien au registre populaire. Elle

tente alors une distinction situationnelle : populaire > langue du peuple, familier > fait référence

aux personnes avec qui on est familier. Mais cela ne lui convient pas non plus car elle ajoute

aussitôt « oui le peuple nous est familier ». Cette courte séquence où Karen entre en dialogue

avec elle-même, montre à quel point la définition de ces registres est complexe. Et pour cause,

de la même manière que le standard s’avérait difficile à définir autrement que par les fonctions

qu’on aimerait lui voir remplir, les registres sont des catégories théoriques, abstraites, et

semblent former également des sous-variétés idéalisées. Pensée par commodité pour

l’enseignement de la langue, cette notion de registre de langue parait relativement inopérante.

Les exercices qui accompagnent la leçon semblent corroborer cette idée. La leçon doit se

terminer avec un exercice intitulé « Les registres », où les étudiants doivent catégoriser chaque

phrase et éventuellement les « réécrire en français standard »

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. Cet exercice est fait en classe

et la professeure interroge les étudiants, observons simplement les réponses aux trois premières

questions :

(Ext39, cours, 19-09-13, 34

e

) 1- Karen : David numéro 1 E je te demanderais de lire toute la

phrase et de me dire si c’est familier populaire soutenu ou standard

2- David : E les étudiants qui ont terminé leur travail pourront sacrer leur camp + E: ++ c’est

soit familière ou populaire familier ou populaire + je dirais familier avec le ++ où sacrer ce

serait vraiment un (3sc) disons familier

3- Karen : sacrer son camp + on dirait que c’est/ c’est fort (rires) ça serait plutôt du populaire

ici + oui sacrer son camp (…)

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Numéro 2 Hubert (…)

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4- Hubert : l’asthme est une pathologie inflammatoire de type TH2 caractérisée par une

éosinophilie sanguine et bronchique toutefois le rôle précis de XX reste à définir

5- Karen : éosinophile difficile à dire hein (rire)

6- Hubert : E: (6sc) je sais pas quoi dire ++

172 Rappel : on trouvera l’exercice complet dans l’Annexe 3 (t.2, p. 32).

173 Je coupe les corrections et les discussions entre les questions, la séquence dure environ 3 minutes en temps réel.

174 Je coupe un passage où il dit qu’il n’a pas son livre, Karen lui demande de suivre sur quelqu’un, une quinzaine de secondes s’écoulent.

173

7- Karen : ça serait de quel style/ de quel + de quel registre si tu tournes à la page 9 tu as les

quatre types là soutenu standard familier

8- Hubert : standard

9- Karen : standard ? + les autres ?

10- ETUS : soutenus

11- Karen : soutenu hein c’est très technique ça s/ ça serait bien d’employer ce langage-là avec

d’autres biologistes ou des étudiants en biologie E/ on parle ici d’une maladie hein + une

pathologie une maladie inflammatoire + puis E: c’est un excès de globule blanches + qui

s’accumule pour E/ qui s’accumulent dans le sang et une bronchite c’est dans les poumons ++

et voilà + on parle de cela + on n’a pas besoin de traduire ici numéro 3 c’est pour ++ Grégoire

++ (…)

12- Grégoire : E si j’serais pas pogné icitte j’décollerais pour le mall

13- Karen : ok

14- Grégoire : je que c’est XX populaire

15- Karen : oui qu’est-ce qui te fait dire que c’est populaire ?

16- Grégoire : ben les apostrophes serais puis décollerais

17- Karen : des contractions des mots comme/ icitte/ icitte au lieu de ici + E mais on verrait ça

dans le familier aussi + E je crois que ce qui saute aux yeux ce serait le vocabulaire E/ quand

on/ parce que populaire on peut souvent penser aux anglicismes aux jurons E aux termes qui

sont plus: E vulgaire ou qui choquent

A la première question de l’exercice, le premier étudiant hésite entre deux réponses (et ne

choisit pas celle qui est attendue). Hubert, à la deuxième question, se trompe sans avoir l’air de

savoir vraiment ce qu’on attend de lui et pourquoi (on aura relevé les hésitations, les longues

pauses avant que, contraint, il propose une réponse qui ne convient pas à sa professeure).

Grégoire, le dernier, semble donner la réponse attendue, même si la professeure l’assortit d’un

bémol, car ce qu’il a repéré comme étant des marques d’un style populaire (les élisions, les

conditionnels), « on verrait ça dans le familier aussi » lui répond Karen, qui attendait plutôt que

l’accent soit mis sur « pogné » et « mall ». Cela fait un écho aux points 2.1 et 2.2 ; pour elle,

les traces linguistiques du vernaculaire (que ce soit le fond acadien de la variation ou les

anglicismes) dénotent un style populaire.

L’exercice de catégorisation en registres à partir de phrases décontextualisées s’avère donc

aussi aventureux et inconfortable que l’exercice de définition. Alors pourquoi utiliser les

registres de langue dans ce cours ? Selon Lodge, qui parle de « mythe », il y a du structuralisme

saussurien dans cet outil mais il ajoute (1997 : 301) que ce n’est pas sans lien non plus avec une

certaine vision romantique de la langue ; je dirais ici une vision « biologique », où la langue,

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comme un objet réifié, a sa filiation, une langue mère, des langues sœurs, et donc, des variétés

qui la composent. Pour autant, écrit Lodge, il s’agit d’une vision trompeuse :

Autrement dit, des expressions telles que français populaire, français familier, français régional

peuvent se révéler tout ce qu’il y a de plus trompeur, dans la mesure où elles supposent

l’existence de variétés discrètes du point de vue sociolinguistique, alors qu’il ne s’agit jamais

que d’une division plaquée arbitrairement par un observateur sur le continuum des variétés

linguistiques (1997, pp. 301-302).

Il y a pourtant deux types de raisons qui amènent l’usage de cette notion en classe. D’abord,

il y a une dimension pédagogique au découpage de la langue en registres, car l’impression de

stabilité, rassurante, permet une application didactique pratique et facile à mettre en place :

travailler sur des phrases décontextualisées, définir un registre, transformer dans un autre, etc.

Or, il s’agit d’un découpage arbitraire, subjectif, lié à une idéologie « romantique » de la langue,

pour reprendre le terme de Lodge. L’outil est de facto inopérant dans la classe, dès lors que les

perceptions des personnes (la professeure et les étudiants) ne sont pas les mêmes.

Ensuite, et c’est peut-être là le principal argument, les registres représentent une tentative de

conciliation de la variation avec le standard, en faisant entrer la diversité des pratiques

linguistiques dans un cadre normé. Ce qui lie également cette notion à une idéologie du

standard : il existerait une forme standard, idéale en société, figée et bien circonscrite, mais qui

n’oblitèrerait pas pour autant la légitimité d’autres formes linguistiques qui, elles, trouveraient

leur place dans d’autres registres (eux aussi bien circonscrits), correspondant à d’autres

situations. Vision simplificatrice et mythifiée qui rend la notion de registres de langue bien

souvent inopérante, mais dont on comprend alors l’intérêt : donner aux pratiques vernaculaires

une place et donc une légitimité, si petites soient-elles.