Chapitre 3. Une enquête en milieu minoritaire
1. L’enquête : déroulement et analyses
1.3. Corpus et traitement du corpus
Le corpus est constitué des données évoquées en section 1.1 de ce chapitre : observation des
séances de cours et enregistrement de ces séances, enregistrements des entretiens, documents
récoltés, et mon propre carnet de bord de l’enquête. En premier lieu, les données recueillies ont
donc été triées. Les documents sous forme papier ont parfois été numérisés (selon leur
importance) quand ils n’étaient pas déjà disponibles sous forme numérique (les cahiers
d’exercices et les sommaires de cours souvent le sont). Le principal traitement opéré sur les
données a donc concerné les enregistrements.
Transcrire
Je dispose au total de près de 65 heures d’enregistrement ; environ 42 heures sont des séances
de cours, les 23 autres, des entretiens. Dans un premier temps, j’ai transcrit tous ces
enregistrements sans exception, selon des conventions simples pour gagner du temps, sans
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logiciel ni base de données, mais sur un simple fichier Word
90. « Transcription simple », cela
signifie que la transcription se veut coller à ce qui est dit de fait : elle note les pauses courtes,
moyennes et longues, les ratages, les interruptions, certaines intonations, les insistances, les
chevauchements de parole, et quelques didascalies fournissant des informations situationnelles.
Mais elle ne contient aucune information relative à la phonétique, « accents », schwa ou élisions
par exemple ; et pour les séances de classe se concentre sur les interactions dialoguées en
ignorant au maximum le « bruit d’ambiance » des apartés très peu audibles entre étudiants (on
trouvera les conventions précises à la fin de ce point). A ce stade, il faut noter un élément
important : transcrire, passer de l’oral à l’écrit, ne peut se faire qu’au prix d’une transformation
du matériau brut (oral) en un nouveau matériau régi par des conventions différentes. Dans la
mesure où l’objet qui m’intéresse ici concerne les discours, leur circulation, les constructions
idéologiques et leur réactualisation, j’ai jugé plus neutre et plus facile de m’en tenir à des
transcriptions orthographiques. C’est dire que, d’une certaine manière, je fais entrer le matériau
oral dans les catégories assez normées de l’écrit, mais qui ont cet avantage, je crois, d’être plus
neutres (Blanche-Benvéniste & Jeanjean, 2000), d’éviter la catégorisation et les jugements,
même inconscients, sur les locuteurs. Pour autant, je ne transforme pas le dit en produit
normatif, selon des normes d’éditeurs : pauses, interruptions, répétitions, construction
syntaxique, sont celles de l’oral.
Tout au long cette transcription simple, les passages susceptibles d’être utilisés pour la thèse
ont été relevés et annotés. L’idée était d’avoir une vue claire et exhaustive de mes données. La
chose a un côté « artisanal », qui amène deux courtes remarques : d’abord, il était strictement
impossible de déléguer cette étape, aussi laborieuse et exténuante soit-elle. Les réécoutes
successives pour transcrire – simplement mais au plus juste – ont permis d’avoir bien en tête la
globalité du corpus. Deuxième remarque cela étant, il est évident que l’on ne peut pas avoir en
tête 65 heures d’enregistrement, même après les avoir transcrites en totalité. J’ai dû souvent lire
et relire mes commentaires laissés ici et là, et me suis souvent surpris au cours des analyses et
même au cours de la rédaction à « redécouvrir » certains passages très riches (parfois même
que j’avais ignorés et pas annotés lors de la transcription). Il a fallu que je fasse le deuil de
l’idée d’utiliser toutes mes données. Celles qui sont utilisées dans les chapitres qui suivent ont
donc fait l’objet d’une sélection pour ce qu’elles apportent à mon sujet d’étude.
90 Qui, pour information, représente 1300 pages selon la même feuille de style que cette thèse, et trois millions de signes.
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Ces extraits sélectionnés ont pu faire l’objet de transcriptions plus fines, selon les analyses
qu’ils requerraient pour nourrir mon propos. Mais globalement, il s’est surtout agi de les
retranscrire pour s’assurer d’être au plus près de ce qui était dit.
Voici ci-dessous les conventions de transcription utilisées et qui se retrouveront dans les
extraits cités dans cette thèse :
Intervenants : ils sont désignés par un prénom fictif, choisi plus ou moins au hasard
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Pauses : marquées par le signe + (courte pause), ++ (pause plus longue), (3sc) lorsque la
pause se compte en secondes.
Interruptions : marquées par une barre oblique /.
Chevauchements : marqués par un soulignement des paroles dites en même temps.
Marques vocaliques : signalées par un archiphonème en majuscule (par exemple E, M, etc.)
Allongements vocaliques : marqués par deux points : , répétés pour allongement de
plusieurs secondes.
Intonations : marquées par les symboles ! ou ? pour une interrogation.
Insistance : marquée par l’usage de majuscules MAJ.
Discours rapporté : placé entre guillemets « ».
Commentaires : sont marqués comme des didascalies en italique dans des parenthèses.
Exemples : (rires).
Séquences inaudibles : marquées par des X, répétés selon la longueur de la séquence
inaudible, ou des didascalies lorsqu’elle est trop longue.
Ces éléments de transcription peuvent donner une impression de linéarité aux extraits
présentés, d’autant plus qu’ils sont présentés par tour de parole, alors que la matière est
profondément complexe et enchevêtrée. J’ai conscience de ces inconvénients, je considère
toutefois que ces choix sont les plus adaptés à mon objet d’étude et aux analyses appliquées au
corpus.
Analyser
A partir de là, la totalité du corpus est disponible sous forme textuelle, rendant des
traitements et analyses plus faciles. De plus, cela permet d’avoir une vision globale de
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l’environnement discursif étudié. C’est dire que l’ensemble des discours émis et circulant
relatifs à une situation (ici, les cours de français à l’Université de Moncton) sont disponibles,
ou du moins, accessibles (disons à tout le moins que je possède des échantillons significatifs de
tous les mécanismes). Cette vision globale est un atout majeur dans la compréhension fine des
phénomènes sociaux.
Un mot donc des analyses effectuées. Je resterai bref car, au besoin, c’est dans les chapitres
directement que des éléments théoriques plus détaillés seront présentés. Tout d’abord, je
comprends la transcription comme une première étape de l’analyse. Elle permet un premier
balayage du contenu, d’isoler des thématiques, des motifs récurrents. De là, on voit se dessiner
des liens entre ces motifs, des liens entre le dit ici et maintenant et des idéologies en circulation.
Ensuite, au-delà de cette première étape, deux perspectives viennent nourrir les analyses
effectuées : une démarche interprétative et une perspective critique.
Les deux sont en fait étroitement mêlées dans mon approche. La première est corrélée
directement à la démarche ethnographique ; l’objectif étant, à l’aune de notre compréhension
des phénomènes sociaux, des rapports de pouvoir, des idéologies en circulation, d’interpréter
les positions prises par les acteurs sociaux, mais aussi de voir comment ils contribuent à
construire les idéologies, à nourrir les rapports de pouvoir. Et ceci est totalement inscrit dans
l’approche critique, qui consiste (cf. chapitre 1) à mettre en lumière les intérêts symboliques et
matériels qui se cachent derrière les prises de position et les rapports de pouvoir. L’idée étant
que ces intérêts sont perceptibles à travers le discours (Heller, 2002).
C’est pourquoi mes analyses se rattachent à l’analyse de discours, et plus précisément à
l’analyse critique de discours (Fairclough, 1992). Celle-ci part du principe qui est de mettre les
outils et analyses discursives au service d’une compréhension des liens entre discours /
pratiques, d’une part et contexte social / intérêts et conséquences sociales, de l’autre (Van Dijk,
1996). Blommaert décrit la critical discourse analysis comme « groundbreaking in establishing
the legitimacy of a linguistically oriented discourse analysis firmly anchored in social reality
and with a deep interest in actual problems and forms of inequality » (2005, p. 6)
92, c’est-à-dire
en intégrant pleinement la réflexion autour des inégalités sociales et des discriminations, j’y
reviendrai dans ce chapitre.
92 Cité par Emilie Urbain dans sa thèse de doctorat (2014, p. 41). Laquelle ajoute que ce courant d’analyse a, depuis ses premiers pas, une portée réflexive intégrant l’engagement des chercheurs. Je suis également cette ligne ici.
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Ensuite, dans cette perspective d’analyse critique, l’analyse plus fine de certains faits de
langue peut s’avérer riche d’enseignement pour comprendre comment les acteurs sociaux
construisent des groupes (énonciation, champs sémantiques, éthos et construction de soi, par
exemple) et alimentent les dynamiques sociales. Pour ce faire, les outils de l’analyse
argumentative de discours sont centraux. Les travaux de Ruth Amossy (2012) ou de Christian
Plantin (1996) seront abondamment mobilisés plus loin, entre autres travaux qui seront
présentés dans le détail au moment voulu.
Voilà brossé très rapidement quels sont les courants d’analyse qui seront utilisés dans les
pages qui suivent. Ils seront occasionnellement approfondis à la faveur d’analyses ponctuelles,
dans les prochains chapitres. Mais bien sûr, la perspective critique se doit de prendre en compte
aussi la position du chercheur. La construction du savoir se fait dans un échange permanent
entre les participants et le chercheur, et dans cet échange-même résident aussi des traces des
rapports de pouvoir, du même ordre que celles que l’on tente généralement de mettre en
évidence dans la recherche.
Dans le document
Discours, idéologies linguistiques et enseignement du français à l'Université de Moncton
(Page 85-89)