Chapitre 5. Le rapport à la norme
1. Enseigner le « français standard »
1.1. L’utilisation de la notion de français standard en cours
La première mention de français standard
145 que l’on trouve, se situe dans les sommaires de
chacun des deux cours
146. Ces feuillets de présentation du contenu et des modalités d’évaluation
sont délivrés à tous les étudiants lors de la première séance.
145 On a compris que je prends mes distances avec cette appellation, j’en développerai les raisons au fil de ce
chapitre. Désormais, sauf citation ou mise en exergue ponctuelle, je ne place plus ces termes entre guillemets.
146 Les sommaires disponibles en annexes 1 et 2. Pour rappel, ces sommaires sont rédigés collégialement, leur
contenu est donc généralement identique d’un professeur à un autre, d’un campus à un autre. Quelques petites
variations peuvent exister mais résident en principe dans la forme et la présentation des choses.
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Les objectifs des deux documents parlent de l’enseignement, à l’oral comme à l’écrit, d’une
« langue standard », mais les « buts du cours » sont rédigés différemment
147. Pour le cours de
communication écrite, on lit :
Assurer un renforcement des compétences linguistiques et textuelles chez l’étudiante ou
l’étudiant en lui fournissant les techniques nécessaires à la production de certains genres de
textes liés à son domaine d’études et au marché du travail.
Pour le cours de communication orale on lit (les grasses sont de moi) :
Assurer une meilleure maitrise d’une variété standard à l’oral et en valoriser l’usage dans la
vie universitaire et professionnelle en tenant compte de la diversité linguistique du milieu.
Il en va de même dans la suite du document, dans le point « Objectifs », où est évoquée une
« langue standard à l’oral » appelée aussi « registre de langue neutre-soutenu » (je reviendrai
sur la question des registres). Des formulations évitées dans le sommaire du cours de
communication écrite. On a l’impression que ce dernier est plus normalisé et ne nécessite pas
de faire appel à des notions comme français standard ou registre neutre. En un sens, le ton est
donné, le cours de communication orale s’oriente beaucoup plus vers une circonscription des
registres et des variétés de français, là où le cours d’écrit semble n’avoir nul besoin de s’arrêter
sur ces questions.
Ceci se vérifie si l’on observe l’utilisation des termes français standard dans chacun des
cours. En s’appuyant sur les transcriptions de la totalité des cours, on constate qu’à temps de
parole égal
148, les deux professeures n’utilisent pas du tout cette notion dans les mêmes
proportions ; l’écart est considérable. Dans le tableau suivant, les valeurs correspondent au
nombre de références au standard faites par les professeures durant tout le semestre.
Cours de
communication écrite
Cours de
communication orale
Références au standard
149 9 181
Précisons que cette disparité n’est sûrement pas due seulement au contenu du cours, mais
aussi dans une certaine mesure au rapport personnel à la norme de chacune des professeures,
j’y reviendrai.
147 La section « but du cours » est un résumé en deux ou trois lignes de la partie « objectifs » qui est
généralement détaillée.
148 Pour rappel : 20h20 pour le cours d’écrit, 21h05 pour le cours d’oral. Toutefois, la professeure du cours
d’écrit parle beaucoup plus que sa collègue du cours d’oral : 138.500 mots pour Emma, 109.700 pour Karen. Ces
chiffres sont à prendre avec prudence et ne sont là que pour fournir un ordre d’idée.
149 Ici la référence au standard comprend les formulations suivantes : français standard / variété standard /
standard / non-standard.
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Alors qu’est-ce qui motive l’utilisation d’une telle notion ? En analysant chacune des
occurrences, on remarque que le terme de standard répond à deux besoins majeurs.
L’explication se dessine dans les extraits des sommaires de cours présentés ci-dessus, et ça se
comprend dans de nombreuses prises de paroles en cours : il s’agit tout d’abord de nommer une
variété de français, de nommer ce que l’on veut enseigner.
(Ext1, cours, 19-09-13, 29
e) Karen : le standard ou ce qu’on appelle souvent dans plusieurs
sources la langue courante c’est cette langue euh ce modèle + qu’on a appris à l’école qu’on
apprend à l’université qui est dans les livres + E dans les grammaires dans les dictionnaires je
parle
Ce besoin de nomination part d’une réflexion sociolinguistique de la part des professeures
qui établit qu’il existe différentes variétés de français. Dans leur discours en classe, elles
prennent la peine d’en distinguer une, appelée standard. Corollaire, ce désir de distinguer une
variété, le standard, place automatiquement celle-ci en opposition à d’autres variétés (pas
toujours nommées, celles-ci). Ainsi, l’appel à la notion de français standard sert aussi un besoin
de catégorisation de variantes lexicales / syntaxiques / phonétiques. Il en va ainsi de l’exemple
ci-dessous :
(Ext2, cours, 18-09-13, 32
e) Emma : y en a peut-être beaucoup/ je suis sûr en fait parce que j’ai
circulé l’autre jour dans les allées là qui ont mis comprenable + qu’on utilise hein en français
populaire qui est construit selon cette logique du préfixe –able et –ible hein je trouve que la
construction du/ du mot comprenable reste logique mais n’est pas conforme au français
standard donc à éviter quand vous écrivez là
Le terme « comprenable » est catégorisé en « français populaire » vs. « compréhensible » en
« français standard ». Le premier est décrit comme une construction logique mais à éviter dans
certains contextes. En présentant les choses ainsi, la professeure évite la catégorisation correct
/ incorrect. La forme dite populaire sera écartée malgré tout, mais justifiée par la professeure
qui évite du même coup de l’essentialiser. L’exemple suivant est différent mais montre le même
besoin de catégorisation :
(Ext3, cours, 19-09-13, 24
e) Karen : si je supporte une équipe je suis en train de l’endurer hein
si je supporte une personne je suis s/ vraiment en train de l’endurer + et ça c’est dans le français
standard + mais je sais que + dans un français populaire ou familier on pourra dire supporter
+ mais ce sens-là vient de l’anglais encore une fois/
Ida : mais Madame/
Karen : E si on peut changer supporter/ Oui ?
Ida : mais c’est pas faux non ?
Karen : c’est/ ce n’est pas du français standard de dire su/ supporter quelqu’un ou merci de
votre support
145
Ici, on a simplement une opposition « c’est standard ou ça ne l’est pas ». De prime abord, on
peut penser que cette opposition binaire a exactement les mêmes effets que l’opposition correct
/ incorrect ; toutefois, l’intention de la professeure n’est pas la même. Dans l’extrait, alors que
l’étudiante interroge l’acceptabilité d’un terme, la professeure répond sur la catégorisation, ce
qui lui permet d’éviter de trancher la question de l’acceptabilité. Il se dessine dans cet extrait
une des fonctions principales de la notion de standard, celle d’éviter de décider de
l’acceptabilité de certaines locutions pour ne pas verser dans le jugement de valeur.
Revenons sur la disparité d’utilisation du terme dans les deux cours. J’émets l’hypothèse que
les deux professeures n’envisagent pas la notion de standard de la même façon. Alors que le
terme parait être évité au maximum dans le cours de communication écrite (prononcé 9 fois en
4 mois), il est vingt fois plus utilisé dans le cours de communication orale (prononcé 181 fois
par la professeure en 4 mois). J’ai confronté les deux enseignantes aux chiffres puis à mes
réflexions. Emma, dans le cours d’écrit ne va pas complètement dans mon sens ; elle assure être
à l’aise avec la notion de français standard mais ne pas sentir le besoin de la mobiliser. Karen,
dans le cours d’oral, confirme l’hypothèse. Il semble qu’elle envisage ce terme comme neutre,
dénué de toute connotation ou jugement. Et de fait, les transcriptions révèlent un certain nombre
d’exemples comme le suivant, où « français standard » vient remplacer un terme qu’elle semble
considérer comme gênant puisqu’elle le place entre guillemets :
(Ext4, cours, 23-09-13, 69
e) Karen : parce que ces dictionnaires-là sont censés E: vraiment de
con/ sont censés/ ils contiennent des mots du français standard ils sont là pour ça + pour nous
donner les mots du français courant ++ correct ++ entre guillemets
Et cela est peut-être plus saillant encore dans la courte interaction ci-dessous, à l’occasion
d’une reprise métalinguistique pendant un exercice de repérage d’erreurs :
(Ext5, cours, 19-09-13, 20
e) Karen : mais t’asseoir s’écrit comment ?
Ida : t apostrophe a deux s o i E: r e
Karen : a s s +
ETU : e
Karen : e o i r ++ r point juste e r + ok lorsque vous corrigerez l’erreur + dans le quizz il serait
important aussi de/ de l’écrit correc/ en français standard de l’écrire en français standard
Bien sûr, l’usage qui est fait du terme français standard amène une série de questions : cette
notion est-elle réellement neutre, dénuée de connotations ? Quelles sont ses fonctions, d’un
point de vue pédagogique et didactique ? Mais avant tout, comment est-elle définie par ceux
qui l’utilisent ?
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