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Pyramide, hiérarchie et stratégie compensatoire

Chapitre 4. La formation en français

5. Regards sur la formation en français, sa structure

5.2. Pyramide, hiérarchie et stratégie compensatoire

La formule actuelle de la formation en français que je viens de décrire est, d’une certaine

manière, pyramidale. Le point de départ du parcours est le test de classement. Celui-ci

déverrouille l’accès aux deux cours obligatoires (FRAN1500 et FRAN1600) ainsi qu’au cours

de mise à niveau pour les étudiants jugés trop faibles (FRAN 1003 d’un semestre, pour les

résultats intermédiaires, FRAN 1006 de deux semestres pour les résultats les plus bas). Pour

ceux qui y sont classés, ces deux cours de mise à niveau sont des paliers nécessaires pour

accéder aux deux cours de tronc commun. Tandis que le tronc commun lui-même est un passage

nécessaire pour déverrouiller l’accès à la suite éventuelle d’une formation en français. La

structure de la formation est donc hiérarchisée, basée sur une série d’acquis obligatoires qui,

chacun, ouvre la porte à la suite du baccalauréat.

Je parlais d’une formation pyramidale car chaque étape peut s’avérer être un verrou pour peu

que l’étudiant ne parvienne pas à atteindre les standards attendus ; ce qui élimine une partie du

public. Et de fait, ceux qui ont le plus de lacunes auront trois cours de français à réussir dans

leur scolarité universitaire et seront contraints de les reprendre perpétuellement tant qu’ils ne

les auront pas validés. Trois cours à compléter au maximum mais en sachant que ça peut

représenter quatre semestres à cause du cours 1006. Ainsi, un étudiant qui réussirait chacun de

ses cours mais aurait été mal classé au départ

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, doit prendre parfois deux ans de son

baccalauréat pour compléter sa formation en français. Dans ces conditions, l’échec devient

périlleux. Surtout lorsqu’on lit le vice-recteur à l’enseignement et à la recherche qui dit, dans la

143 Je rappelle que selon les chiffres du Secteur langue environ un quart des étudiants, chaque année, doit prendre ce cours de mise à niveau sur un an.

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procédure d’évaluation de 2005 : « certains doivent suivre jusqu’à dix cours ou plus pour

satisfaire aux exigences linguistiques » (2007, p. 88). Dans les faits, j’ai appris que les étudiants

qui obtiennent un D dans les cours de mise à niveau finissent toujours par passer dans les deux

cours supérieurs, sans quoi ils resteraient bloqués trop longtemps. Toutefois on observe une

multiplication de cours. On en comprend l’objectif, eu égard à l’analyse qui est faite en interne

de la situation linguistique, mais cela peut donner l’impression à n’importe quel étudiant que

son cursus en français ne sera jamais fini, et qu’il ne sera jamais assez bon. On lit dans les mots

du vice-recteur cités ci-dessus, que les cours de français peuvent s’avérer un vrai parcours du

combattant pour les étudiants. Ceci est confirmé en entretien face à moi, où certains en sont à

leur 3

e

cours de communication écrite FRAN1600.

(Ext14, entretien, 27-11-13, 12

e

) Bénédicte : ouais fait/ c’est pour ça je me dis + s’il arrive de

quoi je le refais pas une troisième fois c’est pour ça j’essaie de m’encourager

ENQ : tu sais si y a des gens qui se démotivent vraiment et qui arrêtent à cause de ça ?

Bénédicte : ++ moi je crois que oui ++ parce que justement tout ça/ j’ai des amis qui ont pas

réussi à rentrer dans le bacc + s’attendent de rentrer puis justement ça dé/ ça démotive un petit

peu puis on dirait en étant démotivé tu t’aperçois qui S/ sont/ se forcent moins comme ils donnent

pas autant E d’efforts qu’ils auraient dû

Les attentes placées dans ces cours de français par tous les acteurs de l’Université sont

considérables. La stratégie suivie semble être celle de la répétition jusqu’à l’acquisition

complète du contenu demandé et qu’en outre, pour pallier les lacunes des étudiants, il suffit

d’en faire toujours plus, et de travailler toujours plus les mêmes contenus. Et puis, ce que

pointait le rapport CRÉFO, qui critiquait un enseignement « compensatoire », est toujours là :

l’étudiant est encore souvent qualifié en termes de manques ; l’enseignement s’aligne sur des

déficits perçus qu’il faudrait combler. Cela amène à tourner autour de la notion de « faute »

(appelée « erreur » aussi, mais si cela efface une certaine connotation, le principe reste le

même) ; les exercices proposées (les repérages d’erreur, par exemple) comme les évaluations

sont indissociables de la « faute de français » parce que celle-ci en est le principe. Cela impose

une pédagogie relativement négative, basée sur « ce qui ne va pas », plutôt que sur les savoirs

existants des étudiants. J’aurai l’occasion d’y revenir au prochain chapitre.

Dans tous les cas, c’est un peu une double peine pour les étudiants qui ont des difficultés,

car non seulement ils vont échouer à la fin de leur cours, mais ils auront aussi deux fois plus de

cours de français que les autres. Cette disposition peut, peut-être, aider les étudiants motivés à

s’améliorer, mais peut-être moins ceux qui sont démotivés, qui en viennent à détester

sincèrement les cours de français et les considérer, comme l’écrivaient Lefrançois et Vincent

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comme « un mal à peine nécessaire ». Mais là où les examinatrices externes parlaient de

« cynisme » de la part des étudiants (2007, p. 53)

144

, je parlerais plutôt d’une forme de

résignation et de détachement. D’abord parce qu’ils sont peu nombreux à remettre en question

la hiérarchie des cours et leur contenu. Lorsqu’en milieu de semestre le barème de notation de

l’orthographe fut assoupli, à peu près la moitié de ceux que j’ai vus en entretien considéraient

que ce n’était pas forcément une bonne chose. Ils acceptaient la forme des cours de français

parce que l’institution est légitime et que leurs professeurs sont légitimes aussi.

(Ext15, entretien, 14-11-13, 10

e

) Hélène : moi c’est ouais/ moi c’est plus/ ben ++ les profs sont

qualifiés pour enseigner leur cours ça fait ++ ils savent ce qu’ils font + puis on fait une

évaluation à chaque semestre de/ les profs ça fait ++ moi je/ je crois c’est plus une question

comme de pratique puis/

Cette forme d’acceptation s’accompagne d’une résignation qui ne verse pas dans le cynisme

pour autant. Les cours de français sont obligatoires dans leur parcours universitaire, les

étudiants s’emploient donc à les suivre sans s’interroger plus avant. Le rapport de Lefrançois et

Vincent soulignait que pour plusieurs étudiants, l’anglais était perçu comme une « planche de

salut », et qu’ils se contentaient de leur niveau en français sans y investir d’énergie particulière

(idem, p. 53). Or, ceux que j’ai rencontrés sont francophones et se construisent comme tels ;

tous considéraient qu’ils ne pourraient pas faire leurs études en anglais, car ils étaient moins à

l’aise qu’en français :

(Ext16, entretien, 27-11-13, 29

e

) Bénédicte : oui si la personne a moins de misère en anglais

moi c’est sûr que j’ai de la misère en français oui mais j’ai encore plus de misère en anglais ça

fait c’est sûr que pour moi c’est français mais quelqu’un qui a de la misère en français puis qui

a moins de misère en anglais c’est normal qu’il peut peut-être plus se tourner pour les études

en anglais + moi c’est sûr et certain à 110% que j’ai jamais pensé à aller étudier en anglais

parce que + je suis pas assez capable

Ainsi faute d’une alternative, les étudiants suivent le parcours obligatoire comme une

nécessité. Si des critiques spontanées émergent bien, elles portent sur la marge : certains points

du contenu ou l’attitude de certains professeurs. Finalement, s’ils sont peu nombreux à remettre

en question la structure des cours face à moi, c’est que cette structure repose sur un besoin de

la population estudiantine, et le risque qu’ils quittent l’Université pour une université

anglophone est somme toute limité – même si le risque qu’ils ne s’inscrivent pas du tout à

144 Leur propos est le suivant : « Dans l’ensemble, les étudiants affichent un très grand cynisme face à leur formation en français. Ils considèrent qu’ils ne sont pas très compétents mais ne s’en soucient pas outre mesure, soit parce qu’ils ne croient pas qu’ils devront travailler en français, soit parce qu’ils considèrent que leur formation actuelle sera suffisante pour ce qu’ils projettent de faire » (idem, p. 53).

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l’Université inquiète les instances (Nadine souligne en entretien que le nombre d’étudiants est

à la baisse et frôle la barre des 4000 après avoir atteint celle des 6000 dans le passé).

Toutefois, il semble vrai que l’anglais n’est pas investi d’autant d’attentes que le français, ni

d’autant d’exigences, et que les pratiques en anglais ne sont pas chargées de représentations

aussi dépréciatives. Alors, peut-être est-ce pour les étudiants à l’aise en anglais une porte de

sortie honorable face à une démotivation en français ?

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