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Chapitre 1. Etudier les idéologies linguistiques

2. Norme et insécurité

2.1. Normes linguistiques

antérieurs

16

, aux discours concomitants, aux discours encore à produire. Cette historicité, n’est

jamais totalement saisissable, parce que nos espaces sociaux évoluent, certes politiquement,

économiquement, technologiquement, mais surtout nos discours et nos concepts pour penser

ces espaces évoluent avec eux. Ce qui fait dire à Claudine Moïse qu’il « serait alors

présomptueux, face à la complexité des actions des sujets, de pouvoir saisir dans une totalité et

une objectivité comment un savoir peut se constituer à une époque et en un lieu déterminé »

(2009, p. 110). Ce qui pourrait être perçu comme une nouvelle limite indépassable, ne fait selon

moi que donner de l’importance à une démarche interprétative – sur laquelle je reviendrai infra

– et une analyse du discours qui se déclinerait selon les principes posés par Foucault dans la

citation supra.

2. Norme et insécurité

2.1. Normes linguistiques

Dans le domaine de la linguistique structurelle, E. Coșeriu est l’auteur d’une des premières

interrogations théoriques du concept de « norme » (Coșeriu, 1962). Il oppose le « système »,

dont on ne peut pas transgresser les règles parce qu’il est l’ensemble des oppositions

fonctionnelles d’une langue, à la « norme », pour laquelle à l’inverse « il est seulement

recommandé socialement de ne pas transgresser les commandements » (Branca-Rosoff, 2007,

p. 21). On voyait là se dessiner une opposition entre « système » et « pratiques linguistiques ».

Je ne reprends pas cette opposition car le « système » doit lui-même être remis en cause, j’y

reviendrai. Mais dans ces premières réflexions autour de la notion de norme, l’idée d’un

« commandement social » est intéressante. De qui ou de quoi, sur qui et pourquoi, la norme

est-elle un commandement ?

16 Je ne m’arrête pas ici sur la notion de dialogisme. Je dirai avec le Cercle de Bakhtine que « Toute énonciation, même sous forme écrite figée, est une réponse à quelque chose et est construite comme telle. Elle n'est qu'un maillon de la chaîne des actes de parole. Toute inscription prolonge celles qui l'ont précédée, engage une polémique avec elles, s'attend à des réactions actives de compréhension, anticipe sur celles-ci, etc. » (Bakhtine, 1929/1977, p. 105). Considérons donc que tout est dialogique.

22

En fait, peu importe le domaine dont on parle (ou d’où l’on parle), la « norme » a

nécessairement une définition plurielle qui se situe à la frontière entre « la règle à suivre » et

« l’état habituel des choses ». Derrière ces deux bornes se distinguent des aspects prescriptifs

et d’autres plus statistiques, ce qui, en linguistique, rejoint partiellement le travail de définition

d’Alain Rey (1972). Il proposa une distinction, encore très courante aujourd’hui, entre les

normes dites « objective », « subjective » et « prescriptive ».

Dans l’article Usages, jugements et prescriptions linguistiques, il commence par établir qu’il

existe une norme objective qui est celle de l’usage, car elle est étrangère à tout « sens autoritaire,

prescriptif, ou tout au moins évaluatif » (1972, p. 12). A noter que, selon cette conception, la

norme objective n’a pas forcément de valeur statistique, elle n’est pas toujours « l’usage

majoritaire ». L’usage, placé ici au singulier, contient l’hétérogénéité des pratiques. Le second

type de norme s’appuie sur ce premier. Rey parle « d’appréciation subjective des usages » et,

plus précisément, de « norme évaluative ou subjective » (idem), en se référant aux travaux de

Labov qui, le premier, a pu les mettre en évidence au cours de ses enquêtes à New York (1966).

Pour lui, l’étude de ces normes subjectives, faites de jugements de valeur exercés sur des usages,

passe nécessairement par une « linguistique de la norme objective (…) et une étude

systématique des attitudes métalinguistiques » (1972, p. 16). Quant à la norme prescriptive, elle

s’appuie sur la norme objective, en cela que :

(…) la norme au sens objectif est une abstraction au moins aussi éloignée de la conscience

phénoménale que l'est le système, et, si la conscience linguistique peut la saisir, ce n'est que par

le sentiment complémentaire et correctif d'un usage prédéfini, majoritaire, unifiant, établi de

manière finaliste pour faire régner une loi que le système linguistique est impuissant à assurer

seul (1972, p. 12).

Il signifie ainsi que c’est en faisant de la norme objective un usage majoritaire (sens

statistique) et établi (sens institutionnel) que l’on verse dans les attitudes autoritaires. Celles-ci

se traduisant par une

(…) pression sociale unifiante, qui se manifeste sur d'autres plans par la structuration des

classes, la tendance à la hiérarchisation (tendance écologique très générale), l'établissement

d'une idéologie dominante, crée sur le plan du langage une tendance à l'unification de la norme

subjective (1972, p. 16).

Finalement, pour A. Rey, le « normal » (norme objective) est relié au « normatif » (norme

prescriptive) par l’évaluatif et les jugements (normes subjectives) plus ou moins partagés, dans

une société qui fait face à la pluralité des usages. Les normes subjectives sont, pour lui, la base

qui permet la norme prescriptive. Plus tard, A. Berrendonner publie une étude du discours

normatif (1982), qui est aussi un des premiers « examens de conscience » du rapport des

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linguistes à la norme

17

. Il fait le lien entre « norme subjective » et « norme prescriptive », en

analysant le rôle du discours normatif et les représentations qui le motivent ; il finit par

rapprocher ce type de discours d’une idéologie. Berrendonner met en évidence que le discours

normatif a certes une fonction, qu’il appelle « conative » (1982, p. 23), qui serait de « faire

dire » (une visée prescriptive, c’est-à-dire requérir des autres qu’ils parlent/écrivent d’une

certaine façon et pas d’une autre), mais il a aussi une « fonction dans la communication » (idem,

pp. 15-19). Il postule que le contenu des discours normatifs est un savoir culturel partagé par

une communauté, savoir qui représente une « information disponible » pertinente dans la

communication. Ceci implique que tout discours se voit interprété, « muni de valeurs

sémantiques inférentielles » connotant « non seulement l’état de choses dénoté par l’énoncé,

mais les qualités de son énonciateur, et ses relations à la société et aux règlements communs »

(idem, pp. 16-17). Ainsi décrit, le discours normatif devient une façon de caractériser ses

interlocuteurs ou soi-même – autrement dit, d’établir des hiérarchies permettant un « tri social »

entre ce qui est bien et ce qui ne l’est pas.

Je cite les textes de Rey et Berrendonner car ils furent fondateurs dans mon approche des

questions de normes et témoignent également de l’évolution de ma réflexion. Ils me semblent

encore aujourd’hui pertinents pour traiter ce que j’appellerai tout au long de cette thèse le

« rapport à la norme ». Mais c’est en lisant Pierre Bourdieu que s’est transformée ma conception

de ce qu’est une norme.

Langue et pouvoir : l’apport de Bourdieu

Bourdieu a construit sa réflexion sur la langue en opposition aux linguistes de son temps

(1982)

18

. Pour lui, toute la linguistique structurelle (de Saussure à Chomsky en passant par

Comte) néglige la dimension sociale et historique des pratiques linguistiques, et en fait, travaille

à partir d’une conceptualisation des « langues » qui sont des abstractions inexistantes dans la

pratique sociale, et qui recoupent la notion de « langue officielle », c’est-à-dire des langues

d’Etat. Selon cette idée, les grammairiens deviennent des juristes, et les maitres d’école, une

police linguistique

19

(2001, p. 71). C’est quand les nations sont apparues que le besoin d’une

17 Réitéré depuis, par exemple chez G. Siouffi et A. Steuckardt (2007).

18 Cette référence doit s’accompagner de la réédition complétée de 2001 « Langage et pouvoir symbolique », que je cite plus bas.

19 Au passage, les sociolinguistes entrent dans sa critique. Car à l’époque de la première version du livre de Bourdieu, c’est-à-dire 1982, voire 1977 pour certains articles sur la langue, la sociolinguistique variationniste travaille à partir des mêmes cadres que la linguistique structurelle. Le travail du sociolinguiste en étudiant la variation sous toutes ses formes se conforme à un modèle ; étudier « ce qui sort du cadre » c’est toujours, en creux, définir et légitimer un cadre.

24

« langue une » (Canut, 2007) s’est fait sentir, il a fallu normaliser les langues, les standardiser

20

.

Dans cet objectif, l’école joue son rôle « d’Appareil Idéologique d’Etat » : façonner les masses

par l’enseignement d’un usage identique tout comme elle enseigne des valeurs identiques pour

tous. Cette « unification du marché » (pour reprendre les termes de Bourdieu) amène une

domination symbolique par la langue. Car dans un tel contexte, les écarts distinctifs – qui sont

inévitables entre les différents usages des différents usagers – sont jugés, des valeurs sociales

leur sont attribués ; par ricochet, les pratiques deviennent le reflet des personnes, permettant à

la langue de jouer ce rôle de capital symbolique.

J’ouvre ici une parenthèse. Bourdieu a peut-être été le premier à défendre une vision des

échanges linguistiques de façon économique. Il écrit :

L’échange linguistique est aussi un échange économique, qui s’établit dans un certain rapport

de forces symbolique entre un producteur, pourvu d’un certain capital linguistique, et un

consommateur (ou un marché), et qui est propre à procurer un certain profit matériel ou

symbolique. Autrement dit, les discours ne sont pas seulement (ou seulement par exception) des

signes destinés à être compris, déchiffrés ; ce sont aussi des signes de richesse destinés à être

évalués, appréciés et des signes d’autorité, destinés à être crus, obéis (2001, p.99).

Il s’ensuit que, pour lui, la valeur des discours se donne en fonction du marché auxquels ils

se destinent

21

. Sur les marchés qu’il appelle « officiels », les pratiques linguistiques qui

s’approchent le plus des formes standardisées seront valorisées

22

. Les « compétences

linguistiques » deviennent donc, de fait, des ressources mobilisables dans le but d’obtenir un

profit quelconque (profit symbolique, de prestige, de reconnaissance, ou profit matériel,

d’emploi par exemple). Dans l’économie de ces échanges se construit la légitimité des formes

linguistiques employées. Bourdieu décrit ainsi la « compétence légitime » :

La compétence légitime est la capacité statutairement reconnue à une personne autorisée, une

« autorité », d’employer, dans les occasions officielles (formal), la langue légitime, c’est-à-dire

officielle (formal), langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée et digne de créance ou,

d’un mot, performative, qui prétend (avec les plus grandes chances de succès) à être suivie

d’effets (2001, pp.103-104).

20 Je ne m’y arrête pas, car ce n’est pas totalement mon sujet, mais le lien entre langue et construction de la nation, puis entre langue et nationalisme, a été théorisé dans le détail depuis plusieurs décennies, à commencer par Einar Haugen (1966). Voir surtout Benedict Anderson (1996, pp. ch.1, 2, 4, 9), Ernest Gellner (1989, pp. ch.3, 4, 5, 7), Eric Hobsbawm (1992, pp. ch.1, 2), Daniel Baggioni (1997) ou Henri Boyer (2008).

21 Et selon l’habitus des personnes. Pour la notion d’habitus, voir Langage et pouvoir symbolique (2001, pp.120-131).

22 Tout ne se passe pas en lien avec les « marchés officiels ». Ce que Bourdieu nomme « les marchés francs », sont des espaces propres aux groupes dominés. Dans ces espaces peut s’exprimer une contre-légitimité avec ses conventions, ses normes, différentes de celles des marchés officiels.

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Voilà pourquoi il évoque dans ses textes, non pas la « norme linguistique », mais « la loi de

formation des prix » (idem, p.115). Après Bourdieu, la norme était désormais conçue non pas

seulement comme un ensemble de règles linguistiques, mais comme l’imposition d’un

ensemble de règles linguistiques légitimes et autorisées (par des personnes elles-mêmes

légitimes et autorisées) dans un espace donné ; les « compétences linguistique » sont alors un

capital symbolique et donc, un pouvoir. Dès lors, la « norme » est une construction

idéologique qui bénéficie à certains en ce qu’elle permet un profit de distinction. Et pour se

maintenir en tant que capital symbolique et matériel, la norme dominante doit impérativement

disposer de deux choses : l’unification du marché (politique linguistique et aménagement

linguistique divers, sur le status comme sur le corpus), et la distribution inégale des chances

d’accès aux instruments de production de la compétence légitime (2001, pp.77-80). Cette

théorisation des échanges linguistique a ceci d’intéressant – entre autres choses – qu’elle insiste

sur la nécessité pour les « groupes dominants » (je reviendrai au chapitre 3 sur ces

catégorisations) de maintenir des inégalités en place et de se doter d’outils de reproduction des

inégalités et des discriminations – dont l’école fait pleinement partie

23

. Et donc, dans cette

vision des choses, l’accès aux ressources, l’accès aux normes linguistiques, n’est pas

simplement une question de travail et d’efforts. J’aurai l’occasion d’y revenir également.

En résumé : quel usage du concept de « norme » ?

Ici l’usage que je fais du terme « norme » est beaucoup plus restrictif que celui qui est posé

chez Alain Rey. Je ne parlerai pas de « norme objective ». Philippe Blanchet parle, lui, de

« normes constitutives » (2016, p. 38) pour désigner les régularités, les « grammaires

spontanées » qui se construisent dans l’interaction ; ici, lorsqu’il s’agira de qualifier toute

l’hétérogénéité des pratiques linguistiques, je le dirai simplement ainsi ou parlerai des « usages

linguistiques ». Je ne parlerai pas non plus de norme « subjective », étant entendu que la

« subjectivité » ici est étroitement dépendante des représentations et donc des idéologies

circulant dans un espace donné. Les jugements axiologiques relatifs aux pratiques linguistiques

seront traités en termes de représentations et d’idéologies et non en termes de « norme ». En

revanche, je parlerai bien de norme « prescriptive » ; c’est ce qu’il faudra comprendre lorsque

je qualifie une pratique ou une prise de parole de « normative ». La notion de « norme » telle

que je l’utilise va donc dans le sens de Bourdieu, qui est aussi celui de Blanchet ou de Canut

par exemple, c’est-à-dire qu’elle recoupe l’idée d’une « langue légitime » ou « autorisée ». La

norme, telle que conçue dans cette thèse, est indissociable du pouvoir qu’elle confère, elle est

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au cœur des processus de domination, de discriminations et de reproduction des inégalités

sociales.

Qu’est-ce qu’une « erreur » ?

Un mot encore, à propos du terme « erreur », entendu ici dans le sens « erreur de langue »

ou « faute ». Il en sera beaucoup question dans la suite de cette thèse, notamment au chapitre 5,

car c’est une notion très employée dans les cours de français ; il est donc utile de poser la chose

dès maintenant. Au regard de la définition que je viens de poser de la norme, qu’est-ce qu’une

« erreur » ? Trouver une définition n’est pas forcément évident. Certains auteurs définissent

l’erreur par rapport à un « attendu », une norme donnée, d’autres parlent d’une réalisation en

décalage par rapport à l’usage le plus répandu de locuteurs natifs. Anctil (2010, p. 66) expose

les différentes conceptions, que je résume à deux orientations :

La faute est un écart par rapport à la réalisation attendue de la norme dans un contexte donné.

(Debyser, Houis et Rojas, 1967: 10)

24

(…) a linguistic form or combination of forms which, in the same context and under similar

conditions of production, would, in all likelihood, not be produced by the speaker’s native

speaker counterparts. (Lennon, 1991a: 182)

25

(Anctil, 2010, p. 65)

Ces deux approches posent un problème, en fait. La première évoque une norme « attendue »

qui doit nécessairement faire référence à une description d’un système linguistique, voire à la

fixation d’une norme. Si l’on adoptait une telle approche pour définir l’erreur, une question se

poserait donc : par rapport à quelle norme de référence ? La deuxième approche n’est guère

plus satisfaisante, car faisant appel à un « locuteur natif » que l’on peine à caractériser. D’autre

part, pourquoi un hypothétique locuteur natif serait gratifié d’un savoir absolu sur sa propre

langue, savoir non sujet à « erreurs » ? Anctil, pour remédier à cela et intégrer l’apprentissage

en langue maternelle, parle plutôt de « locuteur expert », terme qui soulève les mêmes

questions. On imagine donc qu’il s’agit d’une façon de faire référence à une norme objective,

au sens d’Alain Rey plus haut. Mais on l’a vu, celle-ci caractérise l’hétérogénéité des usages.

La même question se pose alors si on envisage l’erreur dans cette seconde acception : par

rapport à quelle norme de référence ? Ainsi, quoi qu’il en soit, il semble que l’on peut

s’interroger : l’erreur est un écart par rapport à quoi ?

24 La référence est donnée par Anctil. Il s’agit de F. Debyser, M. Houis et C. Rojas, Grille de classement typologique des fautes (1967).

25 Idem. La référence est la suivante : P. Lennon, Error : Some Problems of Definition, Identification and Distinction (1991).