Chapitre 1. Etudier les idéologies linguistiques
2. Langue et politique linguistique
2.1. Le français en Acadie
Je ne me livrerai pas à une description par le menu des pratiques linguistiques acadiennes
55,
mais me contenterai d’un bref cadre historico-linguistique pour permettre de comprendre à quoi
53 On lit dans Beaudin et Forgues (2006) que le nombre de francophones dans la région est en constante augmentation, attirant les Acadiens du nord de la province. Ce n’est vrai qu’en chiffre absolu, car le taux stagne depuis un certain temps déjà.
54 Selon toutefois le milieu social d’où l’on vient, le quartier et les lieux qu’on fréquente, et moyennant un certain nombre d’activités sociales en anglais, comme le rappelle justement Annette Boudreau (2016, p. 56).
55 Sur ce point, il faut lire essentiellement les textes de Louise Péronnet (chercheure qui fait d'ailleurs un pont entre l'Université de Grenoble, où elle a fait sa thèse, et l'Acadie). Elle a exploré dans le détail le champ de la linguistique descriptive du français d'Acadie. Depuis sa thèse sur le substrat gallo-roman des parlers d'Acadie
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je fais référence dans les chapitres qui suivent. J’ajoute également qu’il est difficile de faire un
tel résumé sans apposer soi-même des nominations essentialisantes sur des ensembles de
pratiques linguistiques hétérogènes, mais je tenterai de le faire en prenant appui sur les
recherches existantes – même si je me distancie parfois des approches employées.
Si par « français acadien », on pourrait entendre qu’il s’agit de l’ensemble des pratiques
linguistiques liées au français dans toute leur hétérogénéité, historiquement, les chercheurs
ayant employé ce terme ont plutôt qualifié les pratiques linguistiques héritées des premiers
colons dans leur spécificité – c’est-à-dire ce qui les distinguait des pratiques au Québec ou en
France tout en les reliant aux origines régionales en France des colons. On doit à Pascal Poirier,
fervent nationaliste, homme politique élu sénateur en 1885 (jusqu’à sa mort en 1933) et
intellectuel acadien, d’avoir le premier voulu réhabiliter les pratiques linguistiques des
Acadiens. Côté linguistique, il publia deux ouvrages qui furent des marqueurs majeurs de leur
temps : Le parler franco-acadien et ses origines (1928) et le Glossaire acadien (1993)
56. Dans
ces deux ouvrages – et surtout dans le premier où il est plus libre de son discours, Poirier
s’attacha à lier les pratiques acadiennes aux pratiques régionales françaises du 16
esiècle, il écrit
par exemple :
L’idiome que parlent les Acadiens est l’une des branches les plus fécondes et les mieux
conservées de la langue d’oïl. C’est identiquement la langue qui se parlait au 16
esiècle, et qui
se parle encore aujourd’hui, dans l’Île de France, dans le Maine, la Touraine, l’Orléanais, la
Champagne (1993, p. XXXV).
Il évoque, plus loin les figures historiques de Louis XIV, la « la gloire de Bossuet, de
Corneille, de Racine, de Pascal, de Molière, de Bourdaloue » (idem). Son travail est certes
minutieux et une des entreprises majeures de sa vie, mais il marque plus par son importance
politique dans la réhabilitation de l’histoire des Acadiens que par sa rigueur scientifique
linguistique (Arrighi, 2005). Cela étant, la continuité historique et l’idée de filiation défendue
par Poirier est au cœur des quelques (rares) travaux en description qui ont été fait sur les
pratiques linguistiques acadiennes. Il en va ainsi du travail de Geneviève Massignon (1962).
Elle y montre des variations internes, ce que Poirier tendait à masquer par sa vision de la
permanence dans l’histoire. Il en va ainsi également du travail d’Yves Cormier (1999), critiqué
par les lexicographes pour sa tendance « folklorisante ». Ces quelques ouvrages sont les seuls
ayant une prétention de description globale des pratiques linguistiques acadiennes. Tous
(1985), elle a beaucoup publié sur le français acadien (1989; 1995; 1996), jusqu'à l'atlas des côtes francophones de l'Atlantique (1991) et l'atlas du vocabulaire maritime (1998).
56 Le texte original a été publié feuillet par feuillet à partir de 1927 et s’est poursuivi après sa mort. Je cite ici la date de la version préfacée par Pierre M. Gérin qui ajoute un regard historique critique.
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occultent les effets du contact avec l’anglais et pratiquent donc une « description » tacitement
limitée à ce qu’eux-mêmes considèrent comme « acadien ». A côté d’eux, les textes de Louise
Péronnet, évoqués en note ci-dessus, semblent plus complets ; elle s’est d’ailleurs intéressée
aux évolutions des pratiques linguistiques (Péronnet, 1996).
Dans les années 60, les travaux de Massignon avaient permis d’identifier que l’essentiel des
colons qui vinrent s’installer en Acadie étaient originaires du centre-ouest de la France (ceux
qui s’installèrent ailleurs au Canada étaient plutôt originaires de Normandie et
d’Île-de-France) ; ce qui est à l’origine de différences linguistiques observées notamment entre le
Québec et l’Acadie (Dubois, 2005). Et puis, compte tenu de l’histoire des populations sur ce
territoire exposées au point 1, les groupes se sont organisés pour vivre en communautés
relativement isolées les unes des autres. Ceci explique qu’il existe, à l’intérieur-même de ce que
l’on appelle « français acadien », une série de variations phonétiques, lexicales, d’un lieu à un
autre
57. Selon le positionnement académique choisi on peut donc alternativement insister sur
l’hétérogénéité des pratiques linguistiques ou sur l’importance d’un socle commun d’un bout à
l’autre de l’Acadie historique.
Il est intéressant pour moi ici d’évoquer le « français acadien » car, précisément, les
pratiques saillantes qui relèvent de spécificités locales ou régionales subissent un traitement
particulier en cours de français. Mais plus encore, il est intéressant d’insister sur les pratiques
émergeant du contact durable avec l’anglais. Ce point est connu depuis longtemps. Poirier
évoque l’influence de l’anglais comme « un danger sérieux pour la pureté de notre idiome, à
cause des trop nombreux anglicismes qu’elle y introduit » (1928, p. 127) ; évoqué, mais pour
être écarté soigneusement de ses considérations sur « le français acadien ». Le chiac, souvent
décrit un peu hâtivement comme une variété de jeunes urbains (voir d’ailleurs Cormier, 1999,
p.138-139), est tardivement devenu un objet d’intérêt pour des chercheurs ayant la volonté de
poser un œil « plus neutre » sur ces pratiques. On doit à Marie-Eve Perrot (1995) la première
thèse en description sur le sujet. Pour le dire rapidement, elle en conclut que le chiac est une
variété de français, construite sur une base syntaxique française et intégrant du lexique anglais
accordé en français selon des structures régulières ; qui intègre également des éléments lexicaux
et morphosyntaxiques de « l’acadien traditionnel » ; et elle ajoute que « le chiac » est en fait un
continuum de pratiques des moins aux plus anglicisées. On imagine aisément comment peuvent
57 Je n’en fais pas état ici, la description par le menu des spécificités structurelles des pratiques linguistiques acadiennes n’est pas essentielle à ce travail. Je renvoie une fois encore aux travaux de Louise Péronnet (1989, 1996) ou à ceux de Catherine Phlipponneau (1991).