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Chapitre 4. La formation en français

2. FRAN 1903, un cours de sociolinguistique obligatoire

2.3. Rétrospectivement, l’avis des profs

Je l’ai dit, lors du complément d’enquête en 2014, j’ai pu rencontrer un certain nombre de

professeures qui avaient enseigné ce cours. Sur les douze personnes interviewées, six étaient là

du temps où il se donnait et y ont pris part. Trois remarques émergent chez une majorité des

interviewées, profondément interconnectées et qui généralement sont formulées comme des

critiques.

La première remarque est que le cours ne donnait pas assez la possibilité d’un enseignement

traditionnel à base de grammaire et de syntaxe. Ce qui est cohérent puisqu’on l’a vu, le projet

du 1903 était précisément d’éviter ce type de contenu. Mais force est de constater que pour une

grande partie du corps professoral, il s’agit d’un problème majeur. Ainsi, alors que je demande

à Françoise pourquoi ce cours a été supprimé, elle dit :

(Ext1, entretien, 20-10-14, 48

e

) Françoise : ben les étudiants ne l’aimaient pas les étudiants

étaient les étudiants disaient que c’était un cours per/ perte de temps ils disaient on perd notre

temps + puis j’avoue + que j’aimais pas le cours non plus

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Françoise : j’aimais pas du tout le cours non plus parce que je me disais on ++ les étudiants

ont un besoin criant là de de de de de maitriser la langue et on leur fait perdre quatre mois +

moi je voyais ça comme ça moi le cours 1903 moi je l’aimais beaucoup pour le classement

diagnostic je trouvais que c’était équitable c’était juste mais pour le reste je me disais je je/ +

parce que le but du cours c’était vraiment d’éliminer le plus possible l’insécurité linguistique

chez nos étudiants c’était ça le cœur du cours 1903 + ça c’était le cœur du cours mais

ENQ : ça fonctionnait pas ?

Françoise : moi je/ non + j’ai pas l’impression que ça fonctionnait ++ j’ai pas l’impression

que ça fonc/ ben ça fonctionnait peut-être jusqu’à un certain point mais moi je disais ils ont

tellement de difficultés en français pourquoi on leur fait suivre ce cours-là pendant quatre mois

hey c’est 4 mois de perdus là faut faut qu’ils travaillent la langue faut qu’on commence

maintenant

L’idée que les étudiants n’aimaient pas ce cours revient assez régulièrement ; elle est, d’une

certaine manière, corroborée par les commentaires que j’ai présentés précédemment. Cela dit,

ce n’est pas une raison suffisante ; il est rare qu’une université propose des formations selon ce

qui plait aux étudiants. Le véritable argument de Françoise vient après et il est double : le besoin

qu’elle identifie chez ses étudiants n’est pas celui auquel le cours La langue et les normes était

censé répondre ; et par ailleurs, de toute manière, le but de réduction de l’insécurité linguistique

n’est pas atteint. L’un dans l’autre, elle regrette avec emphase que ce cours soit « une perte de

temps de quatre mois » (répété trois fois). Le besoin qu’elle identifie, elle, est de « maitriser la

langue ». Cette formule tend à rejeter hors de la langue tout ce qui n’est pas norme prescriptive.

Elle montre à tout le moins que les prémisses et principes du cours proposé dans le rapport

CRÉFO n’ont pas été compris par les professeurs, premiers intéressés. Parmi les professeures

que j’ai rencontrées et qui ont enseigné ce cours, une majorité était sur cette ligne, critiquant un

contenu décalé par rapport aux attentes.

Mais alors, est-ce que le contenu était décalé par rapport aux attentes, ou les professeurs

l’étaient-ils par rapport au contenu ? La question se pose car en effet, et c’est la deuxième

remarque qui revient souvent, car il s’agissait pour des professeurs de français de donner un

cours sociolinguistique ; ce à quoi beaucoup ne se sentaient pas formés. Françoise fut la plus

claire à ce sujet, elle parle d’insécurisation du corps enseignant, peu à l’aise avec la matière

qu’il avait à manipuler :

(Ext2, entretien, 20-10-14, 64

e

) Françoise : on est des grammairiens on n’est pas des linguistes

on est vraiment on est très très bons là pour E enseigner la grammaire et la syntaxe mais l’étude

de la langue j’ai pas de formation là-dedans moi tu sais je fais du mieux que je peux puis je me

je me débats du mieux que je peux avec cette matière-là mais c’est ça souvent on ça pouvait

nous insécuriser aussi d’enseigner ce cours-là.

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Troisième point, il s’ensuit que, placés dans cette situation, chaque campus, chaque équipe,

chaque professeur, a arrangé le contenu à sa façon. L’une des conceptrices d’origine du cours,

raconte qu’il y a eu une réaction de rejet de la part des professeurs ; rejet qui a mené chacun à

le donner à sa manière :

(Ext3, entretien, 24-10-14, 30

e

) Martine : là quand on l’a présenté pour le faire enseigner à tout

le monde là les gens voulaient pas enseigner ça comme ça ils disaient hey faut être linguiste

pour enseigner ça on comprend même pas les mots qu’y a là-dedans puis E (rires) la réaction a

pas été on va les apprendre (rires) ça a pas été enseignez-nous les mots qu’il y a là-dedans on

va les apprendre puis ils ont dû les apprendre plus tard parce que quand ils ont changé les

cours grammaire de la phrase là ils ont commencé à utiliser le vocabulaire linguistique

drôlement là-dedans fait qu’ils ont été obligé de les apprendre/ mais à l’époque c’était oh non

non non tu sais puis là ça je pense ça a comme un peu fini y a des équipes qui faisaient n’importe

quoi là-dedans alors c’était rendu qu’y avait des gens qui avaient tourné ça en cours de de

rédaction d’autres avaient tourné ça en je sais pas trop quoi n’importe qui faisait n’importe

quoi

Par là on comprend que ce cours n’a jamais bénéficié de la volonté nécessaire pour être

réellement mis en place de la façon dont il avait été pensé à l’origine par le CRÉFO. Cette

professeure conceptrice, est d’ailleurs corroborée par une autre qui, parlant de l’équipe

d’Edmundston dit :

(Ext4, entretien, 22-10-14, 45

e

) Isabelle : mais ils lui ont pas donné une chance non plus ce

qu’ils ont fait c’est qu’ils ont mis un mois con/ con/ condensé de langue et les normes + puis

après ça ils donnaient de la grammaire

L’équipe d’Edmundston est peut-être celle qui a assumé le plus clairement ce virage (ce

retour ?) vers un enseignement traditionnel (on l’a vu déjà au point 2.2, on le verra encore au

point 3 ci-après). Ceci lui est reproché par Isabelle, qui est d’ailleurs une des seules à souligner

que son enseignement à Moncton se passait bien et qu’elle n’a jamais eu de retour négatif de la

part des étudiants ; c’est peut-être la raison pour laquelle elle regrette que certains professeurs

n’aient pas donné « sa chance » à ce cours.

A part ce rare témoignage globalement positif, il y a un élément qui semble faire l’unanimité

chez les professeures qui ont donné ce cours : le classement en français. Je l’ai dit, ce cours

avait un double objectif qui le rendait un peu « hybride ». D’un part, le volet sociolinguistique,

de l’autre, le volet « classement » (à l’origine, il s’agissait d’orienter au mieux les étudiants

pour qu’eux-mêmes choisissent la suite de leur parcours dans une variété d’options). Sur ce

point, les professeures interrogées ne tarissent pas d’éloges :

(Ext5, entretien, 23-10-14, 22

e

) Sylvie : mais j’aimais moi ce cours-là oui je l’aimais +

honnêtement + je trouve que le classement des étudiants était mieux fait parce que tu sais que

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le classement se faisait à partir de ce cours-là à partir de quatre rédactions qu’on donnait

durant le semestre de courtes rédactions mais on les classait à partir de ça

(Ext6, entretien, 20-10-14, 15

e

) Françoise : à l’intérieur de ce cours-là moi je j’aimais ça pour

le le classement le le diagnostic linguistique j’aimais ça parce que là les étudiants je leur

permettais de faire cinq évaluations alors si jamais sur une évaluation cette journée-là ils se

sentaient pas très bien ben ils étaient pas condamnés parce qu’ils avaient pas/ ils s’étaient pas

bien sentis cette journée-là ben ils étaient pas condamnés à faire EE à être classés dans le plus

bas niveau alors ils avaient cinq évaluations là ils pouvaient se reprendre oh non là ça a pas

bien été mais c’est pas grave j’ai quatre/ alors je trouvais que j’avais aussi un E je prenais une

décision beaucoup plus éclairée en regardant les cinq évaluations puis dire oui oh là c’est

vraiment clair

Nadine affirme de son côté que le « diagnostic » en français fonctionnait bien :

(Ext7, entretien, 22-10-14, 12

e

) Nadine : ce qui fonctionnait bien puis E + je suis sûr qu’Isabelle

a dû t’en parler moi le cours 1903 nous ici en tout cas + peut-être pas tous les profs parce qu’y

a des profs qui ont jamais voulu l’enseigner mais le le bassin de profs qui l’enseignaient nous

ça fonctionnait mais moi j’ai jamais eu d’étudiants là ou si ou peut-être au cours des neuf huit

quand est-ce qu’on a arrêté E huit neuf ans E j’ai peut-être eu cinq étudiants qui sont venus me

voir pour contester le diagnostic que je leur avais donné là E

Cela dit, je ne peux m’empêcher de noter que ce « point positif » va tout de même en sens

contraire de l’idée générale du CRÉFO quant à ce cours. Si les évaluations qui sont évoquées

dans ces quelques extraits visent à ne pas être punitives et tentent d’éviter le « test sanction »,

on comprend que beaucoup de temps est accordé à ce qui reste une évaluation normative, ce

qui s’éloigne des objectifs sociolinguistiques à l’origine du cours. Ainsi la proposition de base

se trouve détricotée, le sens du cours se perd, qui devient pour une majorité d’étudiants une

corvée inutile (pourquoi prendre quatre mois pour se faire classer ?). Adèle confirme ce

détournement :

(Ext8, entretien, 16-10-14, 69

e

) Adèle : on prenait beaucoup de temps à tester les étudiants pour

savoir dans quels cours ils devaient aller c’est devenu que le cours était nommé le cours de

comment ils appellent ça + classement + ils appelaient ça le cours de classement + puis là les

étudiants disaient je sais pas pourquoi j’ai besoin de faire un cours de classement en anglais ils

font ça dans un test ++ ce qui est vrai + entre toi puis moi + tu as pas besoin de cours pour

savoir si quelqu’un est pas bon + moi j’avais des étudiants qui disaient moi je vais aller dans

le cours de grammaire puis le cours de syntaxe avant d’aller faire des cours obligatoires donc

je sais pas pourquoi je ferais ça ++ je leur disais ben ++ tu es peut-être pas obligé mais + tu

voudrais pas voir où sont tes fautes pour pouvoir les améliorer ? c’était pas ça l’objectif du

cours

Ce cours qui devait porter « sur la variation linguistique en Acadie et sur la création des

normes linguistiques, et d’autre part, sur le savoir métalinguistique » (pour citer le rapport

d’origine p. 26), était devenu en quelques années, aux dires de cette professeure vingt ans plus

tard, « un cours de classement ». Et puis, je rappelle volontairement les lignes du rapport parce

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qu’elles ne concordent que peu ce qu’une des conceptrices du contenu me dit de « l’idée

d’origine ». L’entretien se passe en novembre 2014, et Martine dit :

(Ext9, entretien, 23-10-14, 29

e

) Martine : l’idée d’origine c’était de regarder vraiment pas pas

E vraiment ce qui posait problème au niveau des transferts de l’oral à l’écrit + à cette

époque-là on avait pas de cours d’oral non plus on avait que des cours d’écrits puis époque-là ce qui nous

intéressait vraiment de faire c’était de regarder est-ce qu’y a des structures qui posent

problèmes parce qu’elles sont transférées de l’oral à l’écrit + et si oui maintenant est-ce qu’on

peut enseigner ces choses-là est-ce qu’on peut conscientiser les étudiants sur ces choses-là

après est-ce que ça s’enseigne ces choses-là c’était ça les questions en vérité puis c’était ça les

réponses du cours alors on avait monté le cours à à on avait diverses composantes là-dedans

au niveau de la syntaxe au niveau du vocabulaire au niveau de toute sorte de trucs et là c’était

vraiment conscientiser les étudiants dans la/ à la différence entre la structure de l’oral et la

structure de l’écrit et que eux comment savoir dans leur propre E écrit écriture les transferts

qu’ils faisaient

Ici, les notions sociolinguistiques n’apparaissent plus (la question du répertoire verbal

notamment, de la construction des normes, de la construction de la valeur qu’on donne à

celles-ci, etc.). Selon les mots de Martine, ce cours devait proposer un travail autour des structures de

l’écrit et de l’oral, et des transferts de ce dernier à l’écrit. On rejoint une optique sinon

prescriptive du moins normative. Quelques minutes plus tard au cours de l’entretien, alors que

je revenais sur les buts initiaux d’un tel cours, en cherchant à comprendre notamment comment

elle se positionnait sur les questions d’insécurité, elle me fit une réponse, en forme de

contre-discours, que je n’avais pas anticipée :

(Ext10, entretien, 24-10-14, 34

e

) Martine : à cette époque-là c’était payant + fe penser que les

communautés en mi/ en milieu minoritaire avaient des sérieux problèmes au niveau linguistique

tu sais y avait une divergence inimaginable avec le les mainstreams puis c’était payant de

penser ça parce que le gouvernement fédéral mettait plein de cash là-dedans (rires) la réf/ tu

vas dire je voudrais bien te donner des réponses qui sont vraiment comme (tape sur la table)

basées sur la logique et l’éducation mais c’est pas la vérité là la vérité c’est souvent des forces

économiques qui font qu’on prend des décisions parce qu’à cette époque-là comme je le dis

c’était payant de penser que les les milieux francophones les milieux minoritaires francophones

hors Québec avaient des problèmes spécifiques et particuliers qui nécessitaient que le

gouvernement fédéral mette de l’argent là-dedans alors fallait que tu en aies des problèmes puis

il fallait que tu aies des solutions à ces problèmes

Je n’entrerai pas dans les débats que pourraient susciter une telle prise de position. Je

souligne seulement que la pensée sociolinguistique qui fut celle du CRÉFO et du CRLA semble

ne pas avoir atteint – ou convaincu – tout le monde et que les acteurs impliqués dans la création

du cours et son enseignement étaient, semble-t-il, assez éloignés des problématiques

sociolinguistiques. Peut-être même les rejetaient-ils consciemment – ce que l’on pourrait

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comprendre des mots de Martine, qui n’explique pas la création de ce cours comme une réponse

à une situation sociale, mais par la force idéologique de « l’air du temps » académique.

Aussi pour résumer, que ce soit le projet initial, les concepts sur lesquels appuyer le cours,

le contenu, la façon dont il est délivré, ou la question du classement : peu de choses autour de

ce cours ont pu être durablement fixées pour pouvoir l’observer réellement à l’essai ; il est en

arrivé à catalyser les critiques. Ce qui devait être une solution apportée au sentiment de crise

exposé dans le rapport du CRÉFO, est devenu un problème en soi, comme on peut le lire dans

la seconde vague d’évaluation de la formation linguistique, en 2005.

3. 2005, la procédure d’évaluation de la formation linguistique

Je vais maintenant décrire la procédure d’évaluation des programmes de la formation

linguistique qui eut lieu en 2005 de façon chronologique, à la fois pour expliquer clairement la

procédure administrative et pour en mettre en évidence les ressorts idéologiques.