Chapitre 1. Etudier les idéologies linguistiques
2. Norme et insécurité
2.2. Liens avec l’insécurité linguistique
C’est pourquoi, en accord avec ma définition de la norme, je dirai qu’il n’y a pas d’erreur
sans prescription, pas d’erreur sans quelqu’un pour la corriger. L’erreur n’existe pas en soi, elle
n’existe que contextualisée et ramenée à une norme construite socialement comme étant fixée.
L’erreur pourrait alors se définir par une forme linguistique ou une combinaison de formes
linguistiques qui s’écartent de l’image de la norme que se fait la personne qui la corrige. Une
telle définition a l’avantage d’envisager l’erreur comme dépendante d’un regard extérieur, dans
un premier temps, et, dans un second temps, comme une notion instable – et nous verrons
qu’elle l’est. Il ne faudrait toutefois pas voir derrière cette définition quelque chose de
complètement subjectif et fluctuant. « L’image de la norme » que se fait un enseignant est
objectivée par une série d’outils (dictionnaires, grammaires) – ou disons plutôt que les
enseignants vont chercher à objectiver la norme par rapport à laquelle ils jugent les écrits
d’étudiants. Envisager l’erreur ainsi l’inscrit, tout comme la notion de norme, dans une série de
représentations et d’idéologies.
2.2. Liens avec l’insécurité linguistique
Jusqu’à maintenant, on a vu en quoi idéologie, norme linguistique et pouvoir étaient liés.
Les processus de domination créent par définition des inégalités, ils créent aussi des insécurités.
L’insécurité linguistique est ici conçue comme étant un produit des processus de construction
de normes. Je vais essayer de fournir une définition plus complète et détaillée, mais disons
simplement pour commencer qu’il s’agit d’un sentiment de dévalorisation par les locuteurs de
leurs propres pratiques linguistiques. Ce sentiment a bien sûr des manifestations très concrètes :
des hontes, des inhibitions, des silences…
Un des premiers à évoquer la question est William Labov. Dans ses études sur les usages de
certaines variantes phonétiques à New York, il constate que « les locuteurs de la petite
bourgeoisie auraient tendance à vouloir imiter les formes de langage qu’ils considèrent comme
prestigieuses et, par conséquent, pourraient être enclins à une certaine insécurité linguistique »
(1972, p. 183). La « petite bourgeoisie », plus que les classes populaires ou que les classes
aisées, c’est peut-être là son point le plus intéressant – j’y reviendrai.
A sa suite, le sujet a été abordé en linguistique dans son lien étroit avec les situations
diglossiques. On doit à N. Gueunier, E. Genouvrier et A. Khomsi (1978) d’avoir, parmi les
premiers, montré que la situation diglossique de la Réunion créait une insécurité qui ne se
retrouvait pas dans des milieux plus homogènes comme la ville de Tours. Ce lien est observé à
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peu près partout, par exemple en Belgique (Francard, 1989; Lafontaine, 1986) et en Acadie
(Boudreau & Dubois, 1992). Cela s’explique par les processus de domination évoqués plus
haut. Francard écrit :
L’insécurité linguistique est donc présente, dès l’apparition du concept, comme la manifestation
d’une quête de légitimité linguistique, vécue par un groupe social dominé, qui a une perception
à la fois aiguisée tout à la fois des formes linguistiques qui attestent sa minorisation et des
formes linguistiques à acquérir pour progresser dans la hiérarchie sociale (1997, p. 171).
Autrement dit, les locuteurs insécurisés « mesurent la distance entre la norme dont ils ont
hérité et la norme dominant le marché linguistique » (idem, p.172). Cette définition est
intéressante en ce qu’elle insiste sur la question de la légitimité, j’y reviendrai à la fin de ce
point. Je souligne d’abord qu’ici l’insécurité est pensée en termes de groupes qui se structurent
et se construisent en contact. Ce faisant, les inégalités de l’un sur l’autre se concrétisent entre
autres choses par une insécurité. D’autres auteurs ont ainsi pu montrer que l’insécurité
linguistique se développait aussi dans les espaces où un fort rapport « centre-périphérie » était
intériorisé. C’est le cas de Dominique Lafontaine (1991) en Belgique ou Pascal Singy (1996)
en Suisse, par rapport à la France. Ce qui faisait poser à Louis-Jean Calvet une distinction entre
deux types d’insécurité, l’une dite statutaire, liée au statut de l’autre langue en contact (que ce
statut soit institué, par des lois par exemple, ou simplement intériorisé dans les représentations
des personnes) ; l’autre dite formelle, rattachée aux propres pratiques linguistiques des
locuteurs, et à l’idée de « mal parler » sa propre langue (Calvet, 1999). Je ne reprendrai pas ici
cette dernière distinction, pour des raisons que j’expliquerai plus bas.
Parmi tous ces auteurs, Michel Francard a apporté un éclairage qui m’intéresse
particulièrement ici : il fait le lien entre l’insécurité et l’institution scolaire (Francard, 1993).
Celle-ci dit-il génère de l’insécurité linguistique (peut-être plus que n’importe quelle autre
institution) parce que d’un côté, elle développe la perception des normes des individus et, de
l’autre côté, elle développe leur dépréciation au profit d’un modèle dominant (Francard, 1993),
qui est généralement une norme idéalisée et fantasmée – j’y reviendrai dans les chapitres
d’analyse. Il s’ensuit que la norme « souhaitée » à l’école est inaccessible. Aussi, l’insécurité
est liée aux processus de « normativisation », c’est-à-dire que plus une norme est construite et
solidifiée dans les représentations comme un objet unique et fini, plus l’insécurité augmente,
par la mesure, que chacun fait, de la distance qui le sépare de cette norme fantasmée. Ce qui
fait dire à Gudrun Ledegen :
C’est ce qu’on peut appeler l’apparent paradoxe de l’insécurité linguistique : à un premier
niveau de scolarisation plus on en apprend sur la langue, plus on est insécure prenant
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conscience de la distance entre son usage et la norme légitime. Mais si on en sait encore plus,
en entrant dans la catégorie (professionnelle ou non) des « spécialistes » de la langue, on
acquiert l’aptitude à relativiser cette distance, condition nécessaire à la naissance et au
développement d’une certaine sécurité linguistique (2000, p. 143).
J’aurai l’occasion, au cours des chapitres qui suivent d’apporter l’éclairage du terrain qu’est
l’Université de Moncton sur ces questions d’insécurité et de construction des normes. Pour
éclairer ma vision de l’insécurité, il me faut revenir une fois encore à Pierre Bourdieu.
Langue et pouvoir : l’apport de Bourdieu, deuxième temps
Bourdieu n’a jamais, je crois, parlé « d’insécurité linguistique » en ces termes. Pourtant,
étant concerné lui-même par son départ du Béarn et son implantation à Paris, il a peut-être su
poser les mots les plus justes sur ce que l’on pourrait appeler un « sentiment d’illégitimité », et
qu’il nomme, lui, une prédisposition à ressentir et à se soumettre à la violence symbolique du
langage. Il écrit :
Elle n’est jamais aussi manifeste que dans toutes les corrections, ponctuelles ou durables,
auxquelles les dominés, par un effort désespéré vers la correction, soumettent, consciemment
ou inconsciemment, les aspects stigmatisés de leur prononciation, de leur lexique (avec toutes
les formes d’euphémisme) et de leur syntaxe ; ou dans leur désarroi qui leur fait « perdre tous
leurs moyens », les rendant incapables de « trouver leurs mots », comme s’ils étaient soudain
dépossédés de leur propre langue (1982, p. 38).
C’est pourquoi je crois qu’il faut, avec Bourdieu, traduire l’insécurité linguistique en termes
de légitimité / illégitimité. C’est-à-dire faire sortir l’insécurité linguistique du linguistique pour
la percevoir comme la résultante de processus sociaux de domination qui ne sont pas d’abord
linguistiques. En d’autres termes, Bourdieu aurait-il ressenti cette violence symbolique s’il était
resté dans son Béarn natal ? Si l’on considère que l’insécurité nait d’une comparaison de ses
pratiques avec d’autres considérées comme plus valorisées ou peut-être comme plus aptes à
apporter un profit (symbolique ou matériel), alors les notions de marché linguistique, de
ressource, de capital symbolique, exposées plus haut, sont centrales. Bourdieu écrit encore :
L’anticipation pratique des sanctions promises est un sens pratique, quasi corporel, de la vérité
de la relation objective entre une certaine compétence linguistique et sociale et un certain
marché à travers lequel s’accomplit cette relation et qui peut aller de la certitude de la sanction
positive, qui fonde la certitudo sui, l’assurance, jusqu’à la certitude de la sanction négative, qui
condamne à la démission et au silence, en passant par toutes les formes de l’insécurité et de la
timidité(2001, p. 120).
Cette citation mérite quelques commentaires. Quand Bourdieu parle d’anticipation des
sanctions, il entend par là que tout locuteur quand il s’exprime le fait en sachant plus ou moins
dans quel « marché » il se situe, et qu’il s’adapte comme il peut aux conditions dans lesquelles
Dans le document
Discours, idéologies linguistiques et enseignement du français à l'Université de Moncton
(Page 37-40)