Chapitre 1. Etudier les idéologies linguistiques
3. Démarche ethnographique et sociolinguistique critique
3.1. L’ethnographie
démarche me paraissait s’imposer de même que l’approche critique, je vais tenter d’expliquer
pourquoi dans cette dernière section. Celle-ci vise donc à poser le plus clairement possible mon
positionnement épistémologique. En guise de propos liminaire, je souhaite insister sur le fait
que les éléments rassemblés ici « ordonnent le désordre ». Les principes dont je me réclame
étaient loin d’être posés, à la base du doctorat, comme un protocole que l’on n’aurait qu’à
dérouler ; ils se sont imposés au fur et à mesure, ils se sont construits au fil de mes bricolages
méthodologiques, des surprises, des rencontres, des échecs parfois.
3.1. L’ethnographie
Lorsque je suis arrivé à Moncton, plongé dans un milieu inconnu, je me suis vu tenter de me
raccrocher aux moindres aspérités pour « saisir » ce terrain, le comprendre. J’ai eu très vite la
sensation que les phénomènes ne pouvaient jamais se résumer à des choses simples, que tout
était complexe. La méthode mise en place ne pouvait être qu’ethnographique, à même de saisir
cette complexité, sans la réifier. J’insisterai dans cette section sur trois points qui me semblent
définir, ou du moins qualifier, la démarche ethnographique : l’approche qualitative,
compréhensive ; l’importance du terrain ; l’interprétation. Je choisis d’insister sur ces points en
sachant qu’ils ne décrivent pas l’ethnographie de façon exhaustive, ni, probablement, ne sont
universellement partagés dans la recherche ethnographique.
Démarche qualitative et compréhensive
L’idée d’une telle approche est de saisir la façon dont les individus donnent du sens aux
phénomènes et comment ils construisent le monde social dans lequel ils évoluent
27. La
démarche qualitative « tient compte du contexte et du temps de l’événement, des faits et des
traces linguistiques pour ne pas se laisser prendre par des effets symboliques et
expressionnistes » (Moïse, 2009, p. 84). C’est une approche qui se veut plus proche des
personnes qui participent à nos recherches, pour mieux comprendre ce qu’elles pensent, disent
et font. En ce sens, elle tend à éviter les généralisations, éviter la tendance réifiante que peuvent
avoir des approches globales (souvent plus quantitatives). Elle ne dit pas « voilà comment
fonctionne tel phénomène », elle dit, et de façon moins péremptoire, ce qui semble se produire
ici et maintenant. J’entends les critiques qui peuvent être faites : difficulté d’accès à une
compréhension globale, absence de preuves objectives, subjectivité de la recherche et
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incertitudes interprétatives. Je ne les balaye pas. Je vais plutôt défendre la rigueur de mon
approche (et donc sa « scientificité ») tout au long de cette thèse ; essayer de montrer que cette
connaissance « micro » est riche de ses nuances et de sa complexité.
Les deux tendances (quantitative et qualitative) ne devraient toutefois pas être opposées ; les
avantages de l’une sont les inconvénients de l’autre, elles pourraient donc être complémentaires.
Si je m’inscris résolument dans des approches qualitatives, c’est qu’elles me permettent de
comprendre le complexe dans un dialogue avec l’Autre. Un dialogue, c’est dire que je m’intègre
à la réflexion et à la construction du savoir, j’y reviendrai, mais d’ores et déjà, je souligne que
je fais mien ce propos de Tzvetan Todorov :
Il y a beaucoup de choses qui séparent le géologue et les minéraux qu’il étudie ; il y en a, en
revanche, très peu qui distinguent l’historien ou le psychologue de son objet, les autres êtres
humains. Cela implique non qu’on aspire en ces matières à moins de précision, ni qu’on refuse
le principe de la raison, mais qu’on renonce à éliminer ce qui en fait la spécificité, à savoir la
communauté du sujet et de l’objet, et l’inséparabilité des faits et des valeurs (1989, p. 11).
Cette approche s’inscrit donc aussi dans un paradigme compréhensif (Kaufmann, 1996). Il
s’agit de comprendre, c’est une connaissance qui se construit à partir de l’observation d’un
terrain et non d’hypothèses formulées en amont et que l’on chercherait à vérifier par
l’expérimentation.
De tout ceci, j’en tire que l’approche qualitative relève d’un courant humaniste où la
personne qui nous fait face est prise en compte, où nous essayons de la comprendre, de nous
mettre à sa place dans une forme d’empathie. Mais sans naïveté. Sans oublier que les rapports
sociaux s’inscrivent dans des processus de domination qui entretiennent discriminations et
inégalités. Sans oublier non plus, parfois, que les idéologies que l’on essaie d’analyser ne sont
pas toujours, elles, des professions humanistes.
Un dernier point me semble caractériser la démarche qualitative, elle nous impose de ne pas
partir de préconstruits : de préjugés, certes, mais non plus de convictions préalables, de
catégories ni d’outils méthodologiques préconstruits. S’imposer, autant que faire se peut, un
travail de décentration, de déconstruction de nos propres impensés, dans une logique où tout
part du terrain.
Le terrain
Ce peut être un lieu : Moncton, le Nouveau-Brunswick, l’Acadie, l’Université de Moncton,
tous ces noms ont une résonnance, tous ces espaces ont une histoire, sont représentés, identifiés,
qualifiés, interprétés, on y pose plus ou moins des limites. Le terrain entendu dans ce sens est
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un paysage géographique, historique, social, la toile de fond à laquelle s’arriment les
phénomènes. Et certes c’est important, je développerai dans le deuxième chapitre, mais le
terrain n’est pas seulement un territoire. Ce n’est pas un espace circonscrit : car les gens
bougent, les choses évoluent, passent, et nous dépassent. En cela, le « terrain » est toujours
incomplet : trop imprécis, pas assez circonscrit, pas assez figé, trop vaste, nous sommes très
vite confrontés au foisonnement et à notre incapacité à en saisir une « totalité ». Voilà pourquoi
je préfère la définition qu’en donne Claudine Moïse, pour qui le terrain est un « champ
d’expériences », elle écrit :
Le terrain n’est pas constitué par un lieu pré-établi et circonscrit où l’on vient saisir les faits de
langue, ou plus exactement, s’il l’est pour des nécessités pratiques et thématisées (il répond à
des pertinences théoriques et sociales pressenties liées à la question de recherche), il n’en est
pas la substance. Le terrain est (ou devient) un champ d’expériences et de rencontres à travers
les pratiques langagières, plus qu’un lieu d’expérimentation. Le terrain se vit, s’intériorise, se
note et se donne si possible au temps (2009, pp. 73-74).
C’est à partir de nos interrogations que nous construisons notre terrain. C’est en
m’interrogeant sur les idéologies qui circulaient en Acadie, que l’Université de Moncton m’est
apparue comme un lieu riche. C’est en y intégrant les cours de français obligatoires que s’est
fait sentir le besoin d’en savoir plus, d’interviewer les professeurs, de fouiller les archives de
l’Université. Pas à pas, le terrain s’élargit, se complète. Là des entretiens supplémentaires, ici
une recherche détaillée d’un fonds d’archives, là plusieurs centaines de kilomètres en voiture
pour rallier les autres campus de l’Université… Construire son terrain, réunir un corpus, est
donc l’histoire d’une appropriation. Il faut sûrement se donner le temps de vivre dans cet espace
pour l’appréhender ; il faut sûrement se donner la liberté de voir, de marcher, de discuter, de
rencontrer, pour le comprendre – sans même qu’il soit question que ces rencontres servent
directement notre recherche. Je sais que les interprétations que je fais, les arguments que
j’avance, les conclusions que je peux tirer, sont nourries des expériences de vie à Moncton, et
au Nouveau-Brunswick : nourrie de la presse que j’ai beaucoup lue, nourrie de la radio, ou
encore au hasard des sorties dans des restaurants, des bars, ou au hasard des discussions avec
les chauffeurs de taxi.
Si on le conçoit ainsi, alors « tout part du terrain ». Derrière cette affirmation, il faut certes
comprendre que nos données en sont extraites, mais les analyses que l’on choisit de faire aussi ;
les expériences de terrain affinent progressivement les questions que l’on se pose
28. Dès lors,
28 A l’heure où j’écris ces lignes, je n’ose plus relire le projet de thèse, soumis en mai 2012 devant le conseil de l’Ecole Doctorale LLSH de Grenoble, sachant à quel point les questions et l’approche mêmes ont évolué.
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on regarde nos données dans leurs relations entre elles, la façon dont elles se croisent, et dont
chacune éclaire un petit bout de nos interrogations en corrélation avec d’autres. Ce croisement
des données – qui est aussi au cœur d’une démarche ethnographique – permet de saisir toute la
complexité des situations pour les interpréter au mieux.
Complexité, réalité et in terprétation
En 2005, dans un de ses ouvrages, Edgar Morin prônait une pensée complexe, une démarche
scientifique intégrant « l’homme parmi les êtres naturels pour l’en distinguer, mais non pour
l’y réduire » et en même temps le développement d’une « théorie, une logique, une
épistémologie de la complexité qui puisse convenir à la connaissance de l’homme » (2005, p.
25). En somme, une démarche qui prendrait en compte la complexité des phénomènes et des
individus dans toutes leurs dimensions. Philippe Blanchet a repris ce principe directeur dans sa
« linguistique de la complexité » (2003) et dans son « ethno-sociolinguistique » (2000)
29.
Ailleurs, il insiste sur les méthodes empirico-inductives, qui sont pour lui les « seules à même
d’étudier des problèmes trop complexes pour une approche classique » (2000, pp. 29-32;
Blanchet & de Robillard, 2003).
Que signifie « prendre en compte la complexité » ? Si j’aime l’idée que nous soyons tous
des êtres paradoxaux, c’est surtout que je constate, dans ma pratique de recherche comme dans
la vie quotidienne, que nous sommes tous (et souvent) « en tension » : tensions, incohérences,
dilemmes, entre différents objectifs, différents idéaux, convictions, pratiques. C’est aussi que
nous nous construisons dans l’ambivalence (à la fois avec et contre). Que tout acte ou discours
est produit depuis d’autres actes ou discours et en produira d’autres ; et que chacun parmi
d’autres est à la fois un constituant d’un tout plus grand, qui lui-même s’incarne dans chaque
acte ou parole (Blanchet, 2000, p.65)
30. Le tout nous impose que ce que l’on observe n’est
jamais une réalité finie mais une construction en train de se faire ; que les faits n’attendent pas
d’être cueillis et racontés dans leur vérité
31, mais que nous interprétons et réinterprétons ce que
nous vivons à la lumière des idéologies en circulation et de nos représentations.
C’est pourquoi je crois aux méthodes inductives et en l’interprétation, car je ne vois pas que
la connaissance scientifique elle-même puisse être autre chose qu’interprétation et
réinterprétation. Le savoir que nous construisons est tout aussi situé que les discours que nous
29 Si je ne reprends pas le terme « ethno-sociolinguistique », je m’inscris globalement dans l’approche décrite par Philippe Blanchet dans son ouvrage.
30 Blanchet nomme trois principes : dialogique, récursivité, hologrammique.
31 « Ne pas s’imaginer que le monde tourne vers nous un visage lisible que nous n’aurions plus qu’à déchiffrer ; il n’est pas complice de notre connaissance » écrivait Michel Foucault (1971, p.55).
Dans le document
Discours, idéologies linguistiques et enseignement du français à l'Université de Moncton
(Page 41-45)