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Expériences d’insécurités, emblèmes d’insécurités

Chapitre 5. Le rapport à la norme

3. L’insécurisation

3.1. L’insécurité linguistique

3.1.1. Expériences d’insécurités, emblèmes d’insécurités

Le terme insécurité n’apparait pas une seule fois spontanément en cours. C’est une

thématique qui n’est pas débattue, et que j’ai à chaque fois moi-même lancée en entretien.

Intuitivement, c’est vers les étudiants que j’ai tourné mon regard lorsque j’ai voulu en savoir

plus sur l’insécurité linguistique. J’ai cherché à voir des traces d’insécurité dans leur discours,

mais sans vraiment y parvenir. J’ai alors cherché à les faire parler sur l’insécurité, en me disant

que c’était peut-être quelque chose de conscientisé, même s’ils venaient seulement d’arriver à

l’Université. On verra alors des marques d’insécurité dans des témoignages qui portent sur les

difficultés rencontrées par les étudiants (relire par exemple, les mots de Clémence dans l’extrait

40). On en verra encore dans celui de Lydie, qui évoque son malaise face à des remarques qu’on

lui a faites sur son accent au travail ou ailleurs. On pourra éventuellement en voir aussi dans ce

genre d’histoire :

(Ext48, entretien, 27-11-13, 17

e

) Bénédicte : l’anglicisme ouais ++ (rires) on dirait là ++ quand

elle en parle dans le cours je me dis oh je savais pas que/ c’est ça l’affaire dans ma rédaction

je mets des anglicismes oui + puis je le sais pas + fait là je le vois puis je me dis ah la prochaine

fois je vais le savoir tu sais c’est de même on dirait que/ je me dis oh ben si je l’aurais su avant

je l’aurais pas mis là mais (rire) quand tu le sais pas ?

Bénédicte parlait sans amertume, elle qui faisait le cours de français pour la deuxième fois,

elle vantait d’ailleurs les mérites d’Emma, sa professeure, avec qui les cours paraissaient

beaucoup plus efficaces sur ce point. On est quand même tenté de voir une situation

insécurisante dans le récit de Bénédicte : le fait de découvrir, jour après jour, dans ses pratiques

linguistiques quotidiennes, qu’il y a des « erreurs » qui seront refusées en classe. Chose qu’elle

explique d’ailleurs très bien quelques minutes plus tard :

(Ext49, entretien, 27-11-13, 25

e

) Bénédicte : je peux le dire le mot céduler je suis sûre que tu

appelles à quelque part puis ils vont te dire veux-tu céduler un rendez-vous tu sais tout le monde

l’utilise fait qu’on dirait tu peux pas/ tu peux pas penser qu’en le mettant dans une rédaction tu

vas l’avoir XX au point de dire que justement + E quand je parle à ma mère de mes erreurs-là

des fois je dis oh j’ai pas passé là là elle va me dire ben là Bénédicte mais quand j’ai dit là tu

savais-tu toi céduler c’était un anglicisme là ? (rires) E non ben c’est ça elle aussi elle se dit

ouais mais c’est/ c’est sévère là tu sais parce que c’est pas juste E

Hormis les interprétations que l’on peut faire du témoignage de Bénédicte, la moisson de

récits d’insécurité est maigre

184

. C’est donc vers les professeurs que je me suis tourné, toujours

184 Ce qui ne m’étonne pas, je l’ai écrit, l’accès aux étudiants ne fut pas des plus simples, et même pour celles et ceux qui se sont entretenus avec moi, il leur fallait passer par-dessus une forme de suspicion et parfois de gêne

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plus diserts, et dont le vécu était particulièrement riche sur ce point. Je n’ai pas cherché à les

faire parler sur leur propre insécurité (sur celle-ci, j’y reviendrai plus bas), mais sur celle de

leurs étudiants de façon globale. Disons tout de suite qu’ils ont mille-et-un récits à faire sur ce

sujet, mais j’ai été étonné de voir en revanche qu’un exemple bien précis revenait régulièrement

et spontanément : celui de l’accent de Baie-Sainte-Anne

185

. Il s’agit d’expériences relatées qui

ne concernent pas directement ceux qui me parlent, mais la régularité de cette situation prise

comme exemple est intéressante en ce qu’elle devient un emblème. Arrêtons-nous un instant

dessus.

Baie-Sainte-Anne est une petite localité francophone de la côte acadienne, au sud de

Miramichi qui, elle, est à forte majorité anglophone (env. 90%

186

). La situation de

Baie-Sainte-Anne a servi d’exemple six ou sept fois au cours des douze entretiens menés durant le

complément d’enquête de l’automne 2014. Il s’agissait toujours d’illustrer d’une manière ou

d’une autre des phénomènes d’insécurité. Je ne chercherai pas à expliquer le contexte

linguistique de cette localité de façon objective, car je n’en connais que ce que m’ont dit les

gens qui, face à moi, utilisaient cet exemple, à savoir : leur langue est marquée (entre autres,

j’imagine) par la prononciation de l’archiphonème /R/ « à l’anglaise ». Je ne peux que supposer

que, phonétiquement, il s'agit d'un [ɹ], d'un [ :], ou d'un [r], et non d’un [R] ou d’un [ʁ] grasseyé.

Je ne prendrai qu’une séquence d’entretien, en ce qu’elle rassemble les caractéristiques

essentielles de cet exemple d’insécurité. Nadine parlait des difficultés en français que les

étudiants découvraient tardivement (je consacre le prochain chapitre à ces difficultés et à leur

mise en mots), elle évoque alors une rencontre des conseillers en orientations, elle dit :

(Ext50, entretien, 22-10-14, 32

e

) 1- Nadine : à la rencontre des EM: des conseillers en

orientation y avait trois étudiants qu’ils avaient recruté là qui E qui parlaient un peu de leur

expérience la raison pour laquelle ils avaient choisi l’université de Moncton puis tout ça puis

E: y en a une elle venait de: Baie-Sainte-Anne E je sais pas si tu es familier avec l’accent des

gens de Baie-Sainte-Anne

2- ENQ : ouais le R le

pour parler librement. En outre, parler d’insécurité quand cela concerne leur propre expérience suppose une conscientisation.

185 Je n’ai jamais cherché à le faire émerger moi-même ; et pour cause, dans les premiers entretiens je confonds encore Sainte-Anne et Sainte-Marie (en Nouvelle-Ecosse). A ma décharge, le cas de l’accent de la Baie-Sainte-Marie est utilisé à plusieurs reprises pour dire à peu près la même chose. On en trouvera un exemple avec Karen en 1.2., extrait 9.

186 Selon Statistique Canada, recensement 2011, 94.7% de la population y parle essentiellement anglais à la maison : https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2011/as-sa/fogs-spg/Facts-cma-eng.cfm?LANG=Eng &GK=CMA&GC=329

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3- Nadine : ouais c’est ça ces gens-là sont E: comment je te dirais c’est incroyable comment E:

+ marqués

4- ENQ : stigmatisés

5- Nadine : stigmatisés c’est c’est E puis là + elle elle m’a parlé d’une/ elle m’a parlé elle a

parlé de/ de à tout le monde et a mentionné que + y avait eu E des étudiants qui avaient eu une

expérience qu’ils s’étaient fait reprendre dans dans dans un cours de français E: mais c’est

c’est continu là mais je pense qu’ils sont ++ hypersensibles le plus sensible que/ parce qu’elle

a donné un exemple de dire que ++ c’est sûr que dès qu’ils ouvrent la bouche + ok si tu connais

6- ENQ : on sait d’où ils viennent

7- Nadine : on sait d’où ils viennent + puis un prof au début du semestre parfois va demander

aux étudiants d’où ils viennent ben des fois le prof va même pas laisser l’étudiant dire qu’il

vient de Baie-Sainte-Anne ou qu’il vient de/

8- ENQ : il va le dire à sa place

9- Nadine : il va le dire à sa place parce que fait/ ça c’est déjà pour eux une marque de ok donc

E différents exemples comme ça

Elle utilise des adjectifs forts aux tours 3 et 5, « marqués », « hypersensibles », pour qualifier

les gens de Baie-Sainte-Anne et donc leur rapport à leur langue. Elle reprend également pour

elle le terme « stigmatisés », que j’emploie moi-même. Le fait que leur accent soit devenu une

marque si facilement identifiable devient un problème dès lors qu’autour d’eux, « ils se font

reprendre » continuellement (tour 5). De là, découle une intériorisation profonde d’une

insécurité, qui peut se rapprocher d’un sentiment de honte (d’autres professeurs me disent

comment s’excuser avant de parler est parfois une habitude). Cette honte n’a d’explication que

lorsque ce qui fonde la spécificité d’un parler vernaculaire est systématiquement repris et

corrigé, notamment en classe. Ce qui jette une lumière crue sur la gestion de la variation

linguistique vue au point précédent, j’y reviendrai. Nadine m’explique que cette intériorisation

du sentiment d’insécurité est telle que des épisodes en apparence anodins, comme le fait qu’un

professeur devance son étudiant à la question « d’où viens-tu » (cf. tour 7-9), peuvent être très

mal reçus des étudiants concernés.

On trouve donc, concentré dans cet exemple, le schéma quasi-mécanique de la création

d’insécurité linguistique : un parler vernaculaire qui est marqué par des spécificités qui

deviennent des emblèmes. C’est-à-dire que la conscience de sa spécificité grandit, tant du côté

des locuteurs que du côté des récepteurs, et avec elle, la conscience d’un écart avec une norme

valorisée enseignée à l’école. Cet écart, à la fois important mais souvent perçu comme plus

important qu’il n’est

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, développe des sentiments de honte, et donc une insécurité (nous verrons

187 C’était déjà montré par W. Labov qui calculait un « indice d’insécurité linguistique » en mesurant l’écart entre la perception que les locuteurs avaient de leurs propres pratiques linguistiques et l’image idéalisée qu’ils se

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au point suivant comment elle s’exprime). Ce mécanisme d’emblématisation, qui est parfois

une stéréotypisation, devient le marqueur d’un groupe, et atteint une sorte de paroxysme dans

le fait que l’exemple lui-même devient un symbole, au point d’être repris spontanément par

tous dès lors qu’il s’agit d’illustrer l’insécurité linguistique.